Cet ouvrage s’inscrit forcément dans un contexte politique particulier. Zemmour, même s’il ne gagne pas les élections, a fait bougé les lignes d’une extrême-droite qui a rarement paru aussi puissante. Dans un contexte mondial où le populisme de droite triomphe par endroit, Zemmour flatte son public conservateur par sa culture et sa maîtrise du verbe et de l’imparfait du subjonctif. En cela, il se place dans la droite lignée de Maurras qui voulait faire triompher son « nationalisme intégral ». Comme lui, il utilise abondamment l’Histoire : c’est la preuve de son amour de la France, contre lequel les autres candidats ne peuvent rivaliser.
Ce petit ouvrageIl était présenté sur France culture le 12 janvier dernier : Eric Zemmour et l’histoire : faux et usage de faux de 134 pages est organisé en 4 chapitres. Facile à lire et clair, il est un outil primordial pour réfléchir à notre manière d’enseigner la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour faciliter cet usage, je propose de le résumer en 3 axes et d’inverser la démarche de l’auteur. Comment Zemmour falsifie l’Histoire ? Comment Zemmour falsifie l’historiographie ? Pourquoi fait-il sciemment cela ?
Comment Zemmour falsifie-t-il l’Histoire ?
Laurent Joly revient sur certaines citations qu’il démonte ensuite avec son expertise.
« Sur le plan des faits, Zemmour est un Historien » clame un chroniqueur de C-news le 22 septembre 2021. « On ne veut pas discuter d’histoire avec moi », dit-il sur Paris Première, 29 septembre 2021.
En réalité, le format des talkshow qu’il maîtrise parfaitement lui fait une formidable tribune. Il s’arrange toujours pour débattre avec des journalistes qui en savent moins que lui… Il est rarement face à un historien. Et quand il y est, comme face à P. Weil, il réplique qu’il est libre de ses interprétations (BFM TV, octobre 2018).
« La France avait perdu la guerre et nous étions obligés de fournir la police française » (Europe 1, septembre 2021).
Pour Laurent Joly, Pétain n’était pas obligé. Il a fait le choix de la collaboration. Prendre acte de la défaite pour donner à la France une place honorable aux côtés de l’Allemagne, c’est le seul choix « réaliste » selon Laval. Mais d’autres choix étaient possibles. S’en tenir au stricte contenu de la convention pour protéger les Français, position conseillée par le diplomate Léon Noël, ou mener une politique en s’en tenant aux strictes termes de l’armistice, position conseillée par le Général Weygand.
Zemmour fait peser la responsabilité sur l’Allemagne en se basant notamment sur l’article 3 de la convention d’armistice du 22 juin 1940. Le Reich « exerce tous les droits de la puissance occupante ». Mais cela ne peut se faire que dans le cadre de la convention de la Haye (1907) : réquisitionner oui, piller non car il doit respecter « les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée ». L’occupant avance prudemment : mise en avant d’impératif sécuritaire pour inciter la prise des mesures d’octobre en zone sud, attente de 1941 pour organiser la spoliation des juifs en zone nord,… la France n’est pas la Pologne et la défense du « on n’avait pas le choix » est une justification a posteriori. « Il s’en est fallu de peu pour que la collaboration mène à la co-belligérance avec l’Allemagne en 1941 » (p. 44).
Les premières rafles à Paris en mai 1941 sont faites sur la base juridique des lois de Vichy. Les arrestations massives de 1942 dépassaient les termes de la convention d’armistice et de la réglementation internationale. Vichy aurait pu s’y opposer mais ils voulaient jouer à fond le jeu de la collaboration, persuadés que l’Allemagne gagnerait la guerre. Les déportations de 1942 sont responsables de 37 000 déportations. Et quand la totalité de la France est directement occupée par l’Allemagne (à partir de novembre 42), il y a 2 à 3 fois moins de déportés.
Durant cette période de « polonisation » (1942-45) Pétain joue un « rôle protecteur » et refuse en août 43 la ratification du décret de dénaturalisation des juifs devenus français depuis 1927. « Dans la foulée, il interdit désormais que la police française participe aux arrestations » (Destin français).
