Il s’intéresse ici à la compagnie des îles de l’Amérique, avant l’œuvre de Colbert, discréditée à son époque même et peu étudiée par les historiens. Il s’agit donc de reprendre une enquête et de renouveler l’approche pour tenter un bilan plus nuancé de cette initiative privée de colonisation, principale actrice du peuplement et de la défense des îles d’Amérique. L’auteur choisit d’écrire « une histoire à hauteur d’hommes » (p. 16).
L’étude s’articule autour de deux questions : la compagnie, son organisation et les hommes qui l’incarnent, l’impact de son action pour le développement de l’économie et pour les populations antillaises.
Elle s’appuie largement sur les délibérations de la Compagnie mais aussi sur une documentation plus dispersée : actes royaux, actes notariés, correspondances.L’ouvrage contient 589 pages de l’étude et plus de 200 pages d’annexes : liste et biographies des associés, listes des navires entre 1635 et 1651, des cartes, quelques extraits des délibérations des assemblées générales des la Compagnie, liste des sources et bibliographie.La reformation de la compagnie des îles de l’AmériqueSi la naissance de la compagnie date de 1635, elle prend la suite d’essais antérieurs.
Après une description du contexte du commerce maritime dans les Caraïbes au début du XVIIe siècle, l’auteur décrit les origines. Il insiste sur le rôle du Normand Pierre Belain d’Esnambuc et le soutien de Richelieu pour trouver les premiers investisseurs d’une compagnie initiale fondée en 1626, proche du modèle hollandais avec comme base Le Havre. Il présente les hommes clés de cette initiative : des proches du cardinal et en particulier Cavelet du Herteley. Il dresse un bilan nuancé du premier établissement aux îles de Saint-ChristopheActuelle Saint-Kitts, colonisée en 1625 par les Français puis les Anglais. et de la Barbade avant une reconnaissance en 1634 de la Guadeloupe et de la Martinique.
L’année suivante la compagnie reformée est confiée par Richelieu à François Fouquet, le père de Nicolas. L’auteur raconte la grande réunion réunissant les associés le 31 janvier 1635 qui débouche sur la rédaction d’un contrat qui lie la compagnie à la monarchie et la désignation de quatre directeurs. La monarchie charge la compagnie de l’instruction religieuse des Indiens, du peuplement, du développement des mines et du commerce pour une durée de 20 ans en échange de quoi les associés ont le monopole du commerce et la possession des terres et des hommes dont ils sont seigneurs comme vassaux du roi. L’étude décrit l’organisation de la compagnie : réunions, délibérations, assemblées générales.
En 1642, une réorganisation s’impose du fait de l’expansion géographique des activités, d’autre part la règle de cession des parts se pose à la mort du Cardinal non sans querelles à l’apurement des comptes dont l’auteur analyse des aspects financiers.
Le chapitre 3 décrit le premier contrat entre la compagnie et Charles Liénard de l’Olive et Jean du Plessis pour la fondation, le peuplement et le développement du premier comptoir et les relations avec les marchands de Dieppe. Mais la colonisation ne saurait se faire sans l’aide des religieux dont le choix fait par Richelieu est très politique. La conquête progressive des îles atteste des rivalités entre capitaines.
Les associés
Si les capitaines représentent 20% de l’effectif des associés, les financiers (40%) dominent avec les commis de l’État (maîtres des requêtes… 13,2%).
L’auteur analyse finement l’évolution de la composition de l’assemblée notamment avec l’arrivée de Fouquet. Tous sont issus du même milieu, quelques-uns sont aussi impliqués dans les affaires canadiennes et souvent proches de la Contre-Réforme. En tête de leurs motivations : la recherche du profit mais l’engagement religieux n’est pas absent même si les deux peuvent sembler contradictoires. L’auteur cherche à mesurer l’implication des associés, les ententes et rivalités.
Assez vite les directeurs prennent de l’importance dans la gouvernance de la colonie, issus de l’assemblée certains associés accaparent les postes comme Jean Berruyer, Claude Martin de Maunoy ou Nicolas Fouquet, les hommes forts, les hommes du Cardinal comme Julius de Loynes.
