Anthony Guyon retrace un siècle d’histoire des tirailleurs, en s’appuyant notamment sur sa thèseDe l’indigène au soldat : les tirailleurs sénégalais de 1919 à 1940 : approche anthropologique et chronostratigraphique soutenue à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III le 15 décembre 2017.

Si certains épisodes sont désormais bien connus, que ce soit les recrutements en 1915, les massacres de juin 1940Voir aussi Soldats de la république – Les tirailleurs sénégalais dans la tourmente – France mai-juin 1940, Jean-François Mouragues, L’Harmattan – 2010 ou Thiaroye, c’est une histoire au quotidien des troupes coloniales que l’auteur entend retracer depuis la création en 1857 du 1er bataillon des tirailleurs.

La genèse

La conquête du continent africain confiée à la fois à l’armée d’Afrique et aux troupes de marine avait besoin de relais locaux (traduction, portage, navigation fluviale…). L’abolition de l’esclavage permet de recruter une force complémentaire née de la volonté de Faidherbe et de Galliéni.

L’auteur rappelle l’existence de supplétifs africains des compagnies de commerce implantées dès le XVIIe siècle1765 organisation d’un corps de laptots pour la défense de Gorée. Le rachat d’esclaves en Afrique de l’Ouest fournit les premiers contingents de tirailleurs. Les opérations militaires ont permis à certains d’entre eux d’être à leur tour propriétaire d’esclaves, prises de guerre. Le gouvernorat de Faidherbe est analysée, notamment dans l’utilisation des tirailleurs comme auxiliaires de la conquête et contre la résistance d’El Hadj Omar ou Samory Touré.

Les effectifs augmententCréation du 2e bataillon en 1880. Ils sont 15 000 à la veille de la guerre, d’origines de plus en plus diverses, créant une complexité linguistiqueCécile Van den Avenne a fait l’étude du français-tirailleur : De la bouche même des indigènes Échanges linguistiques en Afrique coloniale, paru chez Vendémiaire en 2017 pour les officiers français.

L’auteur montre le rôle des tirailleurs : occuper, pacifier, explorer et détaille le cas du Capitaine Mamadou Racine Sy (1938-1902) qui donne une image un peu exceptionnelle du parcours d’un tirailleur.

De Fachoda au Maroc

L’engagement des tirailleurs sur de nouveaux terrains (Madagascar) amena les autorités à les considérer comme des unités combattantes et non plus comme des supplétifs. La « Force noire » dont le Gal ManginVoir son ouvrage édité en 1910 La Force noire et réédité chez L’Harmattan en 2011 est l’un des chantres, est née.

Leur engagement lors de la Mission Marchand à Fachoda puis au Maroc (1907-1913) est présenté en détail y compris dans les aspects de la vie quotidienne des soldats. L’auteur apporte ainsi de nombreuses informations sur la place des épouses qui suivaient la troupe. On voit aussi la portée de la loi de 1900 : effectifs, solde. Un paragraphe est consacré aux différentes ethnies et à la valeur relative qu’on leur attribuaitVoir sur ce sujet les positions françaises, anglaises … De quoi fut fait l’empire, les guerres coloniales XIXe siècle, Jacques Frémeaux, CNRS éditions, 2009.

La campagne du Maroc a aussi montré la fragilité de ces soldats d’Afrique noire face au froid de l’Atlas.

Antoine Guyon expose les limites de la conception de Faidherbe d’une promotion sociale par l’armée. Les tirailleurs dépassent rarement le statut de sous-officier comme le montre l’exemple de Mademba Sy.

Des tirailleurs en Europe

La participation des troupes coloniales au premier conflit mondial est mieux connueJoe Lunn, L’odyssée des combattants sénégalais 1914-1918, L’Harmattan, 2014 ; L’empire colonial français dans la Grande Guerre, Jeanne-Marie Amat-Roze, Christian Benoit (dir.), Editions Dacres, 2021 ; Combattants de l’empire – Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, Philippe Buton, Marc Michel (dir.), Vendémiaire, 2018. L’auteur montre l’ampleur de cette participation, le rôle de Blaise Diagne dans les recrutements difficilesGuerre du Beni-Volta de 1915 et 1918, l’importance des pertes à Verdun comme au Chemin des Dames ; mais aussi, les difficultés d’adaptation au froidHivernage à Fréjus ou Courneau (Gironde) où on complète la formation militaire.

Il rappelle le front africain, plutôt, méconnuCameroun, Togo.