En réalité, C’est Pierre Laval qui s’y oppose aux vues de l’évolution de la guerre : chute de Mussolini, repli d’Hitler. De plus, la police continue de participer aux rafles comme à Bordeaux en janvier 1944, sous les ordres de Papon. Cette dernière année, « seuls » 20 000 juifs sont arrêtés, surtout par la faiblesse des moyens alloués par Berlin, la désobéissance de la police française, l’efficacité des réseaux de sauvetage. Rien à voir avec Pétain.
« De Gaulle n’évoquera pas le sort des juifs dans ses « Mémoires de guerre ». Au procès Pétain, personne ne lui reprocha la livraison des juifs étrangers ». (Destin Français)
En réalité, De Gaulle pointe les « basses persécutions », et les « honteuses horreurs de la persécution juive ». Une douzaine de témoins aborde la question des juifs au procès, ce qui est repris par le procureur : « Je me demande en vérité, comment la situation des Français eût pu être pire ». Elle est aussi reprise par la défense qui échafaude en catastrophe la théorie du « moindre mal ».
De Gaulle a attaqué Léon Blum. Lui aussi était donc antisémite (fin du paragraphe sur De Gaulle dans Destin Français)
Zemmour se base sur une phrase isolée : « Blum est un homme qui n’a jamais pu poursuivre aucune fin nationale, s’appliquant en tout à demeurer étranger à la France ». extrait d’une interview de Claude Guy, 12 février 1948. Une étude plus vaste de la pensée du Général permet de montrer qu’il a toujours reconnu la probité et le désintéressement de Blum. Il est en fait étranger aux intérêts du pays à cause de son internationalisme socialiste.
La République ne vaut donc pas mieux que Vichy. Une première rafle du Vel d’Hiv sous la République « que tout le monde ignorer ou veut ignorer ».
En réalité, Denis Pechanski et Anne Grysberg l’ont mentionné dans leur travaux. Pas de tabou donc. De plus, il faut différencier la rafle de 40 de celle de 42. Celle de 1942 avait pour but la déportation sur des bases raciales. Celle de 1940 vise les ressortissants allemands, juifs pour la plupart, dans un simple but d’internement de populations « ennemis ». Le Royaume-Uni a procéder à la même précaution. Les conditions d’internement y étaient plus confortables. Rien à voir donc.
« Mais on n’a pas commis de crime ». Vichy a sauvé les (des?) juifs français.
24 000 juifs français sont morts, dont des milliers d’enfants… Attaqué pour contestation de crime contre l’Humanité, Zemmour est relaxé par la chambre correctionnel de Paris (février 2021). Le jugement reconnaît que nier la participation de Pétain à la mort des personnes ayant succombé est du négationnisme… mais que Zemmour a simplement dit : a sauvé DES juifs français. Pour Laurent Joly, Zemmour a bien dit LES juifs français et continue de le dire. Un procès en appel devait avoir lieu en 2022. Zemmour, absent, a demandé un report par la voix de ses avocats.
Zemmour falsifie l’historiographie
Pour expliquer qu’aucun historien sérieux n’abonde dans son sens, Zemmour se réfugie dans la théorie du complot. L’ouvrage de Paxton (1973), la France de Vichy est un succès de librairie. Pour le polémiste, c’est l’œuvre d’une haine américaine contre « l’assimilation à la française ». Il clame que le distinguo « juif français protégé »/ « juif étranger sacrifié » était unanime avant Paxton et que plus aucun n’ose émettre cette idée après. Comme Alfred Fabre-Luce avant lui (Pour en finir avec l’antisémitisme), il dénonce un lobby d’historiens qui lisent l’Histoire à travers un prisme juif.
