Tensions, provocations, manœuvres militaires se multiplient dans le détroit de Taïwan. Obsédé par son affirmation de puissance, le président chinois Xi Jinping caresse le rêve de la « réunification de la patrie », autrement dit, de l’annexion de l’île de Taïwan d’ici 2049, centième anniversaire de la naissance de la République populaire de Chine. La volonté est claire et sans ambages.

Présentée comme chinoise depuis toujours, Taïwan – l’ancienne Formose – n’a jamais fait partie de la République populaire de Chine. Son histoire est multiple, composée d’héritages divers : autochtones, populations issues du continent, colonisation japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. A tel enseigne qu’aujourd’hui, seulement 5 % de ses habitants estiment avoir une filiation avec la Chine. Alors que l’Empire du milieu se ferme et se radicalise un peu plus chaque jour, Taïwan se situe aux antipodes dans toutes les composantes de sa société : enracinement démocratique, élections, esprit d’ouverture, capacité d’adaptation. Ces facteurs débouchent par conséquent sur une reconnaissance internationale de plus en plus indéniable. Il s’agit donc pour Pékin d’un régime alternatif insupportable situé à une centaine de kilomètres à peine de ses côtes. Le dynamisme et la résilience de ce pays de 23 millions d’habitants attisent les foudres du Président Xi Jinping qui brandit la menace de « séparatisme » sur les braises du nationalisme.

Valérie Niquet, spécialiste des relations internationales et des questions stratégiques en Asie à la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS) nous donne les clefs de compréhension pour remettre en perspective les enjeux cruciaux de ce dossier.

Première précision d’importance : le nom officiel de Taïwan est République de Chine (ROC), terme employé indifféremment pour désigner le territoire administré par les autorités taïwanaises. Parmi les rares instances internationales qui acceptent Taïwan (14 pays au monde dont le Vatican reconnaissent officiellement Taïwan), la Chine impose, comme aux Jeux olympiques par exemple, le terme de « Taipei chinois ». Et, jusque dans les années 1950 en Occident, Taïwan était communément dénommé Formose. Alors que Pékin parle de « réunification » avec Taïwan, l’auteur a préféré le terme « d’unification », Taïwan n’ayant jamais fait partie de la République populaire de Chine.

TAIWAN AVANT TAIWAN

C’est un fait indéniable. La trêve est rompue dans le détroit de Taïwan avec les risques d’un conflit en Asie. Depuis l’élection de Tsai Ing-wen, présidente de la République de Chine en 2016, Pékin a suspendu toutes relations avec l’île et multiplie les provocations militaires. Xi Jiping, maître en toute puissance de la Chine depuis 2012, est dans une quête effrénée de puissance, au sein d’un espace chinois fantasmé, celui hérité de la dynastie mandchoue (Elle succéda à celle des Ming en 1644 et comprit dix empereurs. Elle régna sur la Chine jusqu’en 1911. Elle fut la vingt-deuxième et dernière de cet empire) mais surtout de la survie du régime de dictature du Parti communiste implanté en 1949. Si une guerre ne semble pas, pour le moment imminente, on peut néanmoins s’inquiéter d’un dérapage, d’une mauvaise interprétation, d’une incompréhension entre les forces en présence, voire d’une erreur de lecture d’une carte maritime…

Le peuplement de Taïwan est resté originaire jusqu’au XVIIIe siècle. L’immigration chinoise n’a débuté que lorsque les Hollandais souhaitèrent exploiter l’île en faisant appel à une main d’œuvre plus docile que la population allogène. Ainsi, l’île n’est officiellement entrée dans l’Empire chinois que dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Et c’est sans état d’âme que la dynastie mandchoue l’a céda au Japon après sa défaite militaire en 1895. La colonisation japonaise a, par la suite, orienté économiquement l’île pour en faire une colonie modèle, y implantant des infrastructures industrielles à ses propres fins.

BASE DE REPLI DES NATIONALISTES CHINOIS APRES LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Après la Seconde Guerre mondiale et la capitulation du Japon, Taïwan devient, en décembre 1949, le refuge des forces nationalistes de Chiang Kaï-Shek (1887 – 1975), alors que tout espoir de victoire dans la guerre civile est perdu et que Mao Zedong (1893 – 1976) a déjà déclara la fondation de la République populaire de Chine à Pékin.  Chiang Kaï-Shek de son côté relocalise la République de Chine à Taïwan. Il est nommé Président le 1er mars 1950 et régnera d’une main de fer jusqu’à sa mort. Avec lui, plus de 2 millions de continentaux s’installent dans l’île. Taïwan vit ainsi sous un régime autoritaire sous loi martiale, sans liberté politique, soumis à une répression sévère écrasant tout expression de la culture locale jusqu’à la mort de Chiang Kaï-Shek le 5 avril 1975.

