Lilith, première femme d’Adam devenue par la suite reine du royaume du Mal en épousant Satan en secondes noces, a, depuis la création du monde, défrayé la chronique. Tour à tour séductrice car somptueuse, tentatrice car développant un appétit sexuel insatiable, terrifiante car charnelle et vénéneuse, elle peaufina son curriculum vitae en devenant une tueuse d’enfants. Il n’y à pas long à comprendre que nous sommes aux prises avec un sujet historique possédant un casier judiciaire plus que chargé !

A personnage exceptionnel, mesures exceptionnelles pour mener une investigation poussée. Qui de plus aptes que deux femmes comme Michèle BITTON, sociologue, auteure de nombreux ouvrages sur les femmes et l’apport de ces dernières aux savoirs depuis le XIXe siècle et Catherine HALPERNE, journaliste au magazine Science humaines et collaboratrice au supplément « Livres » du quotidien Libération pour se pencher sur le lourd dossier Lilith ? Comment Lilith est-elle devenue ce qu’elle est ?

Son entrée sur scène fut tout d’abord fracassante car c’est bien dans la Bible – rien que çà – qu’elle y fît son unique apparition. Figure féminine centrale de la démonologie juive qui l’a sans aucun doute héritée des civilisations mésopotamiennes lors de l’exil à Babylone, Lilith, personnage méconnu, revient au goût du jour depuis une dizaine d’année sous la plume d’écrits féministes l’érigeant en figure de proue de la rébellion et de l’insoumission des femmes.

Or, la figure de Lilith puis sa rémanence à travers les textes sacrés de la tradition juive comme la Bible, le Talmud puis, au Moyen-Age, le Zohar, l’un des ouvrages majeurs de la Cabale, supposent que ce mythème et ses attributions mortifères se sont peu à peu composés au fil de l’histoire des hommes – et des femmes -, donnant ainsi naissance à plusieurs variantes structurelles. L’affaire « Lilith » est finalement de savoir si, en fin de compte, il existe une filiation entre le féminin et le démoniaque.

Origine antiques de Lilith

L’archéologie nous donna la primeur des découvertes en nous fournissant des indices sur la terrifiante Lilith. On découvre sa trace dans la cité d’Akkad, bien avant la première civilisation mésopotamienne, sous le terme générique des « Lils ». Les akkadiens regroupant alors sous cette dénomination les forces incontrôlables de la nature comme le vent ou la tempête qui prennent corps sous la forme de personnages démoniaques.

Dès cet époque semble apparaître alors une césure entre ces démons : certains deviennent féminins, d’autres, masculins. A Sumer, en Mésopotamie, les tablettes d’argiles évoquent « Lilitu », sorte de courtisane forcément prostituée et envoyée sur Terre pour y séduire les hommes. Mais ce sont surtout dans des formules d’exorcisme où l’on retrouve une filiation démoniaque, notamment dans les civilisations pré-judaïque. On y décèle ainsi un trio létal de démons : lilu, lilitu et l’ardat lili. Cependant, ces évocations ne peuvent, à elles seules, évoquer une quelconque naissance d’un mythe « Lilith ». Le seul point nodal des origines antiques réside dans les méfaits attribués à Lilith dont la séduction et la mort forment l’exorde puis l’inéluctable.

Dans la Bible, c’est dans la Petite Apocalypse d’Isaïe que Lilith y est nommée. On l’y trouve en compagnie des douze Bêtes Sauvages qui se répandront dans le pays dévasté d’Edom, lors du jour du Jugement Dernier. Cette apparition symbolique ne peut se comprendre que dans le contexte eschatologique de la deuxième partie du livre d’Isaïe. Cette ambiance est celle de l’exil babylonien au cours duquel les Juifs, de retour en Palestine, ramenèrent dans leurs bagages certaines croyances aux démons. Ainsi, l’unique mention de Lilith dans l’Ancien Testament s’inscrit totalement dans cette lutte implacable qui oppose monothéisme naissant et idolâtrie. Et les prophètes bibliques, à l’instar d’Isaïe, ne s’y sont pas trompés.

On le voit donc, Lilith n’a pas toujours été la femme fatale et venimeuse venue sur Terre pour envoûter les hommes et tuer les enfants. La construction du mythe de cette figure démoniaque s’étend sur plusieurs siècles avant d’atteindre son apogée au Moyen Age. Mais à la fin de période antique, tous les ingrédients semblent réunis pour voir Lilith se présenter sous le visage qui restera le sien des siècles durant.

Un moyen age prolifique en textes sur l’épouse de satan

Une fois de plus, c’est la période du Moyen Age qui va pétrifier, modeler, voire ciseler la figure démoniaque de Lilith pour voir son mythe prendre forme avec toutes les forces de l’imaginaire populaire. Lilith va peu à peu s’immiscer dans le groupe nucléaire représenté par Adam et Eve pour y gagner d’autres galons : celle de l’insoumise et de la première femme d’Adam !