Tous deux se basent sur une phrase du livre de Poliakov (1951) : « du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut le facteur prépondérant ». Mais le reste de l’ouvrage montre en fait plutôt l’inverse : le III° Reich agissait avec plus de retenue à l’ouest pour ne pas heurter l’opinion publique mais pouvait compter sur le zèle du Commissaire aux Questions Juives et au cynisme de Laval, prêt à échanger des juifs contre des avantages. Vichy a largement contribué à isoler les juifs du reste de la population (recensement, numerus clausus, …) ce qui a facilité la déportation. « De cette complicité délibérée, rien ne pourra laver les Vichyssois ». Poliakov explique ce « sort clément » par l’attitude de la population. Quand Fabre-Luce lui envoie son livre, il le parsème de points d’interrogation.
La responsabilité de Pétain n’a jamais fait débat chez les historiens. Zemmour se place par contre dans l’héritage d’un certain nombre de « penseurs ». Il reprend complètement à son compte l’argumentaire de Pétain lors de son procès : « de ce pouvoir, j’ai usé comme d’un bouclier pour protéger le peuple français ». Ses avocats enchaînent : « C’est seule l’action du Maréchal » qui a protégé les juifs français… La théorie est ensuite reprise par un ancien résistant, le colonel Rémi , qui fait dire à De Gaulle dans un article d’avril 1950 que le France avait besoin de deux cordes à son arc : De Gaulle et Pétain. Le Général exulte et parle d’une « crise d’illuminisme ». Rémi quitte le RPR. L’extrême-droite se restructure à cette occasion : l’avocat de Pétain crée un parti pétainiste et est élu député en 1951. J.-M. Le Pen y fait ses classes. Antoine Pinay, ancien pétainiste est élu Président du Conseil et fait voter les lois d’amnistie (1953). C’est dans ce contexte que Robert Aron sort un peu dans l’urgence, son Histoire de Vichy. La préface précise : il faut « apaiser » et « rassembler ». C’est un intellectuel, mais pas un chercheur. Sa documentation est lacunaire : les archives publiques ne sont pas ouvertes et il n’a pas consulté celle du Centre de documentation juive contemporaine.
Il a surtout travaillé sur des témoignages d’acteurs et les sténographies des procès des membres du gouvernement de Vichy. Selon Joly, « les dates et chiffres cités sont presque tous faux ».
Laurent Joly présente par opposition la méthodologie de travail très sérieuse et fouillée de Poliakov et de son collègue Billig. Son étude du Commissariat aux Questions Juives qui sort en 1960 est le résultat de 13 ans de dépouillement : sa conclusion sans appel. L’antisémitisme ordinaire, la lâcheté sont au cœur de la politique de Vichy qui aurait pu dire « non » en 1942. A cette date, l’occupant n’avait plus les moyens de sa politique et c’est Vichy qui assurait le travail. Son travail montre la légèreté de celui d’Aron qu’il critique sévèrement et annonce ceux d’Henri Michel (1966) et Eberhart Jäckel (1968) : Paxton n’a donc pas révolutionné l’historiographie.
L’opinion publique devenant plus sensible à l’étendue du génocide juif, dans le giron du best-seller de 1967 sur la rafle du Vel d’Hiv, et de l’ouvrage de Paxton, les positions pétainistes se font plus discrètes. Mais pas de « doxa ». Le travail de Paxton est évidemment critiqué par d’autres historiens. Ainsi, Klarsfeld (1983) lui reproche d’expliquer le ralentissement des déportations après septembre 42 par des problèmes ferroviaires. Pour lui, Himmler lui-même avait saisi l’impact des rafles de l’été 42 sur la population française, notamment via les prises de position du clergé français. Pour Zemmour, il est impossible que les nazis prennent en considération l’opinion publique. Mais l’occupant a intérêt à ce que le personnel politique ne soit pas contesté, notamment Laval. La France n’est pas un territoire prioritaire pour l’extermination : elle est le territoire d’un possible débarquement et doit être surveillée par des collaborateurs fidèles. 75% des juifs de France ont échappé à la mort, 90% des juifs français insiste Zemmour… mais pas grâce à l’action de Vichy.
