Nathalie Heinich, chercheur au CNRS, est spécialisée en sociologie de l’art, en sociologie de l’identité et en histoire des sciences sociales. Elle est l’auteur notamment de « Le triple jeu de l’art contemporain » ou encore « Le bêtisier du sociologue ». Le but clairement affirmé de l’ouvrage est de comprendre comment un objet se patrimonialise et l’auteur choisit de décrire tous les aspects de ce qu’elle nomme la « chaîne patrimoniale ». Il s’agit donc de dégager le système de valeurs qui président aux choix. Le livre est composé de trois parties d’inégale longueur. Il navigue entre le très conceptuel, notamment dans la dernière partie, et le très concret avec des retranscriptions de dialogues ou de réunions. Des encarts en grisé sont d’ailleurs le moyen employé pour faire ressortir ces « hors textes ». Une introduction assez classique, mais bien menée, s’intéresse à ce que l’auteur nomme l’inflation patrimoniale.

Une réalité : l’inflation patrimoniale

Nathalie Heinich décortique ce processus que l’on constate aujourd’hui et l’appuie de quelques chiffres significatifs. Il s’explique d’une triple façon. L’inflation est d’abord chronologique puisque le champ de ce qui est protégé s’étend toujours plus et jusqu’à des œuvres d’artistes contemporains. A un moment il avait été décidé que pour être classé, l’auteur devait être né depuis cent ans au moins, et pourtant ce critère a été oublié sciemment comme pour Auguste Perret. Autre explication avancée, elle est cette fois de nature topographique avec la mise en place des secteurs urbains sauvegardés. Elle est également catégorielle avec l’inclusion de fermes, croix de chemin par exemple, là où auparavant n’avaient droit de cité que les cathédrales. Résultat : aujourd’hui, ce sont plus de trois millions de clichés qui ont été collectés ! mais le chemin reste immense car sur 36000 communes environ, un peu plus de 8000 sont inventoriées et 2000 sont en cours d’inventaire. Au-delà des chiffres, on peut reprendre, pour faire comprendre cette volonté d’exhaustivité, la parabole borgésienne du risque d’une carte qui couvrirait la totalité du territoire.

Comment en-est-on arrivé là ?

Il ne s’agit pas de retracer un processus chronologique mais plutôt de savoir ce qu’il y a dans la tête d’un chercheur. Pour résumer une partie des interrogations, on peut comme l’auteur, prendre le cas de la borne Michelin : faut-il la sauvegarder ? et si oui au nom de quoi ? C’est donc à ouvrir la boîte pour savoir comment fonctionne concrètement un chercheur. Nathalie Heinrich rapporte et analyse ce qu’elle a vécu au plus près de la réalité puisque l’on a par exemple la retranscription d’une CRPS (Comité régional du Patrimoine et des Sites). Ce souci de retranscrire le réel va jusqu’à reproduire un exemple de fiche manuscrite. On peut être plus sceptique en revanche sur l’opportunité de quelques photographies noir et blanc comme celle de classeurs posés sur une table. Elle narre aussi les hésitations qui peuvent être le lot des chercheurs (page 224 et suivantes).

Des critères de la patrimonialisation évidents

Il y a des critères prescrits que l’auteur nomme univoque Il s’agit donc de ce qu’on pourrait appeler les critères évidents. L’auteur distingue plusieurs dyptiques comme documenté/non documenté, daté/non daté… Pour rendre son propos moins théorique elle l’appuie souvent d’un encadré qui est une sorte de flash du réel. Ainsi en est-il sur ce point de la discussion lors d’un stage entre deux responsables et des chercheurs pour se mettre d’accord sur ce point. C’est l’occasion de souligner la complexité des processus de décision. « la tête scientifique rechigne à faire intervenir explicitement le critère ….d’authenticité parce que relevant trop manifestement d’un jugement de valeur, alors que la tête patrimoniale ne peut éviter ce pilier de sa propre logique, et que la tête administrative a besoin de donner à ce critère normatif une forme prescriptive susceptible d’outiller le passage de frontière entre inclus et exclus ».

La zone grise de la patrimonialisation

Il y a aussi les critères ambivalents. Cela signifie qu’ils peuvent jouer positivement ou négativement selon les contextes. Il en est ainsi du critère comme décoré, non décoré. La encore l’auteur prend appui sur des cas retraçant l’interrogation qu’elle mène face à un chercheur qui hésite devant une maison décorée. Dans la même catégorie de dyptique, N Heinrich signale celui de l’unique et du sériel qui est particulièrement pertinent. Auparavant on avait tendance à s’intéresser plutôt à l’unique, mais on est revenu sur cette idée. Il y a également des critères latents. Ce sont des « critères moins autorisés, mais pas pour autant illégitimes ». Ils sont donc, sur une échelle d’importance, situés un cran en dessous. Dans cette catégorie, on peut citer vulnérable/protégé, ou encore modeste/monumental. Enfin, on en arrive à des critères proscrits comme la beauté. Ce thème est aussi un bon résumé des non dits, des questions à se poser. Le chercheur est confronté à ce critère alors qu’il ne semble pas devoir être pris en compte. Le chapitre 12 est un résumé très pratique, très analytique des critères qui aboutissent à la patrimonialisation.

Au total, il s’agit d’un livre certes spécialisé, mais dont on pourra extraire des informations très analytiques et très précises, permettant d’aider à penser la question générale de la patrimonialisation. Parfois un peu jargonnant, l’ensemble se lit néanmoins bien grâce à une structure très claire.

© Jean-Pierre Costille