La corne de l’Afrique
Institut Choiseul
Présentée régulièrement sur la Cliothèque depuis plus de trois ans, la revue sécurité globale de l’institut Choiseul nous propose pour son dernier numéro une étude sur la corne de l’Afrique, un territoire dans lequel les conflits potentiels sont nombreux, tant par le développement de la piraterie sur les côtes somaliennes, que par les relations difficiles entre les deux états qui formaient naguère le Soudan et qui sont aujourd’hui divisés en deux. La corne de l’Afrique présente un intérêt stratégique évident comme débouché de la mer Rouge. La présence militaire française, ancienne sur le territoire de Djibouti, et la présence des États-Unis qui utilisent les installations de cette base, montre tout l’intérêt d’une forme de présence dans cette région qui peut apparaître comme hautement conflictuelle à la fois pour des raisons énergétiques, en raison des acheminements pétroliers par la mer Rouge et par les ressources locales, notamment au Sud Soudan que pour des causes hydrologiques avec l’opposition très vive entre l’Égypte et ses voisins méridionaux.
Avant de présenter de façon plus détaillée les différentes études sur la corne de l’Afrique, quelques mots sur l’article d’ouverture rédigée par Xavier Raufer dont les travaux semblent avoir été contestés récemment par la communauté universitaire. Il est évidemment pas question de prendre parti dans ce débat mais simplement de présenter les éléments de réflexion sur le thème de la sécurité globale et de ses fondamentaux pour aujourd’hui et pour demain. D’après l’auteur de cet article le seule terrorisme transnationale encore efficace serait le terrorisme d’État, en faisant référence à l’attaque visant la ville de Bombay en novembre 2008. Il semblerait que les services de sécurité des grands états susceptibles de devenir des cibles soient en mesure de prévenir et de maîtriser des attaques terroristes qui ne disposeraient pas du soutien logistique d’États organisés. Il est vrai que les attaques conduites par Al Qaïda se sont faites rares, que la mobilisation des moyens techniques et humains permet de déjouer les tentatives d’attentats dans la plupart des cas. Il ne semblerait pas que la réédition d’un 11 septembre soit possible. Si c’est le cas, ce serait plutôt une bonne nouvelle.
La menace qui par contre serait pour Xavier Raufer la plus importante serait celle des marchés criminels qui auraient la capacité grâce aux profits générés de corrompre et d’acheter à peu près tout sur terre. La corruption des politiques dans des états faibles ou des pseudo États est extrêmement facile, et cela concerne également des pays comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou le chef de la police nationale a été condamné à 15 ans de prison pour avoir été le dirigeant d’une des plus importantes entités criminelles du pays, tout comme l’Ukraine ou un oligarques a été en mesure de s’emparer d’une des plus importantes banques du pays. Le chiffre de 650 milliards de dollars est avancé pour quantifier les marchés criminels avec deux pôles particulièrement importants, le trafic de stupéfiants pour 320 milliards le trafic d’êtres humains pour 32 milliards. Le trafic d’objets d’art représenterait 23 6 milliards tandis que le trafic d’armes légères ne représenterait que 300 millions à 1 milliard de dollars. Le trafic de carburant serait estimé par contre à 11 milliards de dollars et le trafic de bois précieux à 7 milliards. La particularité de ces marchés criminels c’est que l’essentiel des bénéfices est désormais directement capté par le crime organisé transnational. Les profits sont exponentiels et pour le seul trafic de cocaïne vers les États-Unis le rendement va de 500 millions de dollars en face agricole après de 30 milliards pour la vente en gros, demi gros, et détail. Les flux financiers illicites, argent sale et évasion fiscale, le plus souvent en direction des pays riches représente des montants absolument considérables à l’échelle de la richesse nationale des pays les plus pauvres. Selon les estimations de la banque mondiale pour le Bangladesh, cela a pu représenter 3 milliards et demis de dollars entre 1990 et 2008.
Enfin, l’auteur étudie l’explosion de la criminalité dans le monde arabe musulman, et notamment un pays qui a pu apparaître comme un océan de stabilité pendant de très nombreuses années, l’Arabie Saoudite. Dans des territoires où les états sont incapables de protéger les droits, les biens, et les transactions de la population, les organisations criminelles transnationales peuvent remplacer aisément les états déficients. Dans les états développés, d’après l’auteur, les problèmes posés par la criminalité organisée transnationale viennent gangrener des flux migratoires mal contrôlés. La constitution de ghettos permet très rapidement la constitution de zones de non droit, dans lesquelles la criminalité prospère en même temps que l’économie souterraine.