La gestion de la compagnie passe par l’abondant courrier échangé malgré la distance entre les directeurs et les agents aux îles mais aussi par les voyageurs, les missionnaires. Par contre les archives de la compagnie (instructions , titres…) ont été perdues. Le soutien de la monarchie décline à la mort de Richelieu.
Les agents de la compagnie aux îles
Dans cette troisième partie le lecteur est invité au voyage.
La gestion de la colonie est confiée à des capitaines des îles. L’administration quotidienne est assurée par des écrivains et commis : levée des droits, contrôle des marchandises, tenue des registres y compris démographiques. Devant la multiplication des implantations des commis généraux viennent les superviser. En 1642 est crée l’intendance générale alors qu’un juge, un greffier et un notaire sont envoyés dès 1635 pour assurer la justice.
L’auteur décrit le contrôle des activités économiques et la gestion. Il analyse ce personnel dominé par les professionnels de justice. Les modalités de nomination montre le recherche de commis vertueux et pieux mais la faveur d’un associé est souvent déterminante. L’emploi aux îles est un puissant argument pour tenter l’aventure même si les gages restent modestes mais complétés d’avantages en nature.
Capitaines et lieutenants généraux sont en contact direct avec la compagnie. Les capitaines ont la tâche de conduire la colonie, commander aux habitants, faire occuper et défricher les terres et assurer la défense des îles, rôle important. Ils sont rétribués sur les droits dus à la compagnie mais participent aussi au dépeçage des navires saisis. Certains ont investi sans les activités économiques. Leur pouvoir est limité par la durée de la commission et par le lieutenant-général nommé par le roi.
L’auteur analyse le choix des hommes : interventions du pouvoir et critères de la compagnie, les différents profils [la liste et les biographies sont en annexe], les conflits entre capitaines et lieutenants très visibles dans les courriers qui fait de la compagnie l’arbitre des rivalités.
Comment la compagnie contrôle-t-elle l’action des agents et les comptes ? C’est l’objet du chapitre 9 où l’on voit son intervention dans les conflits, sa réaction face aux abus dénoncés par les habitants et les sanctions pas toujours exécutées. L’auteur montre les dérives du népotisme des capitaines au profit de leur famille. Les conflits entre la compagnie et les capitaines généraux ont été nombreux. Quelques cas sont décrits en détail.
L’organisation du trafic et des échanges
La compagnie a aussi du personnel en métropole : les receveurs dans les ports. Si la base est au Havre en 1626, assez vite des contrats sont signés dans d’autres ports : Dieppe, Nantes, La Rochelle ou Saint-Malo. Cependant, les deux principaux sont le Havre et Dieppe tandis que Colbert soutient la Rochelle. Le chapitre 10 décrit les tâches des receveurs : organiser l’engagement des hommes, vente des marchandises débarquées en France. Ils sont majoritairement issus du monde marchand normand mais parfois étrangers comme ce Portugais Jacques Fernandes à Nantes. Ils ont l’expérience parfois des échanges avec le Canada et un paragraphe spécifique est consacré au cas malouin.
D’autres personnages importants : les capitaines des navires (ch. 11) sont assez bien connus grâce aux archives notariales (contrats d’engagement) et aux archives de l’amirauté. Ces documents permettent une bonne connaissance de la navigation vers les îles. L’auteur décrit les premiers navires partis vers Saint Christophe. Les contrats passés par la compagnie avec les capitaines montrent la prudence de la compagnie de ne pas surcharger les navires.
Arrivés aux îles, les capitaines y font quelques affaires et parfois s’installent. Si la reconstitution du trafic général semble difficile faute de registre des sorties avant 1670, la fréquence baisse de 1635 à 1651 pour tous les ports.
L’auteur propose quelques portraits comme le huguenot Jean Gandouin qui quitte La Rochelle en 1645 avec à son bord quatre jésuites et deux capucins.
La connaissance de la navigation permet l’évocation précise des conditions: itinéraires, durée, état des bateaux imposant des escales et bien sûr la menace corsaire.
