Saber MANSOURI, helléniste et arabisant, enseigne actuellement à l’Ecole pratique des hautes études. Il a soutenu une thèse sur le travail à Athènes au IVème siècle av. J.C sous la direction de Pierre VIDAL-NAQUET. Il est également l’initiateur et le directeur de la collection Maktaba lancée chez Fayard en mai 2003, ayant vocation à diffuser et faire connaître des textes inédits de la culture arabo-musulmane.

L’auteur nous dévoile d’emblée le fil rouge de son livre: celui de remettre l’Athénien et ses opposés – l’esclave, l’affranchi, l’étranger et le métèque – dans leur environnement social de travail et leur place au cœur du jeu politique de la démocratie athénienne au début du IVème siècle avant J.C. Bien structurée, l’étude s’articule autour de sept chapitres qui tentent d’aborder tous les problèmes des rapports entre ces nouveaux venus et la politique. Les trois premiers chapitres se focalisent sur les artisans, les commerçants et leur rapport à la politique. Cette frange de la population est perçue à travers le prisme des intellectuels alors en vogue à Athènes : Platon, Aristote et Xénophon. Dans le quatrième chapitre, il est question du fonctionnement et de la participation des ces artisans et commerçants dans les différentes institutions de la démocratie athénienne ainsi que de leur participation à la guerre. L’auteur évoque également la pratique quotidienne de la politique en dehors des institutions de la cité, que ce soit aussi bien dans les ateliers de parfumeur, de coiffeur, de cordonnier, de foulon ou bien dans les tavernes faisant de ces lieux, de véritables continuum de la vie politique. Cette complémentarité avec les véritables institutions démocratiques font donc vivre, au cœur de la population athénienne, le système établi par Périclès au siècle précédent. Le cinquième chapitre porte sur les citoyens propriétaires d’ateliers, les concessionnaires miniers, les grands commerçants et leurs rapports à la politique. Enfin, dans les derniers chapitres six et sept, sont évoqués les non-citoyens artisans et commerçants. Il n’est pas seulement question de leurs rapports à la politique dans l’agora, mais de leur participation à la guerre ainsi qu’à leurs différentes contributions financières, notamment pour les emblématiques liturgies.

Avec ce titre un tantinet provocateur, l’auteur réussit le tour de force de susciter en nous divers questionnements sur un sujet – la démocratie athénienne – que nous pensions usé jusqu’à la corde, tant il était apparu que l’étude de cet objet historique nous paraissait abouti, exploré de fond en comble et ce, depuis une bonne vingtaine d’années par d’éminents spécialistes du monde grec antique. Exit donc cette fumiste idée sous-jacente qui présentait ce sujet comme vidé de sa substantifique moelle ! Or, il n’est que de parcourir la brillante étude menée par Saber MANSOURI pour se convaincre du contraire. Sous un angle d’attaque novateur, nous percevons progressivement et sous un jour nouveau, l’Athènes du IVème siècle avant J.C et la multiplicité des acteurs, citoyens ou non, qui participèrent activement au fonctionnement des institutions démocratiques de cette cité. Il faut dire que le contexte dans lequel s’est inscrit puis développé le système démocratique athénien n’avait rien d’un long fleuve tranquille.

