« L’oubli est l’abîme qui sépare la vie de la mort. »

 

Le peuple espagnol n’en finit pas de récupérer la mémoire historique de la guerre civile et de solder les comptes avec son passé tragique. Ainsi, près de 85 ans après la fin de la guerre civile et après  plus de  quatre décennies de démocratie, le pays demeure  jonché de centaines de fosses communes qui abritent des dizaines de milliers de restes d’êtres humains qui attendent de sortir, un jour peut être, de l’oubli auquel les avait condamné le régime franquiste.

Cette question douloureuse est le sujet du roman graphique El abismo del olvido, réalisé par Paco Roca et Rodrigo Terrasa. Originaires de Valence, les deux auteurs ne sont pas des inconnus en Espagne. Paco Roca s’est imposé depuis deux décennies comme l’un des meilleurs dessinateurs de romans graphiques de son pays, tandis que Rodrigo Terrasa est un journaliste chevronné qui travaille depuis 22 ans pour le grand quotidien espagnol El Mundo. C’est ce dernier qui est à l’origine du projet de ce roman graphique  et qui en est le scénariste principal.

Pepica Celda avec la photo de son père

El abismo del olvido suit le combat obstiné de Pepica Celda pour récupérer les restes de son père, José Celda, agriculteur républicain fusillé en 1940 et enterré dans une fosse commune, dans le cimetière de Paterna. Située dans la province de Valence, Paterna abrite dans son cimetière 135 fosses communes où ont été enterrées plus de 2.200 personnes fusillées entre 1940 et 1945, victimes de la terrible  répression franquiste de l’après la guerre civile. Le scénariste a donc fait un travail préalable de recherche historique, afin de coller le plus possible à la vérité des faits et des personnages.

Le roman graphique  est divisé en une quinzaine de chapitres entrelaçant deux trames narratives : l’une située au début des années 40, au plus fort de la répression franquiste, l’autre basée en 2013, au moment de l’excavation de fosses communes dans le cimetière de Paterna. Cette structure narrative binaire  permet un   va-et-vient constant entre passé et présent qui  est l’essence même   du fonctionnement  de la mémoire. Cela permet de suivre les péripéties et les enjeux de la course contre la montre entreprise contre l’oubli par Pepica Celda, afin de  donner à son père une   digne sépulture  et ainsi, accomplir une promesse faite quand elle était enfant, quelque 70 ans plus tôt…

Outre celui de Pepica, les auteurs dessinent quelques autres beaux portraits. Celui de Leoncio Badía, le fossoyeur humaniste, occupe une place essentielle : républicain, il échappe de peu au peloton d’exécution et doit en échange exercer les fonctions de fossoyeur dans le cimetière de Paterna, chargé d’enterrer les fusillés dans les fosses communes. Pendant près de 5 ans, il accorde un soin particulier aux corps des défunts, laisse des traces  dans l’espoir de leur identification future et aident les familles à faire leur deuil. Personnage hors du commun auquel les auteurs rendent ici justice. Celui de l’archéologue enceinte, symbolisant ainsi en sa personne le lien entre le passé, le présent et l’avenir,  qui apporte le recours de la science archéologique et son engagement citoyen, deux éléments indispensables pour mener à bien   cette entreprise de récupération de la mémoire.  Enfin, comment ne pas mentionner le personnage collectif des femmes, mères, veuves et  soeurs, toutes  victimes mais courageuses et solidaires,  empêchées pendant des décennies de faire leur deuil?

El abismo el olvido est donc  un roman graphique à la fois instructif et par moments poignant. Le soin particulier apporté à la documentation historique par le scénariste en fait une belle leçon d’histoire sur cette page sombre du passé de l’Espagne et permet également  d’éclairer les enjeux politiques et culturels de cette question mémorielle. J’en recommande vivement la lecture à tous les hispanisants et hispanisantes qui s’intéressent à l’histoire contemporaine de l’Espagne.

 

Y Plomo y Gualda – Entierro mexicano de Azaña en Francia