« Vive les rouges, à bas les blancs! Vive Ledru-Rollin! Bonaparte à la guillotine! À bas les chouans! ». Ces cris poussés en octobre 1850 par les vendangeurs du pays dolois sont l’une des nombreuses traces que Pierre Merlin a recueillies dans des archives jusqu’ici peu exploitées pour écrire l’histoire vivante de l’apprentissage de la démocratie dans le Jura entre 1848 et la fin du xixe siècle. Des luttes politiques intenses autour de 1848 jusqu’à l’installation de la République et au-delà, l’ouvrage décrit la formation d’une opinion démocratique que viennent éclairer des trajectoires de républicains et socialistes emblématiques comme Louis-Étienne Jousserandot et Jean-Paul Mazaroz

 

Pierre Merlin est professeur honoraire d’histoire – géographie à Lons le Saunier dans le Jura. Il a consacré ses travaux de recherche à l’histoire politique et sociale du XIXe siècle dans le département. Avec François Lassus, il est l’auteur de Bons cousins charbonniers – Autour d’un catéchisme de la « société secrète », 1835, sociabilité – symbolique – politique. (éditions de Folklore comtois – 2005)

Dans le présent ouvrage sont regroupées onze communications que fit l’auteur devant la Société d’émulation du Jura entre les années 1989 et 2009.

Dans la première, est présenté le Jura sous la Deuxième République, comment s’installe l’esprit républicain au sein de la population notamment par l’examen des éléments de sa sociabilité en crise.

La seconde partie s’intéresse au Jura sous le coup d’Etat et à la répression qui s’abat.

Dans la troisième partie, l’auteur s’attache à la présentation de deux figures jurassiennes républicaines et à leur parcours durant cette période et sous la Troisième République naissante, ainsi qu’à l’émergence du syndicalisme agricole.

Pierre Merlin se propose d’étudier comment s’est formée une opinion publique démocratique dans un département caractérisé par une population rurale importante liée à des citadins de petites villes formant une classe sociale moyenne de bourgeois campagnards, de professions intellectuelles indépendantes, de rentiers etc.

Il inscrit sa recherche dans le sillage des travaux de Maurice Aghulon pour « mettre en lumière le lent travail de démocratisation et de républicanisme qu’a connu la France rurale » à l’encontre d’une idée de retard de l’idée démocratique dans le monde paysan. Il s’intéresse particulièrement à la sociabilité de ces hommes et notamment l’éclatement de l’esprit public entre deux camps opposés, le parti de l’Ordre et celui « de la Démagogie, de l’Anarchie, du Désordre. »

Son enquête s’appuie sur un important travail de recherche dans les archives départementales : rapports de police, de gendarmerie, des autorités, comme le préfet, les sous-préfets, les maires, lettres de dénonciations, ou d’espions, jugement de justice sont sa matière première principale.

L’objectif de « rechercher les origines, tenter une généalogie du « parti » républicain, donc du mouvement démocratique dans le Jura, à travers la crise que subit alors la sociabilité jurassienne. »

Si le début de la Seconde république voit un certain succès de la Montagne particulièrement dans le Vignoble jurassien ; le parti de l’Ordre, comme les autorités, s’inquiètent de la montée d’une tension dont ils exagèrent la réalité.

Les rumeurs sont alimentées par des propos parfois violemment exprimés et réprimés qui nourrissent les terreurs du parti de l’Ordre alors qu’aucune violence individuelle ou collective n’est relevée, grâce à la modération des chefs républicains.

Des explosions verbales se réfèrent explicitement à la Révolution et plus particulièrement à la Terreur, avec de rares menaces de mort mais elles semblent le fait d’un très petit nombre d’individus dont le tempérament caractériel ou l’alcoolisation ont libéré le verbe.

C’est davantage à la sociabilité traditionnelle qui se transforme en engagement politique que s’intéresse l’auteur et qu’il réserve ses plus longs développements.

Cette période montre une capacité de mobilisation des masses lors de meetings champêtres dans la zone turbulente du Vignoble, et particulièrement dans ses villes de Salins, Arbois et Poligny.

Ce républicanisme en construction se brise avec le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et la répression déjà mise en place s’organise et se développe.

