Volume final de cette grande entreprise éditoriale, l’ouvrage de Michelle Zancarini-Fournel (professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon I, spécialiste de l’histoire des femmes et de mai 1968) et Christian Delacroix (professeur d’histoire contemporaine et d’historiographie à l’université Paris Est Marne-la-Vallée, spécialiste des courants historiques, qui l’ont conduit à écrire sur Paul Ricoeur et Michel de Certeau) a déjà été brièvement présenté par une interview des auteurs lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois :

http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3124

C’est pourquoi, plutôt que d’essayer de résumer en quelques lignes ce riche opus final, nous nous en tiendrons à quelques impressions de lecture.

Le plan d’ensemble s’organise en neuf chapitres, le dernier étant, traditionnellement dans la collection, consacré à « L’atelier de l’historien ». Les huit autres ne suivent pas les coupures traditionnelles qui caractérisent habituellement les Trente Glorieuses et l’après 1975, ou la IVe République, les années de Gaulle et l’après de Gaulle. Le découpage chronologique est plus complexe, fait d’imbrications et de chevauchements, très travaillé pour l’avant 1975. Après un chapitre consacré aux « Lendemains de guerre et reconstruction (1945 à 1951) », trois couvrent des années 1950 élargies au début des années 1960, l’un étudiant « La transition « modernisatrice », un autre « Les mutations du quotidien et du culturel », le dernier, plus politique, étant intitulé « De la IVe à la Ve République ». Quatre autres chapitres traitent de la Ve République : « Les années algériennes », « Mutations du politique (1958-1968) », « le moment 1968 et ses traces » et « Crises, réponses politiques et recompositions (1975-2005) ». La structure même de l’ouvrage affirme plusieurs choix originaux.

Premier choix : s’affranchir du cadre traditionnel des « Trente Glorieuses » ou plutôt en affiner la chronologie, en soulignant que l’ouvrage de Fourastié, paru en 1979 au moment du deuxième choc pétrolier, « apparaît… comme un monument dédié à un âge d’or à jamais disparu » (p. 447), une reconstruction rétrospective non conforme à ce qu’ont vécu les contemporains et trop réductionniste, le cas français s’inscrivant dans l’ouverture et la croissance généralisées des économies occidentales. L’avantage est double : réévaluer les années 1950, après la période et définir un « moment 1968 ». En réalité, les deux chapitres consacrés aux transformations économiques, sociales et culturelles débordent bien les seules années 1950 pour s’étendre aux « années 1968 », c’est-à-dire en fait jusqu’au début des années 1980.

Les trente glorieuses affinées

Le tableau est classique, qui dépeint une période de croissance accélérée et de plein emploi, et de fortes mutations sociales et culturelles marquées « par l’extension de la salarisation (la « société salariale »), par la « consommation de masse », la « fin des paysans », l’importance croissante des loisirs, la « culture de masse et plus profondément peut-être par un bouleversement des modes de vie y compris dans le domaine de l’intime et de l’individuel. » (p. 75), avec par exemple l’affaiblissement du modèle dominant de la femme uniquement considérée comme « mère au foyer soumise », et l’effritement des affiliations idéologiques et religieuses (recul de la « contre-culture » catholique et premiers craquements de la « contre-société » communiste). Plus originales sont les nuances apportées à la notion de « consommation de masse » – « mythe social consensuel majeur » (p. 92) pour la période, dans lequel se diluerait l’appartenance de classe -, à la lumière des décalages chronologiques (forte augmentation des écarts de salaires au profit des cadres par rapport aux ouvriers, et faibles taux d’équipement des ménages jusqu’au milieu des années 1960) et des écarts de consommation selon les catégories sociales (par exemple les vacances ou le sport restent des consommations très discriminantes ; un ouvrier et un cadre supérieur ne possèdent pas la même voiture), sans parler de la persistance de la grande pauvreté (10% des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté à la fin des années 1960). Peut-être plus original est l’accent mis sur cette « transition modernisatrice » dans les années 1950 : « transition » vers la société de haute croissance et la consommation de masse des années 1960-1970, « modernisatrice » en référence à la notion de modernisation centrale dans la culture économique et politique des nouvelles élites étatiques de hauts fonctionnaires experts issus des milieux du Plan et de la Comptabilité nationale, qui imprègne les milieux patronaux, syndicaux et économiques. Autrement dit une génération modernisatrice mit en place un modèle d’État keynésien acteur décisif d’une voie médiane entre libéralisme et étatisme, et « d’une banalisation de l’histoire de l’économie française – au sens d’un alignement progressif sur celle de ses partenaires et concurrents – dans le cadre de sa modernisation et de son ouverture extérieure dans les années 1960 » (p. 89).