Les thèses pétainistes reprennent de l’importance avec l’Histoire de Vichy de François Georges Dreyfus (1990). C’est un universitaire, ancien gaulliste passé par le club de l’horloge. L’auteur plagie des passages entiers d’Aron mais aussi de Pascal Ory. Il multiplie les erreurs factuelles, parle de 145 000 juifs promis par Laval et 110 000 effectivement livrés. Klarsfeld, plus sérieux, en a compté 75 000. Il fait aussi reposer la responsabilité de l’antisémitisme sur la Gauche. Il est d’ailleurs condamné en 1992 pour « contrefaçon partielle ». Comme Zemmour, il s’abrite derrière ses origines juives pour prouver sa prétendue « objectivité ».
Pourquoi Zemmour manipule-t-il l’histoire et l’historiographie ?
Zemmour se défend d’être d’extrême-droite. Mais Laurent Joly le replace parfaitement dans l’Histoire de l’extrême-droite dont il est spécialiste. « Avec une apparence de paix, la France est en guerre civile » écrit Barrès en 1900. Il y dénonce « l’envahissement de notre territoire par des éléments étrangers qui aspirent à soumettre les éléments nationaux ». La ressemblance est troublante… Cette addition de Maurras et de Barrès permet la naissance de l’extrême-droite moderne, nationaliste et xénophobe. Dans les années 1920 et 30, elle s’implique dans les ligues fascistes, puis dans la milice et la collaboration dans les années 40 ce qui la discrédite longuement. Elle agit alors plus discrètement, essayant de retourner les symboles les plus écrasants du Gaullisme et de la Résistance : présentant l’OAS comme les nouveaux résistants. Mais ces discours ne trouvaient pas d’échos à l’époque… alors que ceux de Zemmour oui… N. Sarkozy admettait sur France 5 que ses positions pouvaient faire débat.
Dans le ton et la rhétorique, Zemmour se place également en digne héritier de Bainville, l’historien antiprotestant de l’Action Française, mais surtout de Maurras. Il lui emprunte son assurance à convertir la France, car impossible de ne pas être d’accord avec lui. Son emphase aussi : lui seul connaît le terrain et détient la vérité ; lui seul sait comment sauver le pays, son sens de l’insulte également. Sa condescendance devant les réactions qu’elles suscitent. L’auteur développe notamment les attaques contre les victimes de Mohammed Merah qui ont été enterrés à l’étranger
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Ce qui est par contre inédit, c’est la prétention de rôle politique qu’entend jouer Zemmour. Ses prédécesseurs n’ont joué que des rôles politiques modestes (Drumont député). Il emprunte cette ambition plutôt à Boulanger et Poujade, avec qui il partage cette maîtrise des codes médiatiques et de la communication tapageuse dont les médias du groupe Bolloré sont la caisse de résonance.
De l’extrême-droite, Zemmour veut rassembler. Mais pour les formations de droite, toute alliance avec l’extrême droite est impensable. Laurent Joly parle d’un « verrou » posé par Jacques Chirac en 1998. Les seules politiques ou intellectuelles qui tentaient de le faire sauter étaient marginalisés ou devaient évoluer dans l’ombre. Patrick Buisson, proche de Nicolas Sarkozy est le premier à sortir de cet anonymat. Zemmour fait partie de ces « unionistes ». Pour cela, il souhaite réconcilier pétainistes et gaullistes.
Relativiser l’horreur de Vichy permettrait de réunir les mémoires, mais aussi de justifier les politiques d’exceptions qu’il propose : internement administratif avant expulsion (rappelant la loi du 4 octobre 1940 qui permet au préfet d’interner n’importe quel juif), abrogation de la loi Pleven sur l’expression raciste (qui rappelle l’abrogation en 1940 du décret-loi Marchandeau). Pour lui, le complexe de la droite sur Vichy l’empêche de se donner les vrais moyens de lutter contre l’islamisation du pays. Il tente ainsi de réconcilier le camps des Gaullistes qui pensent que la France en 1940 étaient à Londres et ceux qui pensent que la France de Pétain n’était pas criminelle.
Sur la seconde guerre mondiale, le polémiste va plus loin que ses prédécesseurs : la politique de Vichy est comparativement positive et … elle se justifie par la raison d’Etat. Tout comme des actions contre les musulmans se justifieraient aujourd’hui. Sa falsification de l’histoire n’est donc pas anodine.