GUERRES ET DOMINATION D’ATHÈNES

Le nouveau régime démocratique a été conforté par des événements extérieurs, les guerres médiques dans un premier temps où la victoire de Marathon légitima la démocratie par les armes. La seconde guerre médique (481) voit une fois de plus les Grecs, cette fois-ci majoritairement unis, vaincre les Perses. Athènes fut la grande gagnante de cette guerre car elle fournit les deux tiers de sa flotte de guerre qui l’emporta à Salamine (480 av J.C.). La mer Egée fut donc reconquise dans la foulée. Redoutant un retour des Perses, les citées grecques décidèrent de créer la ligue du Délos, organisation défensive et dont le commandement revint à Athènes. Ainsi donc le modèle démocratique qui régna à Athènes connut une montée en puissance continue, mais pas seulement. La politique, mais également le secteur culturel et artistique jusqu’au déclenchement de la guerre du Péloponnèse (431) rayonnèrent à travers tout le monde grec. Côté littérature, ce fut une explosion de créations avec des historiens tel Hérodote et Thucydide, des poètes tragiques avec Eschyle, Euripide, Sophocle et comiques comme Aristophane et, bien entendu, avec les incontournables Socrate et Platon. Mais, bien que très attachés au modèle démocratique, les Athéniens n’ont jamais été mus par la volonté d’exporter ce modèle. Et, de ce fait, la ligue de Délos ne fonctionna plus au bénéfice des alliées d’Athènes et devint même un fardeau pour les cités grecques mises en coupe réglée par la démocratie athénienne ! Ce IVème siècle qui débute est donc annonciateur d’une très grande vivacité intellectuelle. D’autres pans de la société grecque sont touchés : économie, réflexions philosophiques, renouveau religieux se développent parallèlement aux tensions sociales qui cisaillent une sociétés très durement touchée par la guerre, la famine, et la peste. Saber MANSOURI démontre ainsi clairement que le premier devoir du citoyen était de défendre sa cité, qu’il ait été doté ou pas du fameux sésame de la citoyenneté. Que l’impérialisme athénien ait favorisé le modèle démocratique est donc une évidence. Conçue comme une participation de tous aux affaires de la cité, la démocratie est une conséquence logique du fait militaire. Il faut bien, pour défendre la cité, rémunérer les citoyens ou les esclaves et les affranchis qui patrouillent en mer Egée par exemple. Et les plus pauvres des citoyens athéniens ont tout a gagner à poursuivre les services militaires afin d’améliorer leur quotidien ou leurs soldes. On peut alors comprendre pourquoi les adversaires de la démocratie, tel Platon, aient été les plus virulents face à l’impérialisme développé par Athènes. Lorsque Sparte anéantit la flotte athénienne en 404 et fait chuter l’empire d’Athènes, la démocratie n’y survivra pas et, pour quelques mois, une oligarchie pro-spartiate et anti-impérialiste prend le pouvoir. L’état de guerre prolongé a entraîné des mutations sociales et rapides. Certains y ont trouvé leur profit tandis que d’autres ont vu leur quotidien s’écrouler. Traumatisés par l’échec de l’idéal hégémonique de la cité, et notamment Athènes, les Grecs vont alors s’interroger sur les valeurs qui la sous-tendent alors que la conquête macédonienne sur les anciens belligérants sonne le glas de l’indépendance politique.

ÉVOLUTION DES RÉGIMES POLITIQUES

Le IVème siècle s’achève donc sur la conquête macédonienne et la fin de l’autonomie politique des cités grecques. Leurs luttes stériles ont débouché sur un affaiblissement complet de tous les belligérants. Et de là à parler d’une décadence des cités, le pas a été vite franchi, peut-être trop hâtivement. A Athènes, les institutions politiques se sont sans cesse adaptées, modifiées pour faire face aux nouvelles conditions militaires mais aussi financières et ce, depuis la guerre du Péloponnèse. C’est ainsi que s’est progressivement affirmé un nouveau genre de personnel politique dont Cléon représente désormais la figure de proue. Quelle différence entre Périclès et Cléon ? La rupture ne s’opère pas sur la différence des politiques menées par tel ou tel chef de file mais bien sur l’origine de la classe sociale du personnage. Car pour la première fois, dans la démocratie athénienne, ce n’est pas un aristocrate qui tient le haut du pavé, mais un riche tanneur ! Lentement, ces nouveaux riches tirent, contrairement à l’aristocratie foncière, leurs subsides de revenus variés tels le commerce ou l’artisanat, pratiques abhorrées par Xénophon pour qui le travail de la terre ou la guerre représentent des valeurs corollaires de responsabilité politique. Ainsi donc, en cette fin de Vème et début de IVème siècle avant J.C s’impose, dans le fonctionnement de la démocratie athénienne, une foule d’artisans et de commerçants. Or, cette mutation du corps politique athénien s’effectue d’autant plus lentement qu’elle choque profondément les plus aisés des Athéniens. Désormais, pour les aristocrates, la carrière politique n’est plus tracée d’avance. Reste l’aventure personnelle car il ne saurait être question de se sentir solidaire de ces nouveaux venus, cordonniers, charpentiers et autres banquiers qui siègent désormais à l’agora !

