« Comment les Latins ont-ils appris l’existence du Coran ? Comment ont-ils pu se le procurer et le traduire ? Qu’en disent-ils après l’avoir lu ? Parlait-on l’arabe en Europe ou a-t-on cherché à le parler ? Pouvait-on avoir recours à des traducteurs en dehors des espaces conquis par l’Islam sur le continent (particulièrement l’Espagne, la Sicile, puis les Balkans) ? » Autant de questions que se pose Olivier Hanne dans son dernier ouvrage, L’Alcoran : Comment l’Europe a découvert le Coran, paru aux éditions Belin en août 2019. L’auteur, agrégé et docteur en histoire, est professeur aux Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et chercheur-associé à l’université d’Aix-Marseille. Spécialiste des mentalités religieuses au Moyen Âge et islamologue, ses travaux portent actuellement sur l’histoire et la géopolitique de l’islam.


Au sein de cet ouvrage sur le Coran, O. Hanne cherche à comprendre la place qu’a pu prendre le Coran dans l’histoire européenne mais surtout à saisir les interrogations liées à l’altérité, au rapport à l’autre, à la différence culturelle et religieuse, à la langue étrangère. Pour John TolanProfesseur d’histoire à l’université de Nantes, spécialiste d’histoire intellectuelle et culturelle du monde méditerranéen et directeur du projet ERC sur « le statut légal des minorités religieuses dans l’espace euro-méditerranéen (Ve-XVe siècles) ».
, qui signe la préface de ce livre, le sujet mené par O. Hanne est totalement connecté à notre actualité, car « l’islam contemporain est marqué par des courants extrêmement divers […]. Tous se réfèrent au texte coranique pour fonder leurs visions très différentes de l’islam et de ses rapports avec la société ». Ainsi, comme l’écrit J. Tolan, le travail effectué dans cet ouvrage s’insère dans un mouvement de recherche plus vaste sur la place du Coran dans les cultures européennes dont l’objectif est « d’apporter des réponses scientifiques, dénouées d’arrière-pensées polémiques ou apologétiques, sans tabou, pour encourager des réflexions apaisées ».
Durant les périodes médiévale et moderne, l’islam était considéré comme le grand ennemi de l’Europe. Les sociétés européennes avaient alors une vision très négative de l’altérité islamique. L’auteur de L’Alcoran ne dit pas le contraire ; toutefois il tient à démontrer qu’il a existé « un intérêt européen pour le Coran et la langue arabe » de la part des clercs, des lettrés, des princes, des marchands ou encore des diplomates, « et pas seulement pour des raisons de conquête ou de commerce ». Toutefois, O. Hanne rappelle que la connaissance du Coran et de la langue arabe n’est pas linéaire. En effet il y a eu des moments de forte « accélération » des études du Coran et de la langue arabe et des moments de recul. Toutefois, le savoir n’est pas une garantie du pacifisme et de la tolérance comme nous le montre l’expérience des croisades qui est « une période de renouvellement des études sur l’islam et l’arabe chez les Latins ».

L’ouvrage est divisé chronologiquement en cinq parties, du VIIe siècle jusqu’à nos jours. En effet, il était important pour l’auteur de poursuivre l’étude du Coran jusqu’à la période contemporaine car ce que nous lisons, pensons, ou croyons savoir sur le Coran depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui est issu d’un long processus mental propre à l’Europe, qui a construit des éléments de réactions dont certaines traces sont encore visibles actuellement. Ainsi, certaines contradictions, certains enthousiasmes voire jugements envers le Coran sont parfois très anciens. Toutefois, O. Hanne insiste plus particulièrement sur la longue période qui s’étend du VIIe siècle à la Révolution française, « jusqu’à l’apparition du citoyen européen moderne », et qui forme les quatre premières parties de l’ouvrage. La cinquième partie est un peu différente des quatre autres, car elle permet à l’auteur de présenter des pistes de réflexions sur les critiques du Coran du XVIIIe siècle à la période contemporaine.

