Alors que sur le terrain la situation semble évoluer vers une solution négociée depuis l’élection du président Macky Sall que les habitants de Casamance espèrent depuis bien longtemps, M. L. Manga retrace l’histoire politique de cette région excentrée du Sénégal. Travail d’histoire du temps présent, cette thèse, soutenue en 2010 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar sous la direction d’Ousseynou Faye, est le travail d’un jeune Casamançais désireux de comprendre et faire comprendre l’évolution politique de sa région et les origines, les motifs et les manifestations d’un conflit latent dit de basse intensité qui endeuille cette région depuis 1989 à partir de sources écrites et orales dont des interviews des protagonistes encore vivants de cette histoire.


Pour l’auteur il est nécessaire de repartir de 1946 avec la naissance d’un premier mouvement régionaliste pour tenter une lecture de la crise casamançaise. Mais cette étude ne saurait être décontextualisée car elle est intimement liée à l’évolution des hommes et partis politiques sénégalais avant et après l’indépendance, aux alliances stratégiques et aux choix idéologiques. Le choix d’un plan chronologique amène certes à quelques répétitions mais l’objectif n’est pas tant de décrire les étapes de la crise que de fournir des explications.
En historien du temps présent, M.L. Manga est conscient des risques d’instrumentalisation des résultats de ce travail par les différents groupes. Il veut éviter toute légitimation du discours militant et vise la neutralité.

Émergence d’un discours régionaliste et cristallisation identitaire

Dans le cadre de la nouvelle organisation de l’Unité Africaine (1946-1958) apparaît une jeune élite enseignante autour d’Ibou Diallo, Émile Badiane, Dembo Coly qui fondent le MFDC Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance, mouvement régionaliste avant sa dissolution dans le BDS Bloc Démocratique sénégalais, parti de Léopold Sédar Senghor en 1954. Un nouveau groupe prend le relais, le MAC, Mouvement Autonome de la Casamance. Lors des élections, les conflits pour gagner l’audience de l’électorat sont parfois violents. L’auteur analyse en particulier le vote de 1958 en faveur de l’indépendance immédiate, le met en regard d’une histoire plus ancienne de la résistance à la colonisation référence par exemple à Aline Sitoé Diatta et aux espoirs déçus après le discours de Brazzaville.
À partir de l’exemple de trois leaders issus de l’école coloniale, il montre comment s’est construit le discours régionaliste qui repose sur une identité casamançaise définie par une entité géographique, une culture dispensée lors des rites initiatiques, une histoire commune aux différents groupes ethniques présents dans la région. Il montre aussi que cette réalité s’est, comme dans d’autres régions du pays, cristallisée en opposition avec le statut privilégié des habitants des « Quatre communes » St Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Le sentiment régionaliste impliqua une ethnicisation du politique qui n’empêcha pas la discorde entre groupes dans la période qui précède l’indépendance et notamment face à l’émergence d’un leader national en la personne de Senghor en opposition à Lamine Gueye.
L’auteur pose la question de la construction mentale du concept d’espace casamançais par une jeune et ambitieuse élite politique dans une région où historiquement les populations ne reconnaissaient pas d’autorité politique centrale mais vivaient au sein de communautés villageoises autonomes, des micro-territoires.
Les événements violents en 1955 à Bignona, analysés ici, montrent que la violence politique n’est pas un fait récent. Ils ont pu marquer une confessionnalisation des oppositions dans une région où la cohabitation religieuse était pourtant réelle et harmonieuse, elle demeure une réalité aujourd’hui.

L’élite casamançaise divisée : le PRA et l’UPS (1958-1966)

La fracture politique se fonde, non seulement, sur le choix pour ou contre l’indépendance immédiate au référendum de 1958 mais aussi sur l’utilisation des moyens de l’état pour l’UPS Union Progressiste sénégalaise de Senghor et le militantisme pour le PRA Parti pour le Regroupement Africain. Les querelles de leadership au niveau local, le développement du clientélisme et le recours à la violence politique caractérisent la période de l’accession à l’indépendance en 1960 d’autant que les événements de 1961 en Guinée portugaise, toute proche pèse sur le climat casamançais. L’auteur analyse comment le parti majoritaire va, en s’appuyant sur des leaders locaux tel Émile Badiane, obtenir le ralliement des populations en dépit de périodes pré et post-électorales mouvementées, voire violentes jusqu’en 1963 avec une montée de l’ethnicisation et de la confessionnalisation des oppositions. L’analyse de la mise en place du parti unique de fait au Sénégal est un exemple intéressant pour comprendre l’histoire de bien des pays africains dans les années 60.
Les conséquences de la réforme agraire de 1964 rapidement décrite ici (p. 166) ne seront analysées que dans la troisième partie (p. 218).

