Depuis le début des années 2000 et la série des Pirates des Caraïbes, les pirates ont la côte dans le grand public. En plus des retombées commerciales, ces pirates drainent avec eux un grand nombre de légendes et de mythes. Parmi ces mythes, il en est un qui a la peau dure : c’est le mythe de Libertalia, une République démocratique de pirates.

Le récit de Libertalia est tiré de deux chapitres du second volume L’histoire générale des pirates” du Capitaine Charles Johnson, nom d’emprunt derrière lequel se cacherait Daniel Defoe (l’auteur de Robinson Crusoé). Selon ce récit publié en 1728, à la fin du XVIIème siècle, un capitaine pirate français nommé Misson, un prêtre dominicain italien défroqué nommé Caraccioli et un capitaine pirate anglais nommé Tew auraient fondé au Nord- Ouest de Madagascar une République qui aurait mis fin à l’esclavage, institué l’égalité entre tous, aboli les distinctions et réparti de manière équitable les richesses et la propriété.

C’est ce mythe que propose d’étudier Alexandre Audard, doctorant en histoire de l’Afrique à l’Université de Paris. Ses recherches portent sur la ville portuaire de Diego Suarez à Madagascar ainsi que sur la circulation des gens de mer dans l’Océan Indien durant la période coloniale. Dans cet ouvrage issu d’une recherche universitaire, il sepropose d’étudier dans un premier temps les fondements historiques de Libertalia, puis les modalités de production du mythe jusqu’à nos jours. Il veut mener une étude historique du récit (et non littéraire comme souvent) en se basant sur les sources primaires et en ayant une vision moins européocentrée (en s’interrogeant notamment sur la place de Madagascar et des Malgaches dans ce mythe).

Du texte au réel – Sociétés littorales malgaches et mondes pirates européens (vers 1680-1730)

Dans cette partie, Alexandre Audard recherche de potentielles traces historiques dans le texte littéraire : il confronte alors le récit et les archives (récits de voyage, lettres administratives…)

Dans un premier temps, il en note que le cadre général du récit est réaliste. En effet, ce récit prend place à un moment où s’opère un basculement des pirates des Antilles vers l’Océan Indien pour des raisons pécuniaires mais aussi à cause du contexte politique en Europe à la fin du XVIIème siècle et au début du XVIIIème siècle. Mais, les pirates dans cette partie du monde sont obligés de prendre en considération l’environnement nautique et les conditions météorologiques (vents, mousson, cyclone) qui les empêchent de naviguer une partie de l’année.

C’est pourquoi, les pirates s’installent à Madagascar (côte Est, île de Sainte-Marie…) souvent aidés par les souverains malgaches eux-mêmes en échange de leur soutien militaire dans leur lutte de pouvoir. L’auteur se pose alors laquestion de l’emplacement de la baie où se serait installé Libertalia, objet de nombreux débats et présenté souvent comme preuve de non-véracité du récit. En confrontant le récit aux cartes d’époque et à la toponymie malgache, il émet l’hypothèse que cette baie est bien réelle et qu’elle correspondrait à celle d’Ampasindava.

Mais, dans un deuxième temps, Alexandre Audard juge le récit peu vraisemblable. En effet, ce récit, tout en rendant invisible les populations malgaches, montre une méconnaissance des réalités locales. Ainsi, il note que les femmes ont un rôle important dans la connexion entre les pirates et les souverains malgaches au point qu’est institutionnalisé une forme de concubinage (le “vadimbazaha”) à cette époque. Or, le récit n’évoque absolument pas les femmes malgaches. De même, il s’étonne de l’absence de traces de ces pirates de Libertalia dans la toponymie malgache ou dans les généalogies “malata” (“mulâtres” considérés comme des enfants de pirates). Enfin, le massacre final des pirates évoqué par le récit de Libertalia est incompréhensible. En général, ces massacres ont lieu quand les pirates ne respectent pas leurs accords avec les souverains. Or, la cause de ce massacre est ici inconnue ce qui est contraire aux habitudes.

Enfin, Alexandre Audard note que la forme même de l’expérience de Libertalia est en contradiction avec la situation des pirates dans l’Océan Indien à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Ainsi, il revient sur l’aspect démocratique de cette République (élection aux postes, vote des lois…) Ce cadre est original pour l’époque mais il rappelle aussi l’organisation des gens de mer sur les navires (en moins utopique) souvent maintenue une fois à terre ainsi que la République de Nassau dans les Antilles. Cependant, ce cadre démocratique est en contradiction avec la fonction des pirates à Madagascar, parfois considérés comme des auxiliaires (voire des “chefs”) au service des souverains locaux.