Enfin, et c’est sans doute la partie la plus surprenante de cette étude, l’auteur évalue le coût de cette criminalité toujours plus chère pour les états. À l’échelle des États-Unis, la toxicomanie génère des dépenses évaluées à 60 milliards de dollars pour la police, la justice, les prisons, 11 milliards de dollars pour les dépenses de santé et 120 milliards de dollars en termes de pertes de productivité, en comptant les traitements spécialisés les incarcérations et les décès prématurés. À l’échelle de l’Australie l’activité du crime organisé aurait coûté à l’État australien 15 milliards de dollars. Enfin l’auteur s’interroge sur les débats en cours dans différents pays sur la dépénalisation des drogues dites douces. Selon lui, cette dépénalisation ne serait pas véritablement la solution dans la mesure où les entités criminelles en charge du trafic ne sont plus de simples organisations mais de véritables cartels, des confédérations hybrides et multifonctionnelles ou la drogue n’est plus du tout le seul commerce pratiqué. De fait, une dépénalisation du cannabis aurait l’avantage d’ouvrir des marchés pour diffuser d’autres produits. Ce point de vue peut-être évidemment discuté.
La capacité de riposte face au développement de cette criminalité transnationale dépend des deux points de vulnérabilité de ces différents mouvements. L’activité transnationale suppose des réseaux de transport et des réseaux de blanchiment d’argent, et c’est sans doute sur ces deux points de passage obligés que les efforts doivent porter.
Dans le dossier que la revue consacre à la corne de l’Afrique, l’ouverture est faite par le géographe Alain Gascon, qui présente le rapport particulier entre l’Éthiopie et le temps. Le pays a été bâti à partir du mythe du royaume de Salomon enraciné dans l’ancien le nouveau testament et le Coran. Les Éthiopiens y sont très attachés car cela fonde les traits fondamentaux de leur identité et donne un sens à leur histoire. L’église monophysite Éthiopienne observe les prescriptions de la loi de Moïse, y compris la circoncision et la proscription du porc. L’auteur ne précise pas s’il y a dans ce domaine des prescriptions particulières concernant le halal ou le kasher, mais cela est probable. Le Coran accorde aux Éthiopiens un statut particulier parmi les gens du livre car la tradition rapporte que l’un des rois d’Éthiopie a accueilli des compagnons persécutés du prophète. Enfin sur ce territoire on trouve une minorité d’Éthiopiens judaïsés, les Falashas, dont l’intégration en Israël, pour ceux qui ont émigré, ne semble pas avoir été très facile. L’Éthiopie connaît aujourd’hui des divisions multiples, le fédéralisme semble être la solution pour maintenir l’unité de ce territoire extrêmement varié, même si cela n’a pas pu empêcher la sécession de l’Érythrée.
Maxime Lachal s’intéresse au détournement des eaux sacrées du lac Tana en Éthiopie vers les centrales fédérales de production hydroélectrique. Selon cet auteur cela peut générer de nouvelles tensions régionales. Dans ce pays où le taux d’accès à l’électricité est très faible, 20 % en milieu urbain et 2 % en milieu rural, où vit près de 80 % de la population, dans un pays de 67 millions d’habitants, la faiblesse du secteur de l’énergie a des répercussions négatives sur l’ensemble de la société. Le nouvel État fédéral entend développer un secteur de la grande hydraulique mais les pays voisin de l’Égypte et du Soudan ont prévu également de grands projets. Le lac Tana est au contact direct de la partie amont du Nil bleu ce qui pose évidemment des problèmes considérables dans les relations avec l’Égypte. À partir de 2001 la mise en eau de deux centrales électriques a entraîné des minima historiques quant au niveau du lac, ce qui pose la question de l’approvisionnement en eau potable pour les riverains. La baisse des aquifères au-delà de 8 à 10 m de profondeur n’est pas dénuée de conséquences. La baisse du niveau du lac favorise l’apparition de terres cultivables supplémentaires, pour près de 400 km², mais des rivalités se font jour entre la nécessité de protéger les écosystèmes côtiers et la faim de terres des populations locales. Pourtant, le développement de l’hydroélectricité en Éthiopie pourrait générer une coopération régionale avec les pays voisins. Mais l’Éthiopie reste un pays pauvre, avec un PIB par habitant estimé entre 200 à 300 $ par an, et un déficit chronique de près de 1 milliard de dollars. Le pays est étroitement dépendant de l’aide alimentaire qui représente 300 millions de dollars par an.
