Le livre de Raymond Mentzer, professeur à l’Université d’Iowa (États-Unis) constitue une excellente manière d’interroger l’histoire du protestantisme à l’époque moderne. Il s’agit d’un recueil d’articles parus dans diverses revues scientifiques, entre 1987 et 2003. Huit d’entre eux apparaissent ici pour la première fois en français. Il faut saluer cette initiative plutôt rare et remercier les traducteurs, Françoise Chevalier, Luc Racaut et Bernard Roussel.

L’étude des consistoires dans la France des XVIe et XVIIe siècles constitue le thème principal de l’ouvrage. Raymond Mentzer en est incontestablement l’un des meilleurs spécialistes. Le consistoire forme la base du système ecclésiastique réformé, progressivement mis en place en France à partir de la seconde moitié des années 1550. Le modèle est ici calvinien. Dans les Ordonnances ecclésiastiques, rédigées en 1541 pour la communauté genevoise, Jean Calvin (1509-1564) identifie quatre ministères : pasteur, docteur, ancien et diacre. Aux anciens est confiée « la tâche de surveiller la conduite morale des fidèles, tandis que les diacres se chargeaient des besoins liés à la charité et au secours des pauvres » (p. 17-18). À Genève, un tribunal ecclésiastique, le consistoire, a pour fonction de contrôler le comportement de chacun. L’organisation de la Réforme en France est solennisée par la réunion d’un premier synode national, à Paris, en mai 1559. Cette assemblée de ministres et d’anciens adopte une Confession de foi et une Discipline ecclésiastique. L’article 19 de ce dernier texte stipule : « Les Anciens et Diacres sont le Sénat de l’Église, auquel doyvent présider les Ministres de la Parole » (d’après l’édition de Bernard Roussel, « La Discipline des Églises réformées de France en 1559 : un royaume sans clergé ? », dans Michelle Magdelaine et alii (dir.), De l’Humanisme aux Lumières, Bayle et le protestantisme. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996, p. 169-191, ici p. 189). Le consistoire a plusieurs fonctions. Il représente la communauté, se charge de l’assistance aux pauvres, veille à l’organisation du catéchisme, joue enfin le rôle de véritable institution de contrôle moral et social, en autorisant ou non la participation des fidèles à la Cène. Le consistoire s’inscrit dans un système, bâti autour d’assemblées ecclésiastiques aux compétences et aux ressorts géographiques variables (colloques, synodes provinciaux, synodes nationaux). Les Églises réformées de France – le pluriel est utilisé à dessein – constituent une « fédération » (p. 230).

Le premier chapitre de l’ouvrage s’intéresse à la « réforme calviniste des mœurs à Nîmes » au XVIe siècle. À partir d’une documentation exceptionnelle, Raymond Mentzer s’intéresse à « la tâche la plus importante du consistoire, faire rentrer les fidèles dans le rang » (p. 21). Dans les registres nîmois sont consignés les nombreux délits et autres « scandales » soumis aux anciens : 480 « offenses » en 1561-1563, 1144 en 1578-1583. Le consistoire s’emploie notamment à éradiquer les « vestiges du catholicisme » (p. 21). Les problèmes religieux, notamment la question du mariage, occupent une place essentielle, surtout dans les premières années d’existence de la communauté réformée (31 % en 1561-1563 contre 18 % en 1578-1583). Insultes et querelles constituent la majorité des délits mentionnés dans les délibérations consistoriales (53 % en 1561-1563, 50 % en 1578-1583). Les fautes de comportement (pratique de la danse et autres jeux, fréquentation des tavernes, charivari) et les délits sexuels viennent loin derrière. Raymond Mentzer met à bas une légende tenace. À Nîmes, les affaires liées à la pratique de la danse (8,7 % des « offenses » pour les deux périodes) ou aux supposées déviances sexuelles (7,5 %) sont finalement assez peu nombreuses (voir les tableaux 2, 3 et 4, p. 41-43). À ces délits correspond naturellement une palette de sanctions : réprimandes verbales, avertissements et, pour les fautes les plus graves, réparations privées ou publiques voire excommunications. Cette dernière punition représente à peine 3,4 % des 1624 délits enregistrés à Nîmes en 1561-1563 et en 1578-1583 (tableau 5, p. 46).