En ce qui concerne les marchands, ils profitent d’une opportunité sans véritable vision de ce commerce. Les cargaisons sont étroitement liées aux besoins des îles (armes, alcools, mercerie…). De nombreux marchands acquièrent, souvent en association, des « habitations »Nom donnée aux exploitations agricoles aux Antilles. les propriétaires sont des habitants. Le terme « Neg Bitacion» désigne un esclave rural et «bitaco» demeure employé, particulièrement en Martinique, pour désigner de façon méprisante un campagnard. par contrat avec la compagnie pour leur mise en valeur où travaillent des engagés venus de métropole et des esclaves à la production de coton et de roucouArbuste originaire d’Amérique du Sud dont les graines sont utilisées comme pigment rouge. L’auteur s’interroge sur l’origine des marchands : normands mais parfois parisiens. Il note la présence d’un réseau protestant notamment à Dieppe. C’est un commerce risqué, la réussite n’est pas certaine.
L’expansion française aux Antilles
Le privilège reçu du roi prévoit toutes les îles des petites Antilles « non possédées par des princes chrétiens » pour les mettre en valeur, les peupler et les défendre.
Partie de Saint-Christophe la compagnie étend progressivement son action mais la concurrence anglaise et hollandaise est rude, elle est alors prise entre deux politiques : conquérir de nouvelles îles en suivant des initiatives individuelles pour de nouveaux établissements ou défendre celles qu’elle contrôle déjà. L’auteur consacre un paragraphe particulier aux îles de la Dominique et de Saint-Vincent où la population caraïbe est nombreuse et où la présence française est le fait de religieux.
Le rôle de la compagnie est aussi d’assurer l’équilibre démographique : un nouvel établissement ne doit pas dépeupler en ancien, d’organiser les aménagements et de contrôler le territoire. La défense des îles est un point important : identification de la menace, notamment espagnole, gestion des tensions avec les Anglais.
Les rapports avec les Amérindiens furent brutaux même si la compagnie en 1635 prône une attitude moins agressive. Elle réagit quand le comportement de quelques capitaines menace le modus vivendi avec les Indiens et les Anglais.
La défense des îles est organisée par la construction de forts, l’obligation du service assuré par les habitants non sans récriminations et l’envoi régulier d’armes (tableau, p. 383)
Un autre aspect de l’expansion est la politique de peuplement abordée au chapitre 14. Ce peuplement est indispensable pour légitimer la présence française. Il n’est guère aisé d’évaluer la population des îles, les estimations sont très variables d’une source à l’autre. Il y a sans doute 80 Français en 1625 à Saint Christophe, la variation des effectifs est grande : arrivée d’un navire, crise sanitaire, déplacement de colons d’une île à l’autre mais si le peuplement est plus facile qu’au Canada, il est inférieur au peuplement des îles anglaises.
L’étude porte ensuite sur qui sont les engagés ? Dans quelles conditions partent-ils ? Comment sont-ils recrutés ? Une publicité mais à l’arrivée une réalité souvent bien différente, les engagés n’ont pas un sort enviable ce qui explique de nombreux retours à la fin du contrat de trois ans. Les femmes dont la venue n’a pas été favorisée par la compagnie sont peu nombreuses.
Le chapitre se termine sur un constat : une société complexe : Blancs, Indiens et une main d’œuvre noire servile en augmentation jusqu’à atteindre en 1670 la moitié de la population.
L’encadrement moral et spirituel de cette population est une commande du pouvoir royal. C’est un sujet très présent dans les réunions des associés : définition du cadre des missions négociée avec les supérieurs des ordres religieux, passage aux îles pris en charge par la compagnie ainsi que l’entretien des missions en échange les missions ont en charge à la fois la vie chrétienne des Français installés aux îles et l’évangélisation des Amérindiens et des esclaves. Pour éviter les conflits à chaque ordre son île, ainsi les capucins sont présents à Saint-Christophe et à la Martinique, les Dominicains en Guadeloupe d’autant que leurs conceptions de l’évangélisation diffèrent : prudence des Dominicains et baptêmes rapides des capucins. Quant aux Jésuites, arrivés plus tard ils «ne s’intéressent que tardivement aux Indiens »(p. 437). L’attitude vis-àvis des esclaves noirs est assez semblable.
