Une aventure passionnante dans la Méditerranée du XIVe siècle

L’histoire de la Compagnie catalane en Orient est celle d’une armée de mercenaires partis de Sicile en 1303 au secours de l’Empire byzantin menacé par les Turcs et qui, au terme de ses pérégrinations, finit par trouver, sans l’avoir recherchée, sa terre promise au pied de l’Acropole d’Athènes. Mais l’intérêt de cette aventure ne se limite pas à une originalité qui dépasse de beaucoup la fiction : elle permet aussi une plongée exceptionnelle dans la vie de la Méditerranée orientale au début du XIVe siècle. Car cette bande de «fous furieux» difficilement contrôlables sert ou menace tour à tour des ambitions qui la dépassent infiniment, et, comme un grain de sable irritant, devient un acteur incontournable de la géopolitique dans cette partie du monde. C’est ainsi que les auteurs, Agnès et Robert Vinas, commencent la présentation de l’épopée des Almogavares, des mercenaires catalans et aragonais accompagnés de leur famille qui ont formé la première des grandes compagnies du bas Moyen Âge.

Les auteurs

Robert Vinas, qui a longtemps enseigné dans l’Éducation nationale, est un spécialiste des Templiers du Roussillon auxquels il a consacré plusieurs ouvrages. Son épouse, Agnès Vinas est agrégée de lettres classique et enseigne la littérature française et latine dans un lycée de Perpignan. A. et R. Vinas avaient déjà unis leurs talents scientifiques et pédagogiques dans deux remarquables ouvrages. Le premier, publié en 2004, est à la fois un recueil de sources et une étude sur la conquête de Majorque. Le second, publié en 2008, est une traduction du Livre des faits, autobiographie du roi d’Aragon Jaume le conquérant. On en trouvera le compte rendu que j’en ai publié sur la Cliothèque ici.

Un riche recueil de sources dans une présentation exemplaire

Le présent livre constitue un prolongement de leurs précédents travaux dans la mesure où il s’appuie principalement sur la traduction de chroniques et reprend les méthodes qui ont fait le succès de leurs précédentes publications. Les textes catalans, grecs, latins, castillans, italiens et serbes font l’objet de traductions nouvelles ou inédites qui sont, à l’exception d’un texte serbe, toutes l’œuvre des auteurs. De plus ces traductions sont fort élégantes, de lecture très agréable. La chronique de Ramon Muntaner, trésorier de la Compagnie catalane sert de fil directeur à l’ouvrage. Mais elle confrontée à d’autres sources, telle la Relation historique du byzantin Georges Pachymère, autre témoin direct des faits. La confrontation des sources occidentales et orientales mises en vis-à-vis est du plus haut intérêt. Elle permet non seulement de se forger une idée plus objective de l’épopée de la compagnie catalane mais aussi de connaître les points de vue des différentes parties à l’exception de celle des Turcs pour lesquels les sources font défaut. Ainsi Muntaner décrit les membres de cette compagnie comme des hommes courageux, droits et fidèles alors que les Grecs ne voient en eux que des barbares.

Les textes sont accompagnés de nombreuses notes explicatives en marges, de cartes, de généalogies et de développements pédagogiques, analysant les récits, précisant le contexte historique ou développant certains thèmes : piraterie, esclavage, situation géopolitique, peuples et acteurs des évènements, mémoire de ces évènements…. La mise en page, la présentation et les cartes réalisées par Agnès Vinas sont particulièrement réussies tant sur le plan pédagogique qu’esthétique. L’origine de chaque source est identifiée par une icône inspiré des bannières des principaux belligérants ; les sources sont distinguées des commentaires par des fonds de couleurs différentes ; les cartes sont dessinées à la manière des portulans du XIVe siècle. Seul regret : les cartes ne comportent pas d’échelle.

L’échelle aurait pourtant permis de mieux apprécier les distances parfois considérables parcourues par les Almogavares. Le tout est accompagné d’une très riche iconographie allant du Moyen Âge à nos jours. Les images, toutes accompagnées d’un commentaire, sont destinées soit à illustrer et compléter le récit des évènements, soit, à titre historiographique, pour montrer le retentissement de ces évènements et leur utilisation jusqu’à nos jours. On remarquera en particulier de nombreuses images d’origines byzantines telles que des miniatures, des fresques et des mosaïques.
L’ouvrage est enfin accompagné d’une chronologie, d’un index, d’une bibliographie et d’une table des illustrations.