L’élite casamançaise du centralisme « senghorien » – 1966 aux événements de 1983

Cette période est marquée à la fois par les effets de la crise climatique, économique et de la politique d’ajustement structurel. Une classe de jeunes diplômés qui ne trouvent plus de débouchés dans l’administration vont élaborer un nouveau discours régionaliste, l’existence d’une rupture entre l’État et les paysans de Casamance met les leaders locaux dans une situation inconfortable.

Il s’agit ici de montrer comment le discours régionaliste a pu se radicaliser jusqu’à indépendantisme.

Au début des années 70 les leaders locaux sont bien implantés à Dakar. Souvent fonctionnaires, ils ont assuré la stabilité politique mais avec la mort de Diallo et de Badiane le pouvoir perd ses soutiens en Casamance dans une période, à l’échelle nationale, de crise économique, de désillusion, de montée de l’émigration et des lobbies maraboutiques au Nord et de l’apparition d’un nouveau parti politique le PDS Parti Démocratique Sénégalais d’Abdoulaye Wade. Le paysan casamançais se trouve de fait sans représentants. Dans ce contexte de crise sociale, un groupe de jeunes activistes développe un discours régionaliste en reprenant le nom de MFDC Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance. L’auteur décrit la radicalisation progressive d’un de ses leaders, Augustin Diamacoune Senghor, l’attitude tantôt répressive tantôt conciliante du pouvoir et montre le rôle du refus de la réforme agraire de 1964 dans la montée du ressentiment à l’égard de l’état et des populations du Nord en particulier wolof : l’état est perçu comme un usurpateur des terres héritées des anciens.
Divers incidents (1979 à 1983) vont conduire, dans un contexte de répression sanglante, à la rébellion. L’auteur analyse les usages de l’histoire dans la légitimation du discours irrédentiste et le glissement vers une revendication de la seule ethnie Diola. La région se trouve prise entre réunions secrètes du MFDC au bois sacré de Diabir, non loin de Ziguinchor, choix éminemment symbolique et stratégique et recherche par le pourvoir d’Abdou Diouf d’une nouvelle élite locale : Robert Sagna, Makhily Gassama etc.
Les abus de la répression entraînent un durcissement du conflit.

La Classe politique casamançaise et le processus d’intégration nationale: le retour au régionalisme (1984-2006)

Profitant d’une situation dégradée, refus des parachutages politiques lors des élections de 1984, crise économique, le MFDC gagne des soutiens populaires et crée en 1985 une aile combattante : Atika. La répression, venue de Dakar, lui assure des soutiens dans les deux états voisins : Guinée-Bissau et Gambie. S’ouvre alors un cycle de violence qui ruine les efforts de développement régional. L’auteur analyse la rhétorique des leaders du mouvement qui appuient leurs discours sur la dimension culturelle de la discrimination dont, selon eux, sont victimes les populations casamançaises. Il propose un parallèle entre Casamance, Corse et Touareg. Il note aussi qu’un mouvement pacifiste et multiculturel existe à la même époque dans la région.
Les violences des séparatistes, comme de l’armée, touchent bien sûr les populations mais aussi les activités économiques On se souvient des conséquences de l’enlèvement de quatre touristes stéphanois en 1995. Le soutien de la population faiblissant, des dissensions amènent à une fragmentation du mouvement dans un contexte de tentatives réitérées de l’état de trouver une solution négociée. L’auteur décrit les diverses négociations et leurs conséquences sur le mouvement. Il tente un bilan humain et économique de cette guerre larvée dont l’intensité a décliné depuis 1998. C’est ensuite la politique de Abdoulaye Wade qui est abordée et le drame durement ressenti par la population casamançaise que fut le naufrage du Joola est évoqué. Les années 2000 semblent caractérisées par un déclin du mouvement séparatiste et par un renouveau d’un sentiment régionaliste incarné notamment par le maire de Ziguinchor Robert Sagna qui fut tenté par une candidature à la présidence de la république lors des élections de 2007.

L’ouvrage s’arrête en 2006 et on peut regretter de n’avoir pas dans la conclusion tout au moins quelques éléments sur les dernières années puisque la crise n’est pas encore totalement réglée, que des coupeurs de route se réclamant de la rébellion sévissent encore même si cela n’a plus rien à voir avec la période la plus noire. Souhaitons aux Casamançais de connaître enfin la paix en date du 3 juillet 2012 le président sénégalais à peine élu, Macky Sall, a accepté l’idée d’un dialogue avec la rébellion. Salif Sadio, le principal chef de guerre du MFDC, se dit prêt lui aussi à négocier sous conditions.

En complément, le lecteur trouvera divers documents, les sources utilisées, une bibliographie ainsi que la liste des livres sur le Sénégal publiés aux éditions L’Harmattan.