Eve ne serait donc pas la première femme du Paradis, mais ce serait bien Lilith qui fut donnée au premier homme créé par Dieu. Et, pour la première fois, elle s’insère dans la cosmogonie juive auprès d’Adam au tout début de la Création, là où tout à commencé. Cette interprétation novatrice vient chambouler et renouveler de manière drastique la lecture de la Genèse. De tous les récits juifs mentionnant Lilith, c’est celui sans doute contenu dans l’Alphabet de Ben Sira, qui vécut au IIème siècle avant J.C, qui a contribué le plus à sa résurgence. Ce texte est en réalité une recueil anonyme rédigé en hébreu et en araméen autour du Xème siècle, en Orient. La révélation de cette œuvre est sidérante. On y découvre que la création égalitaire de Lilith, c’est-à-dire issue de la même matière qu’Adam, se conforte auprès de deux textes relatifs à la Création.

Or, l’exégèse à montré que le premier récit, en Genèse 1:24, fut élaboré plus tardivement que le second. Le premier récit biblique est en effet issu de la tradition yahwiste, élaboré après le premier exil au Vème siècle avant J.C. Quant au second texte, il est tiré de la tradition élohiste du judaïsme antique. Pourtant, placé plus loin dans la Bible, ce second récit est antérieur au premier livre de la Genèse ! Qu’est-ce à dire ?

L’intérêt de cette présentation historique est de montrer que la création d’un mythe « égalitaire » entre l’homme et la femme est faux. Ce mythe a, au contraire, été élaboré plus tardivement que celui de la création de la femme comme produit dérivé de l’homme. La version la plus ancienne de la création de la femme comme issue de l’homme sert donc de référence à la première Eve. Outre cette légende de Ben Sira, d’autres légendes juives antérieures ont décrit les différentes tentatives divines destinées à créer une femme digne de ce nom pour Adam.

Et le Créateur ne semble pas avoir réussi du premier coup ! Modèle féminin hautain, produisant des sécrétions ; position sexuelle inversée où l’homme serait dominé…Or, dans un ordre symbolique du monde, l’homme représente le ciel et la femme, la terre. Cette inversion ne peut être par conséquent qu’un signe démoniaque.

On trouve encore des pistes de ce mythe de Lilith comme première Eve dans le Zohar, œuvre majeure du mouvement cabalistique qui commença à se répandre dans le judaïsme à la fin du XIIème siècle.

Source ésotérique commentant le Pentateuque, la plus importante après la Bible et le Talmud, ce texte évoque également la présence de Lilith comme première Eve. Mais ici aussi, Lilith ne semble pas satisfaire Adam et se transforme en simple « aide ».Si la légende de Lilith est connue dans les milieux juifs dès le Moyen Age, les chrétiens la connaisse également. Si les commentaires théologiques de l’exégèse disparaissent pour réapparaître au début de la Renaissance, c’est suite à l’engouement que suscite la découverte de la Cabale, comme en atteste Pic de la Mirandole.

Lilith figure contemporaine féministe

C’est au début des années soixante-dix que les premiers groupes de féministes juives américaines ont vu le jour. Les revendications portaient sur une modification de la loi juive coutumière (halakha), afin que les femmes puissent étudier et participer au culte au même titre que les hommes. Les mouvements féministes, loin de faire table rase du passé, se sont réappropriés le mythe de Lilith en y ajoutant un nouveau volet : celui de la réconciliation imaginaire entre Eve et Lilith.

Cette subversion moderne de la légende a donné lieu à des productions culturelles diverses. Aux Etats-Unis, la revue « Lilith », créée dans les années soixante-dix, paraît toujours de nos jours. Le mot d’ordre de ces parutions se focalise sur l’égalité des sexes au sein du judaïsme. En France, les féministes juives s’intéressent à Lilith mais pour placer le débat sur un autre plan : celui de la place de la féminité au sein de la culture. Les féministes prônent la transgression d’un ordre social qui a asservi les femmes depuis trop longtemps.

Le rapport à la maternité est également abordé. Et certaines femmes font désormais le choix de ne pas avoir d’enfants dans une société qui les regardent désormais d’un mauvais œil. Les lectures féministes éclairent Lilith d’un nouveau jour. Elles font d’elles une victime d’une société inégalitaire qui n’a eu de cesse de diaboliser celle qui remettait en cause l’ordre social. On le voit bien, Lilith reste donc une figure très emblématique mais aussi ambivalente. Les représentations de ce personnage dans la littérature et le renversement opéré par les féministes semble peut-être dire que le regard sur les femmes, dans la société d’aujourd’hui a changé.

Si la figure de la Lilith séductrice a connu une grande fortune, elle ne doit pas occulter la tueuse d’enfant ou bien encore la reine du royaume du Mal. Pour paraphraser Clade Levi-Strauss : « Toutes les versions appartiennent au mythe ».Il est donc vain de chercher une version « originale » pour la comparer à de pâles copies. Il en est ainsi du mythe de Lilith, dont les premières traces de son apparition ont été trouvées sur des tablettes d’argile, voici plus de 4.000 ans.

Un livre en définitive très enrichissant sur une figure troublante de la Bible car attirante, mais ô combien vénéneuse car mortelle. Les deux auteures ont pleinement réussi le tour de force, malgré la difficulté de l’exercice, de nous présenter par le prisme de différentes sources historiques, épigraphiques, archéologiques et exégétiques, la nouvelle égérie des féministes incarnant tout à la fois l’insoumission des femmes et la libération sexuelle.