Les grandes lignes de cette étude de cas sont déclinées dans les chapitres 2, 3, 4, 5 et 8. Dans le chapitre 2, l’auteur propose une analyse de deux registres de consistoires, ceux de Saint-Gervais-sur-Mare et de Bédarieux (actuel département de l’Hérault). Le premier concerne les années 1564-1568, le second la période 1579-1586. Des tableaux présentent le nombre et la nature des infractions sanctionnées par les deux instances méridionales (tableaux 6 et 7, p. 55-56). À Saint-Gervais, ce sont les questions strictement religieuses qui mobilisent le plus le consistoire dans les années 1560, peu de temps après la fondation. À Bédarieux, au cours des années 1580, ce sont les comportements des fidèles qui occupent principalement les anciens. Comme le montre un exemple saisissant, recueilli dans le registre du consistoire de Ganges (Hérault) à la date de 1597, des pratiques, jugées idolâtres et superstitieuses par les Églises réformées, sont encore attestées à la fin du XVIe siècle (chapitre 4, p. 105 et suivantes). Le consistoire s’efforce pourtant d’« instiller des formes nouvelles de piété et de croyance » (p. 115). Cet objectif passe notamment par une série de sanctions. Le chapitre 5, étayé par le dépouillement de dix registres consistoriaux du Sud du royaume pour la seconde moitié du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, revient sur la punition la plus grave, l’excommunication. La Discipline des Églises réformées distingue la suspension temporaire de la Cène et l’exclusion définitive de l’Église (p. 124). On retrouve ici la distinction médiévale entre les excommunications mineure et majeure (sur ce sujet, voir le chapitre 3, p. 93-95). L’exclusion de l’Église est rare. Elle représente 4 % des affaires étudiées (tableau 8, p. 128). Les causes en sont l’« apostasie » ou l’adultère. La suspension temporaire, qui a pour objet de « corriger et d’humilier » (p. 131), intervient pour différents motifs. Disputes et querelles (22 % des cas) et délits sexuels (18 %) constituent les deux postes principaux (graphique et tableau 9, p. 129-130). Les excommunications concernent essentiellement les hommes (à 59 % dans les villes, à 71 % dans les campagnes, tableau 10, p. 147). Tout concept vaut aussi par son revers. Comme le montre Raymond Mentzer, le consistoire est également une instance de médiation et de réconciliation (chapitre 8, p. 205 et suivantes). Les fidèles peuvent y avoir recours « pour réparer un affront ou panser leur honneur blessé » (p. 214).

Trois autres chapitres (6, 7 et 9) abordent d’autres fonctions du consistoire. Le chapitre 6 traite de l’assistance sociale à Nîmes, à la fin du XVIe siècle. Le consistoire dispose de fonds provenant de legs pieux et de quêtes. Les revenus sont gérés par une ancien servant comme « receveur des pauvres » et par un diacre appelé « basynier » ou « diacre du bassin des pauvres » (p. 162). L’aide aux pauvres est variée. Cela va du financement de l’apprentissage des garçons au don de vêtements. En aucun cas, il ne s’agit d’encourager l’oisiveté ou le vagabondage. L’auteur identifie contribuables et bénéficiaires de ces aides. Les pauvres dépassent les 4 à 5 % de la population. Les disponibilités financières de l’Église ne permettent pas une assistance continue (p. 184). Le chapitre 7 aborde une question souvent négligée par l’historiographie, celle du catéchisme dans le monde réformé. Les registres consistoriaux sont encore ici de précieuses sources. Le catéchisme – le « petit » pour les enfants, le « grand » pour les adultes – n’est pas toujours conduit par des pasteurs. Anciens et diacres ont toute leur place, en particulier dans le monde rural. Tout cela serait une « manifestation éminente de la ‘culture laïque’ promue par la Réforme » (p. 202). Le chapitre 9 suggère aussi l’ampleur des informations contenues dans les délibérations consistoriales. Raymond Mentzer aborde ici les rapports entre les Églises réformées et les arts plastiques. Les registres donnent de précieuses informations sur l’architecture, le décor ou le mobilier des temples. L’auteur consacre d’excellents développements à l’introduction des bancs dans les temples (p. 236-241) ou à l’usage des méreaux, ces jetons métalliques dont on se sert alors pour contrôler l’accès à la Cène (p. 246-257).