O. Hanne débute l’ouvrage en rappelant le contexte de la naissance de l’islam. Il insiste sur le fait que Muhammad ne semble pas avoir anticipé la création d’un empire. Or, après sa mort et après l’échec des premiers califes, se met en place dans les années 680, une dynastie extrêmement dynamique, celle des Umayyades, qui conçoit la guerre et le Jihad comme un processus à la fois offensif et impérial voire même impérialiste en lançant ses troupes à l’assaut du Moyen-Orient. En quelques années, les grands empires sassanides et byzantins, affaiblis suite à de nombreuses années de guerre, s’effondrent en raison de la puissance du dynamisme militaire clanique et de la solidarité des Umayyades, mais aussi par l’unité idéologique de cet islam naissant. Il faut également ajouter que la gestion que ces empires font des populations notamment minoritaires a contribué à l’expansion des Umayyades. En effet, l’empire byzantin a une gestion plutôt autoritaire des minorités juives et chrétiennes monophysites, or ces populations accueillent plutôt bien les conquérants arabes.
Au cours des cinquante premières années de la dynastie des Ummayades, les califes ont bouleversé les systèmes politiques et imposé leurs lois, mais ils n’ont pas exigé la conversion des populations des territoires passés sous leur contrôle. Cette souplesse de la part de la première dynastie musulmane permet de garantir ses succès.


Ainsi, les premiers chrétiens à s’intéresser à l’islam sont ceux de Syrie. Au début de la conquête musulmane, les chrétiens d’Orient ne perçoivent pas du tout ce qu’est l’islam, d’autant plus que cette nouvelle religion est en constructionC’est au VIIe siècle que sont finalisés la doctrine musulmane et le Coran. Ce n’est qu’après que les hadîths, c’est-à-dire les paroles du prophète, sont compilés et que les sciences juridiques islamiques sont mises par écrit au IXe siècle. Par conséquent, si le Coran date bien du VIIe siècle, l’islam comme structure théologique doctrinale juridique n’est pas en l’état au VIIe siècle.
. Lors des premières rencontres, les chrétiens d’Orient ne comprennent pas bien ceux qui s’appellent alors les mu’minîn, c’est-à-dire les « croyants ». Les musulmans sont alors considérés comme hérétiques, dans le sens de chrétiens hétérodoxes. Ils sont considérés comme tels car ils parlent de Jésus, croient en Marie et dans une multitude d’éléments qui ressemblent au christianisme. Toutefois, ils sont considérés comme hérétiques car ils ne croient pas à la Trinité. Le premier chrétien à s’intéresser au Coran est Jean Damascène, notable de Damas et administrateur califal mais qui, par piété, est resté hostile à l’islam. C’est vers la fin de sa vie, alors retiré au monastère, qu’il rédige plusieurs textes pour dénoncer la doctrine musulmane et le Coran.
Byzance joue le rôle de passeur de la connaissance de l’islam. Plusieurs patriarches et des moines orthodoxes s’intéressent à la question et reprennent les idées de Jean Damascène en expliquant que l’islam est une hérésie. La méthode alors employée est d’opposer au Coran le texte de la Bible pour mettre en avant les contradictions du texte musulman. À partir du IXe siècle, les chrétiens d’Orient et surtout les Byzantins ont élaboré une critique très précise, mais qui n’évolue pratiquement plus. Cela s’explique certainement car les Byzantins orthodoxes, de par leur culture, ont un véritable mépris pour la langue arabe qui pour eux ne fait pas partie des langues de civilisation.

L’Europe latine découvre véritablement l’islam à l’occasion de la conquête de l’Espagne wisigothique. Toutefois, le Coran n’est à peu près identifié qu’au cours du XIe siècle, au moment des croisades. Auparavant, les chrétiens ne s’intéressaient guère à l’islam. Par ailleurs, durant le Haut Moyen Âge, le « Sarrasin est d’abord un qualificatif ethnique, un peuple originaire du sud du Jourdain, brutal et idolâtre, comme le veut la tradition antique ». Cependant, le mépris envers le Sarrasin et la langue arabe évolue aux IXe et Xe siècles.
O. Hanne parle d’un premier âge d’or européen de la culture arabe à la fin du Xe et au XIe siècles. En effet, c’est tout d’abord le monastère de Cluny qui entame ce mouvement. Les abbés qui ont installé des prieurés dans le nord de l’Espagne comprennent qu’il se joue quelque chose d’important dans cette région et dans la relation avec l’islam. Ainsi, une mission est envoyée par les abbés de Cluny pour récupérer des manuscrits arabes très probablement traduits en latin, puis ils font rédiger le premier lexique européen arabo-latin. Les rédacteurs de ce glossaire ont compris que d’une langue à l’autre, les mots n’ont pas le même sens et qu’il peut y avoir polysémie. Cela montre que dès la fin du Xe siècle, des personnes ont conscience que l’arabe est une langue particulière avec ses richesses et ses complexités. Après les abbés de Cluny, un autre personnage émerge de ce premier âge d’or, Gerbert d’Aurillac (futur pape Sylvestre II). Suite à son séjour au monastère de Ripoll en Catalogne où il avait probablement étudié certains textes arabes traduits en latin, il a diffusé en Lotharingie plusieurs textes d’astronomie et de mathématiques issus d’al Andalus.