De plus, ces Liberi (habitants de Libertalia) sont censés vivre en autarcie alors que les pirates de l’Océan Indien sont des acteurs économiques reliés à l’Europe et aux colonies américaines. C’est ainsi que les pirates à Madagascar sont les principaux intermédiaires de la traite d’esclaves entre 1680 et 1730 (ils possèdent souvent eux- mêmes des esclaves), rendant peu vraisemblable les idées abolitionnistes de Libertalia. Enfin, l’auteur note que, selon le récit, les Liberi forment une communauté unie au-delà du principe d’équipage alors que les tensions et les conflits entre les pirates sont nombreux à cette époque en fonction de la nation mais aussi de la religion.

Du réel au récit. Madagascar dans l’imaginaire européen (XVIIe– XVIIIe siècles)

Même s’il conclue à la fin de sa 1ère partie que Libertalia n’a jamais existé comme telle, Alexandre Audard veut traiter Libertalia comme un vrai “récit” au sens où le définit Paul Ricoeur, c’est-à-dire “un acte de narrativisation de l’expérience temporelle”. Autrement dit, ce texte a été écrit pour et par son temps et à destination d’un public précis.

Dans un premier temps, ce récit témoigne de regards fantasmés sur Madagascar aux XVIIe et XVIIIe siècles, période à laquelle elle devient même un des topos de l’Ailleurs. Ainsi, comme dans la littérature et les récits de voyage de l’époque, Madagascar est représentée comme un paradis terrestre extrêmement riche, expliquant la multiplication des plans de colonisation européenne (surtout anglaise et française). De plus, Madagascar est représentée comme inaccessible. Ainsi, la scène du massacre final est basée sur la “double altérité” des Malgaches (“bon sauvage” / “sauvage pernicieux”), image véhiculée suite aux différents échecs coloniaux entre 1640 et 1670 (comme celui d’Etienne Flacourt à Fort Dauphin). Enfin, Madagascar est représentée comme un repaire de puissants pirates témoignant de la croyance en la constitution de royaumes pirates où ils accumulent des richesses, croyance véhiculée par les récits de marins mais aussi les pendaisons de pirates relayées par la presse de l’époque.

Dans un deuxième temps, Alexandre Audard part à la recherche des sources d’inspiration de l’auteur de ce récit composite. Il note, d’abord, que ce récit est une variation (une de plus) de la légende du capitaine Every qui a attaqué en 1695 le convoi officiel du Grand Moghol, réalisant la plus importante prise de l’histoire de la piraterie. Selon cette légende, le capitaine Every serait ensuite devenu roi de Madagascar et vivrait dans l’opulence. Alexandre Audard s’intéresse aussi à l’auteur du récit, à savoir Daniel Defoe. Son œuvre fait preuve d’une vraie passion pour Madagascar : il tire ses informations d’Histoire générale de la grande île de Madagascar d’Etienne Flacourt mais aussi des récits oraux des marins.

Pour terminer, Alexandre Audard s’intéresse aux sources d’inspiration des personnages principaux du mythe de Libertalia. Il note d’abord que Thomas Tew est le seul ayant un rapport attesté à la piraterie à Madagascar. Ce personnage permet d’apporter un soupçon de véracité au récit mais vu qu’on a peu d’informations sur lui, ça en fait un personnage modulable pratique à utiliser. Les deux autres personnages, Misson et Caraccioli, font référence à des figures religieuses de l’époque : un protestant (Misson) et un ancien catholique devenu protestant (Caracciolo). Le choix de ces deux personnages ainsi que le message du mythe associés aux idées politiques et religieuses de Daniel Defoe font conclure à Alexandre Audard que derrière le récit de Libertalia se cacherait une vraie utopie protestante.

Du récit au mythe – Succès d’une utopie pirate depuis l’époque coloniale

Dans cette dernière partie, Alexandre Audard se livre à un travail d’archéologie culturelle pour comprendre les différents canaux de diffusion et les motivations des promoteurs du mythe de Libertalia depuis le XIXe siècle.