Les polémiques quant au bilan humain sont présentées rapidement. Si le pourcentage des tués est assez proche des pertes des soldats métropolitains, le sort des blessés, mutilés, après la guerre reste mal étudié. Pour donner vie à ces tirailleurs l’auteur s’appuie sur l’exemple de Bakary Diallo, berger peul, qui a laissé des mémoires publiées en 1926.

De l’Afrique à la Rhénanie

Le retour vers l’Afrique au lendemain du conflit fut lent, du fait notamment de la grippe espagnole. Le retour à la vie civile fut parfois difficile. Pour faire face au bilan démographique de la métropole, un service militaire de trois ans est instauré en 1919 en AEF comme en AOF avec tirage au sortComme en France avant 1905. En AOF 23 000 hommes sont requis ce qui constitue une réelle pression, les stratégies d’évitement sont nombreuses.

Durant l’entre-deux-guerres, les tirailleurs sont engagés au Levant (dislocation de l’empire ottoman), au Maghreb (Guerre du Rif) et dans des conditions difficiles en Rhénanie, comme le montre l’analyse des presses européennes. Les Allemands dénoncent la « honte noire ».

Pour cette période le tirailleur retenu pour son portrait et son parcours est Lamine Senghor, originaire de Joal. Il milite dans les années 1920 au sein du PCF.

Mi-soldat, « mi-indigènes »

La période 1919-1939 est propice à l’analyse de tirailleur dans les imaginaires ; de la figure incontournable de Banania au sauvage au coupe-coupe. L’auteur montre les différentes gradations de ces imaginaires plus diversifiés qu’on ne l’imagine souvent. A la barbarie, il oppose le « grand enfant » du Roman d’un tirailleurSur ce thème : Roger Little (choix et présentation de), Les tirailleurs sénégalais vus par les Blancs, Anthologie d’écrits de la 1ère moitié du XXe siècle, L’Harmattan, col. Autrement même, 2016. Des expositions vont resituer le tirailleur parmi les indigènesSalon international de l’aviation, à Marseille en 1927 décrit p. 195.

Pourtant dans le même temps, le besoin d’une formation militaire est mis en avant par André Maginot, complétée d’une formation morale pour éviter le découragement dû à l’éloignement et le développement d’idées politiques, comme on l’a vu au chapitre précédent avec Lamine Senghor.

Pour la vie quotidienne, l’auteur revient sur deux questions : la relation aux femmes et à l’alcool et la religion. Les loisirs sont abordés comme ceux organisés au camp de FréjusUn camp d’entraînement de tirailleurs sénégalais sur la Côte d’Azur.https://cinehig.clionautes.org/un-camp-dentrainement-de-tirailleurs-senegalais-sur-la-cote-dazur.html.

L’entre-deux-guerres est aussi le moment durant lequel les tirailleurs peuvent prétendre aux grades de sous-officier comme Eliassa dont l’auteur dresse le portrait.

Des massacres de 1940 aux Français libres

On suit les régiments de tirailleurs durant la « drôle de guerre ». Ils sont intégrés aux plans de guerre français Des levées ont lieu dès 1938 même si la formation reste insuffisante. Engagés dans les combats de mai-juin 1940 leurs pertes sont lourdes : 20 000 hommes dont entre 1 500 et 3 000 exécutés par la Wehrmacht dont le capitaine Charles N’Tchoréré. On connaît assez bien quelques-uns des faits marquants d’exaction : refus du préfet Jean Moulin à Chartres, massacre de Chasselay Commémoré chaque année à proximité du tata qui rappelle le massacre des 19 et 20 juin 1940 : Juin 1940 : les tirailleurs sénégalais sont massacrés à Chasselay (2015), Il y a 80 ans (2020), devoir de mémoire et participation scolaire (2022).

L’auteur rapporte le sort particulier des prisonniers, isolés des soldats français ils sont enfermés dans des Fronstalag sur le territoire françaisCarte p. 236 – sur ce thème : François Campa, Les prisonniers de guerre coloniaux dans les Frontstalags landais et leurs Kommandos 1940-1944, les Dossiers d’Aquitaine septembre 2013 ; Armelle Mabon, Prisonniers de guerre «indigènes», visages oubliés de la France occupée, Paris, Éditions La Découverte, 2010.. C’est notamment le cas d’un futur président de la république du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, bien que Français depuis 1932.