Deuxième choix original, celui d’individualiser un « moment 1968 », c’est-à-dire de replacer l’analyse de l’événement dans son contexte international (révolte mondiale de la jeunesse) et dans une moyenne durée, du début des années 1960 au début des années 1980, avec l’ambition « de faire une histoire des contestations dans le moment 1968 et de voir dans quelle mesure elles ont pesé ou non sur les mutations de la société française. » (p. 368). Mai 1968 apparaît ainsi comme le moment pivot du second XXe siècle français, un événement-rupture (analysé en détail dans le chapitre) et le marqueur d’une crise précoce du modèle français mis en place dans les années 1950, que Boris Gobille a qualifiée de « crise du consentement » (p. 455).

Choix chronologiques frappants

L’analyse de la période antérieure à Mai 1968, sous l’angle des jeunesses en crise et de l’affirmation des avant-gardes contestataires, et l’analyse de l’après Mai 1968, sous l’angle de la persistance des contestations (sociales, lycéennes, féministes, écologistes, antimilitaristes et non-violentes), des réponses qui y sont apportées par les politiques publiques (de la Nouvelle Société et la politique contractuelle de Jacques Chaban-Delmas aux réformes de société sous la présidence Giscard d’Estaing) et des traces de 68 jusque dans la campagne présidentielle de 2007, s’affranchissent de façon intéressante des interrogations plus traditionnelles sur l’après gaullisme. Cette individualisation d’un « moment 1968 », qui sera discutée, doit bien sûr beaucoup aux travaux de Michelle Zancarini-Fournel mais aussi aux avancées historiographiques récentes d’une nouvelle génération d’historiens, à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de l’événement.

D’autres choix chronologiques frappants ont été faits, qui tiennent compte de la production historiographique récente : par exemple cet important premier chapitre qui étudie la période 1945-1951, dans la lignée des réflexions de Tony Judt comme un « après-guerre », dans ses séquelles, ses mémoires et la reconstruction ; ou le chapitre V consacré aux « années algériennes » qui analyse la guerre en Algérie mais montre aussi, en convoquant les dernières recherches historiques, que la métropole fut en guerre de 1954 à 1962 (les auteurs parlent de « l’imprégnation de la société française par la guerre d’Algérie et sa logique, en Algérie comme en France, de brutalisation par la terreur d’État » p. 309) et que la « guerre des mémoires » continue. De même le chapitre sur la période 1975-2005 s’avère très stimulant, qui s’ouvre sur la crise et ses perceptions – en rappelant que la crise fut d’abord jugée conjoncturelle jusqu’au deuxième choc pétrolier, puis structurelle avec installation d’un chômage de masse (en fait la croissance du chômage date du milieu des années 1960) – pour étudier ensuite les réponses économiques (les transformations du capitalisme par « le désarmement de la critique » et sa récupération avec retournement, suivant les analyses de Luc Boltanski et Eve Chiapello) et politiques, et les recompositions sociales (« Au début du XXIe siècle, la ligne de partage fondamentale passe désormais entre les exclus et les autres » p. 468), familiales, scolaires et urbaines, et la question du modèle républicain d’intégration.

Il est bien d’autres façons de lire ce livre. Tout en soulignant l’équilibre tenu entre l’histoire sociale, l’histoire politique (avec notamment une très instructive révision de ce « régime des partis » qui aurait caractérisé la IVe République) et l’histoire culturelle très présente dans ses apports les plus importants (ce qui permet par exemple aux auteurs de rappeler p. 161 et suivantes « l’affirmation de l’impératif culturel » et les mutations culturelles dans les années 1950, mais aussi, et avec raison, que « la politique culturelle est partie prenante de la logique de modernisation de la Ve République » p. 353), on ne peut manquer de noter la prégnance de l’histoire sociale dans ce tableau d’ensemble. On peut aussi plonger dans l’ouvrage en suivant les fils rouges que propose le très éclairant dernier chapitre sur l’Atelier de l’historien, qui revient sur l’histoire du temps présent et ses sources et les questions en débat : histoire ouvrière et sociale bien sûr, histoire culturelle, histoire des représentations et des mémoires et usages politiques du passé, et surtout histoire des femmes et du genre et histoire des sexualités, régulièrement abordées dans les différents chapitres, tout comme les subaltern et postcolonial studies (l’ouvrage apporte beaucoup sur la question de la France et de son Empire colonial), et l’histoire des Antilles (riche mise au point, et très instructif passage, dans le premier chapitre, sur la départementalisation et ses conséquences). On peut enfin louer l’iconographie abondante et longuement commentée, les nombreux extraits de textes et de discours, la cartographie très lisible, les tableaux statistiques sans oublier, en annexe, de précieux repères chronologiques et d’utiles notices biographiques ainsi qu’une abondante bibliographie.

Tout cela fait de cette synthèse très problématisée une très grande réussite qui clôt brillamment cette Histoire de France, un travail qui suscitera la réflexion, et un outil de travail et de formation tant personnelle que professionnelle indispensable pour notre enseignement d’Histoire, tant au collège qu’au lycée.

Laurent Gayme