Si d’après l’auteur, la situation géopolitique de l’Éthiopie semble se dégager, elle paraissait durcir au contraire l’intérieur. La question des eaux du lac Tana reflète certains dysfonctionnements en matière de décentralisation du pouvoir. La capitale Addis-Abeba concentre l’essentiel des pouvoirs décisionnels et elle impose ses choix à la région Amhara, là où se trouve le potentiel hydroélectrique du pays.
Hanna Ouaknine, dans Shebab et jeunesse somalienne, un pilier devenu pilon.
L’action violente du mouvement islamiste Al Shebab ont fragilisé la jeunesse du pays. Au sein de la société somalienne, eu égard à la faible espérance de vie de la population, les jeunes ont une importance particulière. Dans cette société clanique la présence des jeunes reflète la capacité du clan à se défendre en cas de conflit. Avec la guerre civile qui débute en 1991 de nombreuses familles ont quitté le territoire somalien. Les jeunes émigrés de cette génération déracinée sont devenus les cibles de recrutement des milices islamistes. D’après l’auteur ces recrutements se déroulent dans les communautés expatriées, au Canada, aux États-Unis, en Australie, aux Pays-Bas, mais aussi au Royaume-Uni en Suède. Ces milices ont pu également recruter au Kenya et au Bangladesh. La milice Al Shebab, impose un contrôle strict de la plupart des aspects de la vie sociale, à commencer par l’éducation. Les écoles ont pu devenir des cibles militaires et dans les nouvelles écoles créées par la milice l’enseignement de l’anglais des sciences pu être interdit et remplacé par l’apprentissage de l’arabe des études islamiques. Afin de maintenir son contrôle sur la partie sud somalienne la milice s’est engagée dans une politique de terreur envers la population, multipliant les interdictions les attentats ciblés contre les représentants politiques ou religieux des autres mouvements. L’objectif du mouvement et l’instauration d’un émirat islamique sur l’ensemble du territoire somalien. La milice organise des expéditions militaires contre les territoires voisins du Somaliland et du Puntland, les entités autonomes situées au nord du pays. De la même façon, au sud, les milices mènent le combat contre le Kenya voisin, ce qui se traduit par une intervention militaire de ce pays en décembre dernier. Il semblerait que dans le cadre de la rivalité entre l’Éthiopie et l’Érythrée, les milices AL Shebab reçoivent un soutien de militaires érythréens.
Éric Frécon, chercheur au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux, rédacteur en chef adjoint de la revue Diplomatie présentée sur la Cliothèque, propose une double réflexion sur Djibouti et Singapour des cités entrepôts menacées par la piraterie. Cet article présente l’organisation des groupes de pirates, situés à la périphérie de ces deux cités États, dans des espaces qui sont touchés par la destruction de l’écosystème marin, privant les pécheurs de leurs ressources. Si le développement du port de Singapour est connu, comme le deuxième plus grand port au monde jusqu’en 2009 pour le tonnage et pour les containers en 2010, le port de Djibouti soutenu par l’autorité portuaire de Dubaï commence à connaître un fort développement. Dès 1990 une présence militaire américaine, largement antérieure au redéploiement de l’aéronavale des États-Unis en Asie orientale et sud orientale a été autorisée par le premier ministre de Singapour. C’est à partir de Djibouti et de Singapour que s’organise la lutte contre la piraterie endémique, avec beaucoup plus de facilité tout de même pour la cité état d’Asie, en raison d’une antériorité dans la prise de conscience du problème et de moyens tout de même plus importants, porté par une économie florissante.
Sonia Legouriellec, présente les trois trajectoires de sécession dans la corne de l’Afrique : le Somaliland, l’Érythrée, le Soudan du Sud.
Ces trois nouvelles entités dont la naissance se fait au nom de la paix de la stabilité remet en question l’équilibre régional. L’accès à la reconnaissance internationale s’est déroulée pour les trois entités à des périodes selon des formes différentes. L’Érythrée a accédé à l’indépendance après l’autorisation préalable du gouvernement éthiopien en 1991, de facto, et de jure en 1994 après le référendum d’avril 1993. Concernant le Soudan du Sud, les accords de paix signées au Kenya le 9 janvier 2005 par la rébellion sudiste et par le gouvernement du Soudan ont ouvert la voie au référendum d’autodétermination. Celui-ci s’est déroulé en 2011 et un nouvel État est né de cette partition. Il est à noter que des conflits de moyenne intensité semblent perdurer dans les zones frontalières.