Certains rejoignent les rangs de la résistance. Difficile de quantifier cette participation d’hommes qui se sont cachés en 1940, évadés de camp ou ont été libérés par la résistanceComme lors de l’attaque du camp de Labarthe en Gironde, documentée par Julien Fargettas. Quelques parcours sont devenus emblématiques comme celui d’Addi BâTierno Monémembo lui rend hommage dans son roman Le terroriste noir, paru en 2012 au Seuil, mais en général ce sont des faits mal connus.

L’engagement des troupes coloniales se fait aussi, bien évidemment, en Afrique. Outre quelques combats fratricides entre troupes fidèles à Vichy et troupes acquises à De Gaulle, ce sont surtout les bastions d’AEF (Brazzaville, Cameroun), du Tchad qui incarnent la participation des tirailleurs aux combats d’Afrique du Nord (Tobrouk, Koufra, Bir Hakeim) puis en Italie et en Provence587 tirailleurs meurent dans les combats de la libération de Toulon.

Le « blanchiment » des troupes est bien expliqué de même que la tragédie de Thiaroye.

Le crépuscule 1945-2021

Au lendemain de la guerre, les tirailleurs deviennent le « bras armé de l’empire »Julien Fargettas y consacre un ouvrage en 2019, La fin de la « Force noire » – les soldats africains et la décolonisation de la France, Les Indes savantes. Il sont engagés dès 1947 contre les insurgés malgaches Voir sur ce sujet les témoignages dans l’ouvrage d’Abdoul Sow, Des tirailleurs sénégalais se racontent, L’Harmattan-Sénégal, 2018, un chapitre est consacré à Madagascar, au Levant, au Maroc. En Indochine, ils seront plus de 17 000 en 1954, surtout des engagés attirés par la solde, même si elle reste inférieure à celle des Français ou des Maghrébins bien qu’étant dans les mêmes unités combattantes. Autre terrain d’intervention, la guerre d’Algérie, où ils furent moins nombreux (5 % des effectifs).

En 1951 le terme de tirailleur sénégalais disparaît au profit de « soldat africain ». L’équipement et l’uniforme ne diffèrent pas. En juillet 1958, pour la première fois, ils défilent sur les Champs-Élysées.

Les indépendances arrivent, l’auteur montre les difficultés, notamment dans le cas de la Guinée de Sékou Touré qui exige le retour des Guinéens. Leur sort est variable, certains deviennent les cadres des nouvelles armées nationales, d’autres fomentent des coups d’État (E. G. Eyadema au Togo par exemple).

L’auteur pose la question de la place de la place des tirailleurs dans les mémoires françaiseCarte des lieux de mémoire en France p. 296 comme africaine. Il faut attendre 2004 pour voir le Sénégal leur rendre hommage avec la création de la Journée du tirailleur.

La question des pensions, de leur cristallisation et de la reconnaissance récenteEn 2017, François Hollande naturalise 28 tirailleurs ayant combattus en Indochine et en Algérie revient périodiquement dans l’actualité.

Les tirailleurs tiennent une place dans la culture : romansFrère d’âme de David Diop (Goncourt des lycéens, 2018) ; Frères de l’ombre de Nadia Hathroubi-Safsaf (2021)…, romans pour la jeunesseGaladio de Didier Daeninckx (2010) ; Verdun 1916 : Un tirailleur en enfer , Yves Pinguilly (2003)…, BDDemba Diop de Thierry Bonnerat, Mor et Florent Daniel (2013), Les Dogues noirs de l’empire – La Force noire de Massiré Tounkara (ill.), Christophe Cassiau-Haurie (sc.) (2020) mais aussi, films documentairesLa force noire, Eric Deroo – Antoine Champeaux, ECPAD – Cinéma Armées. 2009 ou de fiction tels que Tirailleurs qui devrait sortir en salle en janvier 2023 et beaucoup plus anciens le film d’Ousmane Sembene : Le Camp de Thiaroye (1988).

Comme un hommage, le portrait de Yoro Diao, le dernier, peut-être des tirailleursUn jeune Savoyard recueillait, en 2015, les derniers témoignages, publié dans un recueil de photos et textes : Mémoire en marche, Julien Masson, Editions Les Pas Sages, 2015 encore en vie, vient clore l’ouvrage.

 

Un ouvrage complet qui, devrait être utile aux candidats à l’agrégation d’histoire pour la session 2023 (question d’histoire contemporaine : « Les sociétés africaines et le monde : une histoire connectée 1900-1980″).