Enfin, deux chapitres (10 et 11) se situent en marge de la problématique générale du livre. Le premier s’intéresse à la chambre de l’Édit du Languedoc. L’édit de Nantes (1598) institue des chambres spéciales, rattachées aux divers parlements du royaume et chargées de juger en appel les procès dans lesquels au moins une des parties est de confession réformée. La chambre du Languedoc, qui siège à Castres, est dite mi-partie : elle compte autant de conseillers protestants que de magistrats catholiques. L’auteur revient sur les origines de cette chambre. La première tentative d’installation a lieu en 1568. A la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, la chambre assure une sécurité juridique aux protestants et participe à la mise en œuvre de la coexistence confessionnelle (p. 274-275). Un dernier chapitre raconte l’histoire d’un mariage malheureux, celui de Roze de Correch (1592-1637) et de Pierre de Lacger (1577-1655), deux représentants d’éminentes familles protestantes castraises. Comme le reconnaît l’auteur dans sa préface, ces deux derniers chapitres présentent des aspects « moins ecclésiastiques » de la société huguenote (p. 14). La cohérence de l’ouvrage en est quelque peu affaiblie.

Le livre de Raymond Mentzer présente d’abord un intérêt documentaire notable. Les importants dépouillements réalisés présentent, sous un jour nouveau, les sources d’une grande richesse que sont les registres consistoriaux. Les recherches de l’auteur concernent majoritairement les Églises réformées d’un grand quart sud-ouest, du Lot-et-Garonne au Gard. Ce travail est aussi une invitation à prospecter dans les archives du sud-est et du nord de la France. L’auteur prépare d’ailleurs un inventaire de la documentation consistoriale française disponible. Le recueil vaut aussi par les grilles d’analyse qu’il propose. Le consistoire apparaît non seulement comme un tribunal imposant des normes de comportement mais aussi comme une instance de médiation. Le livre de Raymond Mentzer paraît précisément un an après la tenue, à Pau, en juin 2005, d’un important colloque sur « l’approche méthodologique des registres consistoriaux » dans l’espace calvinien européen, à l’époque moderne. La bibliographie présentée à la fin de l’ouvrage (p. 297-310) suggère assez l’ampleur des travaux consacrés aux consistoires. Les recherches sur le cas genevois, autour de Robert Kingdon, de Jeffrey et d’Isabella Watt ou encore de Thomas Lambert (thèse, Université du Wisconsin, 1998) et de Christian Grosse (thèse, Université de Genève, 2002), sont primordiales. La réflexion doit aussi s’adosser à la masse d’ouvrages et d’articles parus sur la question de la confessionnalisation. Doit-on intégrer l’effort des consistoires dans le vaste processus disciplinaire qui affecte l’Europe moderne ? Tel qu’il est défini par Heinz Schilling, un des meilleurs spécialistes de la question, ce processus inclut « la propagation des valeurs bourgeoises, le renforcement des structures familiales et une redéfinition rigide de la sexualité » (p. 216). Raymond Mentzer propose quelques nuances à ce modèle (p. 216-217). Au total, malgré quelques répétitions et l’absence de réactualisation des articles les plus anciens, l’ouvrage constitue une précieuse réflexion sur l’identité réformée et sur ses multiples aspects entre 1550 et 1650.

Luc Daireaux

École des hautes études en sciences sociales/ Université de Caen

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