JUGEMENTS DE VALEUR

Ce IVème siècle avant J.C a longtemps été considéré comme décadent. La cause toute trouvée s’expliquerait par la déliquescence et le dysfonctionnement des institutions démocratiques athéniennes. Certes, l’idée est séduisante en elle-même car basée sur les œuvres des trois grands auteurs que furent Socrate, Platon et Xénophon. Que ce soit dans les écrits d’Aristote comme dans la Politique et dans la Constitution d’Athènes, ou comme celles de Platon dans la République et dans les Lois, les auteurs proposent des modèles de cités idéalisées, qui puisent leurs racines dans un passé idéalisé permettant de diriger au mieux les affaires de la cité, le travail de la terre étant par exemple interdit aux citoyens de ces cités modèles. Xénophon, aristocrate et propriétaire foncier, ennoblit au contraire ce travail terrien mais pour mieux lui opposer les activités décriées de l’artisanat et du commerce. Saber MANSOURI décrypte avec justesse les analyses de ces trois intellectuels afin de démontrer que cette situation ne correspondait en rien à la réalité de l’Athènes du IVème siècle avant J.C et que subsistait une population d’artisans et de commerçants qui, lorsqu’ils devenaient citoyens, étaient étroitement associés à la vie politique de la cité. Le second point soulevé par cette étude historique nous montre que cette nouvelle génération de banquiers, boutiquiers et autres commerçants n’a pas représenté une bourgeoisie venant se substituer aux anciennes familles aristocratiques. Ce n’était pas, non plus, un groupe homogène venu défendre des intérêts communs afin de faire pièce à l’ancienne aristocratie foncière. Ce furent plutôt des hommes propriétaires de leurs propres affaires, d’armateurs, de concessionnaires miniers ou d’ateliers d’esclaves qui, s’étant enrichi, purent tout à loisir briguer les différentes charges des institutions démocratiques et financer liturgies et autres contributions afin de s’attirer les faveurs du démos. Troisième point, à côté de ces nouveaux riches, de nombreux métèques, qui ne pouvaient participer par définition à la vie politique car non dépositaires de la citoyenneté, n’en participaient pas moins aux activités de la cité. Tout au long des guerres incessantes qu’Athènes mena, de nombreux métèques et étrangers offrirent des triéarchies, c’est-à-dire l’entretien d’un navire de guerre déjà équipé mais qui doit être remis en l’état au bout de l’année. Et, en temps de guerre, les charges sont particulièrement écrasantes ! Mais nous ne y trompons pas. Athènes n’est pas non plus devenue une République d’artisans. Elle ne fut pas, non plus, une République de commerçants. Ainsi, la notion d’homo politicus de Max Weber, pour qualifier le citoyen athénien, doit être utilisée avec précaution.

MULTIPLICITÉ DES SOURCES

Saber MANSOURI tente ainsi de décrypter, à travers une analyse fine, que les artisans et commerçants ont toujours été considérés comme des sujets non politiques à Athènes. Or, les Athéniens quels qu’ils soient travaillaient et faisaient de la politique. Si l’on souhaite donc appréhender de façon plus précise les réalités catégorielles de ces artisans, il ne faut pas seulement se contenter des seules sources philosophiques. La démarche positiviste qui consiste à laisser parler un certain type de textes ne peut que conduire à reproduire des idéaux-types qui méprisent les travailleurs manuels. Hormis les textes d’Aristote, de Platon et de Xénophon, d’autres sources telles les représentations théâtrales d’Aristophane ou les orateurs attiques comme Thucydide nous éclairent sur le fonctionnement de la démocratie athénienne. Platon et Aristote reconnaissent l’utilité professionnelle des artisans et commerçants mais discréditent ces derniers en invoquant leur autarcie, leurs gains limités. Bref, ils ne peuvent participer activement aux institutions et les deux auteurs plaident même pour deux agoras, l’une économique, sorte de chambre basse, et l’autre, politique, où siègerait les élites. Cette conception correspond à la notion platonicienne de la citoyenneté et à la nette distinction entre métier politique – celui des citoyens – et économique, – celui des non-citoyens. Même son de cloche chez Xénophon où la politique, la guerre et l’agriculture sont les métiers par excellence des citoyens. Cette conception apparaît clairement dans l’Economique. Et pour les artisans, Xénophon enfonce le clou en affirmant que ces derniers ne doivent sous aucun prétexte prendre les armes pour défendre le territoire de la cité, contrairement aux paysans ! Cette conception de la cité correspond donc au modèle aristocratique. Dans les Mémorables et les Revenus, Xénophon assouplit cependant sa position élitiste. Le citoyen, propriétaire foncier peut désormais s’adonner au commerce. Et de démontrer preuve à l’appui que non seulement l’artisanat et le commerce permettent l’autarcie mais ouvrent des perspectives intéressantes pour celles et ceux désirant s’adonner à des prestations publiques et par conséquent, d’occuper des charges politiques non négligeables. La figure du commerçant se transforme donc. Il passe du vulgaire chercheur de ses propres intérêts privés à celui de subsides et d’enrichissement pour la cité. Mieux. Xénophon encourage les métèques à et les étranger à s’installer à Athènes, ce qui, selon lui, suffirait à remplacer les ressources que tirait Athènes de son empire.