Pour commencer, l’auteur note une dichotomie entre les analyses françaises et les analyses anglo-saxonnes du récit de Libertalia. En effet, les premières y voient une réalité historique jusqu’en 1998 alors que les dernières y voient dès le début du XIXe siècle une fiction littéraire. La 1ère traduction du mythe en français est publiée en 1905 par Alfred Grandidier. Dans le contexte de la colonisation de Madagascar par la France (en 1896) et de la IIIe République, ce récit est alors considéré comme “utile” car il raconte la fondation d’une République démocratique et abolitionniste à Madagascar par un pirate français.

Par la suite, ce texte continuera d’être promu sans recul critique par les historiens français proches du projet colonial. Le récit de Libertalia continuera d’être imposé comme une réalité historique par l’universitaire Hubert Deschamps, dont l’ouvrage Les Pirates à Madagascar sera considéré comme l’ouvrage de référence en français jusque dans les années 1970. Il faudra finalement attendre les années 1980 pour inscrire définitivement cette œuvre comme fictionnelle et anhistorique dans le milieu universitaire français.

Alexandre Audard s’intéresse ensuite à d’autres lectures contemporaines anhistoriques du mythe de Libertalia. Ainsi, depuis la fin des années 1960, on note une réévaluation du phénomène “pirates” perçus comme des précurseurs de la contestation radicale. Cette vision est véhiculée par des journalistes et écrivains français comme Gilles Lapouge ou Michel Le Bris mais aussi par des universitaires anglo-saxons comme Christopher Hill ou Marcus Rediker : ils font alors de Libertalia, le symbole d’un rêve libertaire et anarchiste.

Autre lecture mise en avant, celle, apparue depuis les années 1980 sous la plume d’auteurs francophones comme Daniel Vaxelaire ou J.M.G Le Clézio, qui fait de Libertalia le symbole de la tolérance et du multiculturalisme des Mascareignes. Dans tous les cas, que ce soit en littérature ou au cinéma (avec des films comme Against All Flags en 1952 ou La Bigorne, caporal de France en 1958), le mythe de Libertalia diffuse un discours sexué (où exotisme rime avec érotisme) et de domination de l’homme occidental sur les îles de l’Océan Indien.

Enfin, Alexandre Audard s’interroge sur les raisons du succès très récent du mythe de Libertalia. Il est ainsi, depuis les années 1960, source de tensions entre les historiens et les romanciers notamment sur la question de son historicité : il est en cela le reflet du rejet des travaux universitaires par le grand public. L’auteur note aussi que l’historiographie libertaire obtient peu à peu le monopole sur l’étude du mythe (soulignant au passage que la principale maison d’édition anarchiste française se nomme Libertalia) s’en servant bien sûr comme instrument au service de sensibilités politiques contemporaines.

Il termine en mettant en avant que par la littérature, mais aussi par la musique et par le jeu vidéo (voire le succès du jeu Uncharted 4), s’est créé un lien durable entre Madagascar et la piraterie. C’est pourquoi depuis 1990, Libertalia (et plus largement les pirates) est devenue une ressource économique pour Madagascar. Ainsi, le tourisme bien sûr (dans le Nord et l’Est de Madagascar) mais aussi la promotion d’objets de consommation courante (comme la bière) ou d’évènements culturels jouent sur le fantasme occidental de Libertalia.

 

Alexandre Audard fait ici un véritable travail d’historien (au sens de L’Enquête d’Hérodote) essayant de démêler l’historique du fictionnel dans le mythe de Libertalia. En faisant ce travail, non seulement, il souligne l’aspect utopique (au sens protestant du XVIIe siècle) de ce mythe mais il dessine aussi en creux la vie des pirates à Madagascar à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, sujet beaucoup moins documenté que celui des flibustes antillais. Il termine son ouvrage en faisant un travail d’archéologie culturelle essayant de comprendre les différents ressorts qui ont permis la diffusion et la popularisation du mythe de Libertalia en Occident jusqu’à aujourd’hui.

L’auteur rend son ouvrage vivant en citant de nombreux extraits de textes et documents administratifs de l’époque (avec souvent le texte original en anglais dans les nombreuses notes de bas de pages). Il illustre enfin son propos de quelques documents iconographiques (notamment un appendice de 14 pages de photos en couleur) rendant la lecture de ce livre encore plus agréable et passionnante.