En 1978, l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping (1904 – 1997) en Chine, les réformes économiques et l’ouverture sur l’Occident auraient pu faire espérer une évolution du régime chinois. Et une convergence eut été peut-être possible avec Taïwan qui participait – et participe encore très largement – au développement de la Chine. C’est par cette ouverture voulue par les Chinois que les entrepreneurs taïwanais sont devenus l’un des moteurs essentiels du miracle chinois. C’est la raison pour laquelle ce groupe d’industriels est le plus attentif à éviter tout ce qui pourrait conduire à une rupture voire à un conflit militaire. C’est sur la convergence des économies que Pékin comptait parvenir à l’unification avec, à l’époque, le mot d’ordre « une nation, deux systèmes ». Ce n’est plus d’actualité aujourd’hui.

Pour les dirigeants taïwanais actuels et contrairement à leurs prédécesseurs du Kuomintang, l’avenir ne se résume pas autour de la question de la « reconquête » du continent pour en chasser les bandits communistes ». Qu’ils soient indépendantistes ou nationalistes, ils aspirent à voir leur pays reconnu en pleine légitimité et à préserver un statu quo qui ne coupe pas les liens économiques avec Pékin.

La transition politique de la fin des années 1980, graduel et non violent a abouti à la constitution d’une démocratie dotée d’institutions solides, où l’alternance politique est possible, où les libertés fondamentales sont garanties, contrairement en Chine où cette transition n’a pas eu lieu face à un Parti communiste qui choisit l’immobilisme et la répression par peur de perdre le pouvoir. C’est d’ailleurs du reste parce que Taïwan représente un modèle alternatif politique crédible et plus performant dans nombre de domaines que le « socialisme chinois » que son existence séparée est vécu comme un affront par Pékin.

UN CONTRE-MODELE DEMOCRATIQUE INSUPPORTABLE POUR LA CHINE

Jamais contrôlé par Pékin, Taïwan dispose aujourd’hui d’un statut très particulier, celui d’un État sans relations diplomatiques en dehors de quelques rares pays (14 dont le Saint-Siège), mais un État dont la reconnaissance internationale s’accroît notamment auprès des opinions mondiales des grandes démocraties. L’île « rebelle » comme la dénomme Pékin prouve qu’un autre modèle est possible, socialement ouvert et non autoritaire. En 2021, Taïwan a été classé au premier rang des démocraties asiatiques, devant le Japon et la Corée du Sud et au huitième rang planétaire. Au-delà de l’escalade militaire, depuis la démocratisation des années 1980, c’est la question de l’identité qui occupe les Taïwanais, notamment d’une identité politique qui s’affirme efficacement face à une Chine qui veut l’étouffer. En revanche, la question de l’indépendance semble moins aiguë : pas plus de 7 % des Taïwanais se déclarent favorables à la « réunification » avec la Chine, mais ils sont également très peu nombreux à souhaiter une indépendance immédiate, environ 6 %.

Le souci d’éviter une confrontation directe avec Pékin, au risque d’un conflit militaire, l’emporte sur la volonté de couper définitivement les liens avec cette immense Chine qui ne s’est jamais vraiment souciée de la lointaine Ilha Formosa (la Belle Île).

Le modèle démocratique embrassé par Taïwan est peut-être une future perspective pour la Chine prisonnière aujourd’hui d’un régime totalitaire et moins solide que les apparences le laissent croire. La crise du Covid-19 et ses millions de victimes nous montrer que le modèle chinois souffre de faiblesses criantes et dont les conséquences sont dramatiques pour nous.

UN CONFLIT A VENIR ?

Une guerre serait très hasardeuse pour les forces communistes, une guerre qui précipiterait sans doute un changement de régime ou de personnel politique en Chine en raison d’une possible défaite militaire. Pour les dirigeants chinois qui se placent dans la continuité de Mao, seule une « réunification » peut mettre un terme à la guerre civile inachevée qui a opposé le Kuomintang et le Parti communiste jusqu’à la prise de pouvoir de ce dernier en 1949.

Militairement, seul face au Goliath chinois, le David taïwanais aurait bien du mal à résister. Mais la question de ce potentiel conflit s’inscrit dans un contexte bien plus large et qui oppose les Etats-Unis d’Amérique et la Chine. Aucune puissance démocratique ne peut être indifférente à l’avenir de Taïwan car toute crise impliquant l’île aurait des conséquences militaires, géopolitiques et économiques considérables (que l’on pense simplement aux micros et nano-processeurs de nos téléphones portables produits à Taïwan). Une éventuelle offensive de Pékin ne serait pas tolérable, au même titre que l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les stratèges chinois scrutent par ailleurs très attentivement le déroulement du conflit en Europe et mesurent certainement les propres faiblesses de l’armée populaire de libération (APL). Engin, le contre-exemple de Hong-Kong, où toutes les promesses de liberté » ont été bafouées, nous rappelle tout simplement les limites des engagements chinois.

 

Bertrand Lamon

Pour les Clionautes