Madeleine Lamouille est née à Cheyres (à proximité de Fribourg) en 1907. L’historien et écrivain Luc Weibel qui la connaissait bien (il est le petit-fils d’une famille pour laquelle elle avait travaillé) a consigné ses « mémoires » dans un très bel ouvrage intitulé Pipes de terre et pipes de porcelaine publié en 1978 et réédité en 2021.

Le récit débute par l’enfance même si la structure de l’ouvrage, volontairement fidèle à l’enchevêtrement des souvenirs, sera l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur cette période de la vie de Madeleine Lamouille.
Cette première période de vie est celle de l’évolution dans une famille pauvre, avec un père aimant mais alcoolique et une mère indifférente. La faim se fait sentir régulièrement et la compréhension des inégalités à l’œuvre dans le petit village suisse natal déjà bien pressentie.

La richesse s’y mesure à la hauteur du tas de fumier devant la maison mais également par des humiliations plus subtiles comme à la « Fête-Dieu » durant laquelle les filles les plus pauvres ne pouvaient porter le blanc de rigueur, privilège des plus aisées.

Suit le placement dans un « couvent-usine » à Troyes à l’âge de quinze ans. Le travail débute par l’usine puis vient une affectation en cuisine. L’encadrement religieux et social y est particulièrement pesant. Madeleine Lamouille va ensuite servir comme domestique dans une première famille de Valeyres-sous-Rances. A peine engagée le maître de maison lui déclare (p.39) : « nous avons déjà une bonne qui s’appelle Madeleine. On vous appellera Marie ». Les journées de travail sont sans fin et les salaires misérables. L’autrice a cette formule terrible à propos de ses premiers patrons : « je n’étais pas malheureuse chez les B. On travaillait beaucoup, un peu comme des esclaves bien traités (p.63) ».

La deuxième famille dans laquelle Madeleine Lamouille va servir ne « saluait pas les bonnes ». Parmi les activités de Madame dans cette nouvelle famille : la confection du papier de cabinet pour le personnel. Madeleine Lamouille précise que « les patrons avaient droit au vrai papier de cabinet, au papier hygiénique, les bonnes avaient du papier du journal, que Madame préparait, en petits carrés (p.83) ». Madeleine va rencontrer Marie sur place, cuisinière de la famille. Une solide amitié va naître entre elles. Marie aussi a connu son lot de vexations et de réifications. Chez ses premiers employeurs, elle fut contrainte de chanter des cantiques ; chez les seconds, elle se voit appelée « bobonne » car c’est là la coutume de désigner le personnel de la sorte dans cette famille…
Le titre de l’ouvrage vient d’une discussion effroyable qu’auraient eu en Italie deux « dames » qui, au cours de leur conversation, en viennent à qualifier les « femmes du peuple » de « pipe de terre » et les femmes de leur condition de « pipes de porcelaine » pour bien souligner les « différences » entre elles. Le présent récit est d’une très grande clarté et des plus intéressants, tant il jette une lumière crue sur les conditions de vie de femmes surexploitées en ce début de XXe siècle.

Madeleine Lamouille est d’une très grande sensibilité et son témoignage est de tout premier ordre. Devenue athée, elle dit (page 108-109), que « le clergé ne soutenait pas du tout la classe ouvrière. Il a commencé à s’y intéresser quand elle est devenue plus forte, plus organisée, et qu’il a eu peur du danger communiste un peu partout dans le monde. Ils nous disaient : « vous êtes malheureux sur cette terre, vous devez beaucoup travailler, mais vous serez récompensés dans l’autre monde ». Pourtant la félicité dans l’autre monde, ils la promettaient aussi aux riches, qui l’attendaient tout comme ceux qui avaient souffert et vécu toute leur vie dans la misère et la peine en contemplant la richesse des autres ».

Grégoire Masson