Les Almogavares : une épopée glorieuse pour les Catalans, un drame pour les Grecs


La mémoire des évènements est l’un des thèmes exploités par les auteurs. Ils sont perçus jusqu’à nos jours comme une glorieuse épopée côté catalan et un drame côté grec. En témoigne par exemple une surprenante boisson vendue de nos jours en Catalogne. Cette boisson énergisante reprend la figure et le cri de guerre des Almogavares pour donner plus de conscience nationale à la jeunesse catalane ! Côté grec la mémoire de ces évènements est toujours vive, particulièrement chez les moines du Mont Athos. Les auteurs citent le cas d’un chanteur qui, ayant révélé son origine catalane, fut expulsé par les moines. Cet évènement a conduit la Generalitat de Catalunya à faire acte de repentance en finançant la restauration d’un des monastères.
Mais la riche documentation rassemblée dans ce livre permet d’analyser bien d’autres thèmes, notamment dans les domaines politiques, sociaux, économiques et moraux.

Un monde géopolitique complexe


D’un point de vue géopolitique on peut étudier les rapports entre les Grecs orthodoxes et les Latins catholiques, généralement empreints de méfiance, d’incompréhension et de mépris réciproque. On perçoit la faiblesse de l’empire byzantin, réduit à assurer l’essentiel de sa défense par des troupes de mercenaires étrangers (Alains, Turcs, Slaves et Francs) souvent incontrôlables. Et le jeu ambigu des souverains français et aragonais qui tentent de prendre à leur service les Almogavares dans la perspective d’une reconquête de l’empire byzantin. Les rivalités des Génois et Vénitiens qui contrôlent le commerce avec l’Empire et qui voient dans la Compagnie catalane un allié de circonstance ou un rival à éliminer. Et puis l’extraordinaire compagnie, dotée d’une personnalité juridique faisant d’elle un état autonome doté d’une administration, d’une marine et de forteresses. Mais un état qui a la particularité d’être nomade et de vivre du pillage et piraterie jusqu’à sa fixation dans le duché d’Athènes.

Une république de guerriers francs et turcs


D’un point de vue social la composition et le fonctionnement de la Compagnie sont d’un grand intérêt. Aux Aragonais et Catalans majoritaires s’ajoutent selon les circonstances, des contingents d’Italiens, de Français, de Turcs chrétiens (Turcoples) et même de Turcs musulmans. Une compagnie où les talents guerriers favorisent une forte promotion sociale. Les chefs n’y sont pas seulement des chevaliers de haute noblesse mais aussi et surtout des hommes d’origine modeste comme Roger de Flor ou Bernat de Rocafort qui accèdent à la charge de mégaduc de l’empire et entrent dans la famille impériale. Une compagnie au fonctionnement démocratique où les hommes, réuni en assemblée générale, arrivent parfois à imposer leur volonté à leur chef.

La place des femmes : compagnes et butin de guerre


Toujours d’un point de vue social a place des femmes dans ce monde guerrier et violent dominé par les hommes est particulièrement intéressante. Leur place est assez diversifiée. Femmes des Almogavares qui suivent leur mari dans leurs déplacements et doivent assurer seules la défense de la ville de Gallipoli alors que leurs époux sont partis en razzia. Femmes de l’aristocratie dont le mariage constitue la concrétisation d’une alliance militaire ou diplomatique comme les filles ou nièces de l’empereur mariées à des princes mongols, turcs, francs ou slaves. Femmes comme l’impératrice Irène et sa belle-fille qui, loin de leur mari resté à Constantinople, peuvent exercer à Thessalonique, seconde capitale de l’empire, un réel pouvoir. Femmes butins de guerre violées ou revendues comme esclaves. Veuves des chevaliers francs du duché d’Athènes contraintes d’épouser leurs vainqueurs. Femmes grecques exclues habituellement du mont Athos réservé aux moines mais qui exceptionnellement peuvent trouver refuge dans les monastères pour échapper aux Almogavares.

Scènes de massacres


Citons enfin un dernier exemple d’exploitation de cette documentation sur la place et la perception de la violence. Répondant au massacre de leur chef et d’une partie des leurs par les Byzantins, les Almogavares se vengent sur les populations civiles grecques qu’ils massacrent parfois, femmes et enfants compris. Les Grecs décrivent à l’envi la barbarie de leurs adversaires en citant des cas d’enfants empalés, de corps découpés comme de la viande de boucherie… Pourtant cette violence ne sembla pas poser de cas de conscience aux Almogavares et notamment Ramon Muntaner qui croit se comporter en bon chrétien.

En conclusion La compagnie catalane en Orient est à la fois un beau livre et un livre savant accessible à tout public, à mettre entre toutes les mains tant pour ses qualités pédagogiques que pour sa richesse.

  • Présentation du livre sur le site des auteurs : Méditerranées.
  • Présentation du livre et des auteurs sur le site de l’éditeur : TDO.