Enfin le Somaliland s’est autoproclamé indépendant selon la même logique que l’Érythrée mais sans que cette indépendance ne soit internationalement reconnue. Cette auto proclamation s’est déroulée en mai 1991, mais cela a été renouvelé en mai 1993 en 1997. Dans les trois cas les scrutins référendaires ont recueilli des scores élevés se situant très largement au-dessus des 90 %.
Après la sécession, le défi reste grand pour ces nouveaux états qui ont la charge de recomposer des sociétés traumatisées par les années de guerre. Les divisions internes persistent renaissent, nous y faisions allusion pour le sud du Soudan, et dans les trois cas, des états sont à construire. La question posée par l’auteur de cet article est intéressante car dans cette corne de l’Afrique la multiplicité des groupes ethniques, des appartenances religieuses et linguistiques peut parfaitement favoriser d’autres sécessions et la constitution de nouveaux micro États. Ces micros états sont, rappelons-le particulièrement vulnérables à la constitution de réseaux criminels transnationaux parfaitement capables de les phagocyter. La question de la sécurité dans l’accord de l’Afrique reste ainsi posée et il est évident que le maintien de la présence militaire française à Djibouti peut apparaître comme un élément de stabilité en mettant en œuvre des forces très mobiles et particulièrement efficaces pour mener des opérations de pacification. Le terme peut choquer mais il est clair que cette corne de l’Afrique qui voit passer sur ses rives une partie importante du trafic maritime de l’économie mondialisée ne peut laisser indifférente les grandes puissances.
Dans les varia de cette revue, deux articles méritent également d’être mentionnés, notamment celui de Christophe Alexandre Paillard qui présente la politique de sécurité de l’Espagne qui subit très clairement les conséquences de la grave crise économique, sociale et financière qui la touche depuis 2007. Le pays semble vouloir tourner la page de son histoire militaire et de son armée, impliquée, il est vrai, dans une guerre civile. L’échec de l’aventure irakienne conduite par José Marie Aznar sous la houlette des États-Unis a détourné les citoyens espagnols de toute velléité de réaffirmation de la place de leur pays sur la scène internationale. Pourtant, dans le cadre d’une défense de la Méditerranée, la position de l’Espagne est importante et il est clair qu’une véritable politique européenne de défense devrait intégrer ce pays dans le dispositif.
Pour conclure, Giuseppe Gagliano présente un article sur les réseaux sociaux, alter mondialiste et contre sommets.
Les réseaux sociaux sont très clairement instrumentalisés par les mouvements alter mondialiste, comme moyen de relations et de communication de masse opérée dans le cyberespace. Ils sont utilisés dans un contexte de conflit asymétrique et représentent toute la palette possible de ce que l’on appellera pour des raisons de commodité de langage la subversion, des mouvements antimondialisation, aux groupes anarchistes insurrectionnels, en passant par des groupes xénophobes ou d’extrême droite. L’auteur prend des exemples dans le contexte italien en présentant les différents réseaux et forums qui sont issus du mouvement Hacker et qui s’inscrivent dans une logique de contre démocratie, une expression qui souligne le rôle toujours plus important que les mouvements alter mondialiste jouent dans la supervision la critique des institutions titulaires des pouvoirs politiques et économiques.
Ce que l’article ne dit pas, c’est la relative fragilité de ces réseaux qui s’appuient tout de même sur des plates-formes matérielles dont les utilisateurs n’ont pas la maîtrise. De plus, le caractère public ou semi-public de ces réseaux en facilite la pénétration et par voie de conséquence le recueil d’informations sur ses promoteurs. De ce point de vue, même si les réseaux sociaux ont pu jouer un rôle en matière de mobilisation, et cela s’est vu récemment lors des révolutions arabes dont l’auteur ne parle pas, il n’en reste pas moins que cet au-delà du monde virtuel que peuvent se réaliser les tentatives de transformation ou de bouleversement de l’ordre établi. Le cyberespace est un champ de bataille mais il n’est assurément pas le seul, et on aurait envie de rappeler cette citation du colonel Ardent du Picq, qui rappelait, dès avant la guerre de 1870, que : « l’homme reste et demeure l’instrument premier du combat. »
© Bruno Modica