Si l’encadrement des colons et engagés est parfois difficile les relations avec les gouverneurs ne sont pas harmonieuses comme le montrent les conflits opposant les dominicains aux capitaines généraux de la Guadeloupe. L’auteur évoque la question des protestants assez nombreux parmi les candidats pour les îles au moins jusqu’en 1635 où le passage leur est théoriquement interdit. Leur place dans la mise en valeur de la colonie les protège d’une exécution ferme des instructions royales à leur sujet.
La direction des affaires économiques des îles
Dans le cadre du monopole du commerce la compagnie a aussi la propriété des terres qu’elle cède en tant que seigneur pour la mise en cultures d’exportation vers la métropole. Les produits de base sont le pétun (tabac), le coton, et le roucou, plantes autochtones dont la culture se développe en en particulier le tabac qui peut assurer au colon un revenu annuel important. C’est la première marchandise au retour malgré la variation des cours à Dieppe ou à Nantes. Le second produit est le sel qui, à Saint-Christophe fait l’objet d’un grave différend avec les Anglais.
La compagnie insiste pour que des cultures vivrières se développent : légumes, succès de la culture d’agrumes qui participent à la création d’un nouveau paysage. Devant l’insuccès du blé la compagnie soutient les cultures de manioc et de patates douces.
Face à la baisse du prix du tabac de nouvelles cultures d’exportation apparaissent : coton, indigo dont le traitement coûte cher et dans la seconde moitié du XVIIe siècle surtout la canne à sucre (chapitre 17). Dans un premier temps le blanchiment se fait en métropole et les petits producteurs portent leurs cannes au moulin banal. L’auteur montre comment Daniel Trezel, bourgeois rouennais d’origine hollandaise joue un rôle capital dans le développement de l’économie sucrière en Guadeloupe et Martinique, il analyse les rouages de cette économie.
Avec le chapitre 18 le lecteur aborde les limites de l’action économique de la compagnie. La répartition des terres en petites exploitations semble avoir limité son pouvoir à orienter les productions. Elle favorise alors la création de grandes exploitations : l’ « habitation » surtout dans les années 1670. D’autre part l’économie antillaise est freinée par le manque à la fois d’animaux de trait et de main-d’œuvre, par la faible circulation monétaire dominée par la monnaie espagnole.
Le bilan montre la faible rentabilité des habitations et une économie coloniale dépendante.
Les difficultés de la compagnie
Elles apparaissent vers 1645 avec une détérioration des finances de la compagnie (chapitre 19) : faibles rentrées fiscales, déficit budgétaire dû à l’augmentation des dépenses, menaces sur le monopole commercial par la fraude hollandaise, mauvaise évaluation de la situation financière par les associés.
Devant les difficultés, la compagnie est contestée par les capitaines généraux sur place comme Poincy et par la méfiance des habitants. L’auteur analyse la crise de 1645-1647. La compagnie parvient à restaurer son autorité (chapitre 21) mais le mécontentement demeure, c’est une restauration limitée qui débouche sur la vente de quelques îles dont elle est le seigneur. Le 4 septembre 1649, la Guadeloupe, la Désirade, Marie-Galante et les Saintes, vendues à Jean de Boisseret agissant pour le compte du capitaine-général Charles Houël. En 1653 Louis XIV concède Saint-Christophe à l’Ordre de Malte. Ces ventes précèdent de peu la liquidation de la Compagnie des îles de l’Amérique.
Ce gros volume permet à l’auteur de dresser un bilan en demi-teinte de cette colonisation. La Compagnie « a été un acteur essentiel de l’espace atlantique[…] et a posé les jalons de la présence française dans la Caraïbe. Elle laisse, si nous nous situons dans la perspective coloniale un héritage important ». (p. 588).