La réaction républicaine est immédiate dès que le coup d’état est connu : deux évènements dominent, la marche sur Lons le Saunier et l’insurrection sur Poligny.

Dans l’ensemble donc, « la réponse des républicains jurassiens au coup d’état du 2 décembre 1851 n’eut qu’une ampleur limitée si on la compare à ce qui se passa dans le sud-est de la France. » Et surtout, le sang n’a pas coulé.

Face à cette résistance somme toute modérée, le parti de l’Ordre un temps inquiet, se rassure grâce à la répression qui s’abat sur le département déclaré en état de siège le 24 décembre 1851.

L’auteur esquisse une typologie des inculpés, leur répartition géographique, l’échelle sociale ainsi que celle des peines, ainsi que quelques parcours individuels.

Pierre Merlin considère que l’apprentissage du suffrage universel et du système représentatif est trop jeune pour que la population et particulièrement la masse paysanne se mobilisent pour la défense du droit et de la Constitution. Par ailleurs, ceux qui tentèrent de se soulever sont issus de cette même masse paysanne ou très proche d’elle, ce qui marque le début de la formation d’une opinion démocratique et le triomphe de la République après la parenthèse du Second empire.

Ensuite l’auteur brosse le portrait, la vie et le parcours politique d’un de ces républicains jurassiens qui prit le chemin de l’exil au Second empire. Bête noire du parti de l’Ordre, il fait l’objet d’une surveillance attentive et préfère partir en exil dès le coup d’Etat. Il mène alors la vie d’un enseignant à Lausanne et d’un magistrat à Genève, tout en continuant d’écrire des livres de droit et d’histoire. La chute de l’empire le voit revenir en France et entamer une nouvelle carrière : dès septembre 1870, certainement grâce au jurassien Jules Grévy, il est nommé préfet des Pyrénées-Orientales puis de la Marne. Il met au service de la république encore en guerre toute son énergie et ses capacités pour l’affirmer dans un climat d’agitation politique permanente. Lié à Thiers, Jousserandot est destitué quand ce dernier est chassé du pouvoir. Il retourne alors à Genève.

Pierre Merlin cherche, par l’analyse des écrits divers de Jousserandot, de cerner comment les idées du temps se retrouvent incarnées dans la vie d’un citoyen engagé, d’un républicain qui présente le fruit de ses réflexions théoriques à ses lecteurs.

Jean-Paul Mazaroz est un tout autre personnage.

Après des études de sculpteur aux Beaux Arts de Dijon puis Paris, il commença comme sculpteur de meubles puis il devient chef d’entreprise comme industriel du meuble qui employa jusqu’à cent cinquante ouvriers entre 1850 et 1890 au faubourg Saint Antoine. Dans sa réflexion théorique comme dans son action, il s’intéressa au travail et aux intérêts des travailleurs productifs, ouvriers et patrons.

Pour Pierre Merlin, Mazaroz est en « quête d’une utopie socialiste conservatrice, la république des professions », avec des idées d’avenir qui annoncent les bases de l’Etat providence.

Enfin, l’étude des débuts du syndicalisme agricole dans le Jura termine cette fresque de ces hommes de la République qui s’installe.

La crise économique, les transformations techniques dans le monde agricole poussent des propriétaires terriens du nord du département, alliés à des industriels et des maîtres de forges, à s’organiser en un syndicat d’arrondissement de Poligny dès novembre 1884, un peu plus de six mois après le vote de la loi Waldeck-Rousseau. Très rapidement, se mettent en place d’autres syndicats d’arrondissement, une union départementale et des caisses de crédit agricole, des syndicats de fruitières, des marchands de bois, des mutuelles accidents, des caisses de retraites.

Pierre Merlin brosse enfin une » esquisse d’un portrait idéologique » de ces structures d’inspiration conservatrice ou républicaine, selon le cas, notamment à travers l’examen des bulletins de ces syndicats. Un idéal commun de développement agricole selon les progrès de la science, de la connaissance les anime.

A travers cet ouvrage, s’esquisse le tableau d’une population qui s’approprie les grandes questions politiques de son temps, loin de l’image convenu d’un monde paysan attardé.