Aristophane (445 – 386), auteur de comédies politiques de ce dernier quart du Vème siècle avant J.C prend le contre-pied des philosophes dans une Athènes qui assume collectivement par le biais de son peuple la responsabilité du pouvoir. Le régime démocratique athénien fut plus que jamais conforme à l’étymologie du mot, le « pouvoir au peuple ». Les pièces d’Aristophane représentent pour le peuple un exutoire, mais de manière momentanément subversive, de l’ordre social. Petite revanche momentanée pour ceux, majoritaires comme les artisans, commerçants et paysans, qui en supportent la pression. Aristophane s’adresse directement au peuple, l’amuse, le divertit, le fait rire de lui même et pas seulement des puissants du moment qui sont aux rênes du pouvoir. Or, si les pièces comiques raillaient volontiers plus le peuple que les élites de la cité, c’est parce que, en vertu du tirage au sort, chaque Athénien se voyait exercer le pouvoir. Artisans et commerçants donc, mais aussi et surtout la masse des sans-grade, des plus pauvres et des moins instruits. Il n’y a qu’à parcourir les trois premières pièces de l’auteur comique pour s’en rendre compte : les « Acharniens », les « Cavaliers » et les « Guêpes ». C’est donc le peuple, en sa qualité de décideur, qu’Aristophane entend bien faire rire de lui-même. Bien entendu, les élites ont réagi face à ces pièces comiques et se sont érigés en force contre les conséquences de la désignation des magistrats par tirage au sort par exemple. Les manuels prennent donc provisoirement l’ascendant sur les vieilles familles aristocratiques durant l’exercice de leur mandat politique. Or, Saber MANSOURI nous met en garde. Même si les décisions du petit peuple pèsent lourdement sur les épaules des riches pour financer, par exemple, l’équipement des navires de guerre ou supporter les expéditions lointaines qui peuvent tourner au désastre comme en Sicile en 415, il n’y a pas l’ombre d’une quelconque revendication catégorielle de la part des artisans ou des commerçants.

En conclusion, l’ouvrage de Saber MANSOURI remet à plat l’idée que nous nous faisions de la démocratie athénienne et de la conception irénique que nous en avions. Artisans et commerçants, longtemps considérés comme des objets non politiques, participent donc activement à la gestion de la cité athénienne. Tout au long du IVème siècle, plusieurs meneurs politiques furent recrutés parmi ceux ayant des intérêts économiques et notamment Nicias, Cléon et Démosthène, considérés comme signe du déclin du système démocratique athénien. Ce IVème siècle a connu un essor économique, une intense activité minière ce qui transcendé les clivages sociaux. De simples citoyens, des affranchis et des métèques se sont vus progressivement propulsés à la tête de fortunes colossales. Utilisant à leur tour de la main d’œuvre servile, ces nouveaux politiciens pouvaient, grâce à leurs subsides tirés de leurs activités, avoir une disponibilité politique. Même son de cloche pour le métèque qui n’est pas un citoyen. Il fut cependant impliqué dans le système économique et par conséquent, par la politique et la cité qui l’accueillait. Preuve en est des éloges, discours et autres décrets rendant publiquement hommage au rôle des métèques. L’esclave, pour sa part, fournissait le gros des bataillons de l’artisanat, de l’activité minière mais aussi de l’activité bancaire. Certains d’entre eux, comme Pasion et Phormion, ont pu accéder à la citoyenneté grâce aux différents services rendus à la communauté des citoyens athéniens. Cela prouve donc la sélectivité de l’accès à la citoyenneté. Cet ouvrage, très charpenté et extrêmement documenté, nécessite néanmoins un rafraîchissement des connaissances historiques du contexte politique athénien des Vème et IVème siècle avant J.C. Le système démocratie, qui, aux dires de Winston CHURCHILL était le pire régime à l’exception de tous les autres, n’a donc pas fini de nous surprendre !

Bertrand Lamon