C’est avec les croisades que le Coran est identifié en tant que tel, car elles mettent en contact les latins avec les populations locales du Levant, des lettrés musulmans, des juristes. Toutefois, ce n’est pas à travers les États latins que se réalise la rencontre avec le Coran mais par l’Espagne qui est, avec l’Italie du Sud, un des deux grands pôles d’échange, dans le domaine de l’astronomie et des mathématiques pour le premier et de la médecine pour le second. Cluny tient encore une place importante car l’abbaye est à l’origine, vers 1142-4113, de la première traduction complète du Coran en langue non sémitique, à l’initiative de son abbé Pierre le Vénérable. Il s’agit ici de l’une des plus grandes expériences de transfert culturel de l’histoire islamo-européenne. En effet, pour réaliser cette traduction, Pierre le Vénérable a fait appel à Robert de Ketton (Ketene ou Chester), un clerc d’origine anglaise installé dans le nord de l’Espagne. Robert de Ketton réalise un véritable travail de traduction, c’est-à-dire qu’il va traduire le Coran pour être lu par Pierre le Vénérable, pour être compris et apprécié selon les règles de la latinité. La conséquence de ce travail est d’acculturer le texte, de « christianiser » la traduction au point de la fausser. Une deuxième traduction est apparue, plusieurs dizaines d’années plus tard, réalisée par Marc de Tolède, chanoine de la cathédrale de Tolède, membre de l’Église mozarabe. Ce dernier effectue une traduction littérale du Coran, parfois même en laissant certains mots arabes transcrits seulement en latin. Cette traduction est très fidèle au texte, mais parfaitement incompréhensible. Finalement, pour O. Hanne, la fidélité de la traduction n’est donc pas une garantie de la tolérance.
C’est au tournant des XIe et XIIe siècles que Pierre Alphonse, un juif d’Espagne converti au christianisme, parlant l’hébreu biblique, l’arabe et le latin, a probablement identifié pour la première fois le mot du texte sacré al-Qur’ân, déformé sous le vocable Alcoran (terme utilisé jusqu’au XVIIe siècle pour parler du Coran en Europe). Pierre Alphonse est également le premier à citer plusieurs fois le texte lui-même. Bien qu’il soit hostile à l’islam, il en vient à envisager la doctrine musulmane comme un monothéisme. Olivier Hanne consacre toute une partie de son ouvrage aux différentes traductions médiévales de l’Alcoran.

Pour les théologiens chrétiens, il n’existe qu’une religion, le christianisme. Or, la théologie chrétienne ne dispose que de peu de concepts pour considérer ce qui n’est pas chrétien. Il y les juifs, car ils sont présents dans la Bible, mais aussi les hérétiques, c’est-à-dire des chrétiens hétérodoxes et enfin les païens. Or, l’islam n’entre dans aucune de ces catégories. Par conséquent les théologiens engagent une véritable réflexion intellectuelle qui trouve son point d’orgue avec Thomas d’Aquin sur la question de la religion.
Pour les Européens, à partir du XIIe siècle, l’islam et le Coran sont un tissu de déraison. Cela apparaît tout à fait contradictoire car une grande partie des textes sur lesquels s’appuient cette mentalité sont passés en Europe via la langue arabe. En travaillant l’Alcoran, les théologiens veulent montrer que l’islam ne répond à aucune logique, à aucune raison. Pour O. Hanne, nous gardons encore aujourd’hui des traces de cette mentalité du XIIIe siècle. Toutefois, l’époque moderne est une sorte de parenthèse qui échappe à ce jugement. En effet, des penseurs, comme Luther ou encore les philosophes des Lumières, ont montré que le Coran était pur raison, qu’il était rationnel et donc par conséquent insuffisamment spirituel, ce qui prouve que l’islam est une fausse religion. Toutefois, cette parenthèse se referme à la fin du XVIIIe siècle, et du XIXe siècle jusqu’à nos jours, on retrouve à nouveau cette idée d’irrationalité.

Au final, Olivier Hanne signe ici un ouvrage très intéressant et agréable à la lecture. Toutefois, son contenu est extrêmement dense au point de ne pouvoir citer ici toutes ses richesses. La vingtaine de cartes, mais aussi les tableaux, graphiques et iconographies viennent illustrer le récit de l’auteur qui reste fluide et accessible même aux néophytes. L’Alcoran est également jalonné de petits encarts dans lesquels l’auteur apporte un éclairage sur un point précis en mettant en relief un personnage ou une anecdote, et le lecteur peut ainsi au gré de ses envies voyager à l’intérieur du livre.