En collaboration avec Sylvie Challaye, Éric Deroo, Dominic Thomas, Mahamet Timera.

Que fait la police de caractère ?

« Qu’on le veuille ou non, il y a une France noire […] » écrit Alain Mabanckou (Renaudot, 2006), relevant qu’on perçoit encore la France comme « un pays peuplé de Blancs ». Les Français qui se trouvent être noirs sont souvent renvoyés par leurs compatriotes à une altérité exotique, au lieu d’être perçus comme des nationaux. D’ailleurs, les mots « blancs » et « noirs », qui ne sont pas des ethnonymes, sont affublés de majuscules en vertu de règles de langage restées racialistes.
Depuis quand y a-t-il des footballeurs noirs dans l’équipe de France ? Qui dirigeait la défense aérienne de Paris en 1914 ? Combien de noirs en France au XVIIe ? Contre l’idée bien ancrée d’une arrivée récente, des faits, pourtant loin d’être inédits, s’offrent ici à un large public dans un bel ouvrage rendant compte d’une visibilité pluriséculaire. On découvre ainsi des acteurs de l’histoire de la France depuis le XVIIe.
Si l’ouvrage peut contribuer à diffuser largement l’histoire savante, il se révèle peu maniable : notes en fin de volume, liste d’auteurs, souvent réputés, au début avec un numéro de chapitre sans titre, auteurs présentés en fin de volume mais sans les titres des chapitres auxquels ils sont censés avoir contribué et sans qu’on sache à qui imputer la rédaction finale.

Qu’est-ce qu’un noir en France ?

Alain Mabanckou questionne le glissement de « nègre » et « noir » à « black »Dont une campagne a dénoncé avec humour le ridicule et les présupposés.. Il est parfois question dans l’ouvrage d’une pensée ou d’une identité noire, dont on ne peut croire qu’il s’agisse d’autre chose que du fruit existentiel de l’expérience. En pleine guerre d’Algérie, le cas, cité par Durpaire, d’un Martiniquais se plaignant dans le Figaro d’être régulièrement pris pour un Nord-Africain renvoie immanquablement à Monsieur KleinJoseph Losey, Monsieur Klein, Film français, 1976. dont l’expérience juive prime de facto sur toute identité. L’Antillais clair vit ainsi une expérience arabe et non mulâtre. On ne peut donc pas suivre l’ouvrage sur le concept de mulâtre, qui vaut aux Antilles, où un seul ancêtre noir détermine une ligne infranchissable, à l’instar du One drop rule américain définissant le colored. Les codes socio-raciaux varient dans le temps et l’espace et cette grille de lecture n’est guère pertinente en métropole pour Gerville-Réache (vice-président de la Chambre – 1904-19062 – Frédéric Pineau, Élikia M’Bokolo, « Indigènes – Premières présences et imaginaires coloniaux (1890-1913)».) ou Lémery5 – Romuald Fonkoua, Nicolas Bancel, « Noirs – Présences africaines, ruptures ultramarines (1940-1956)».. C’est de façon circonstancielle que Clemenceau insulte le premier. Quant au second, pas plus visible que Dumas-fils, il n’a jamais été écarté de Vichy pour des raisons raciales, contrairement à une légende répétée à l’enviLe 20 décembre 2011, Wikipédia évoquait encore des motifs racistes justifiant son expulsion de Vichy. Comment aurait-on alors expulsé Lémery, invisible dans la foule, alors que Candace, repérable parce très grand et très noir, est à Vichy jusqu’en septembre 1944 ?.

Esclaves, sauvages, indigènes et tirailleurs

Seul le chapitre introductif traite des XVIIe et XVIIIeMarcel Dorigny, « Introduction ».. Après les indigènes1 – Dieudonné Gnammankou, Alain Ruscio « Sauvages – De l’affranchi au sujet colonial (1848-1889)»., les Français découvrent les parlementaires coloniaux puis des soldats français et noirs3 – Catherine Coquery-Vidrovitch, Sandrine Lemaire, « Tirailleurs – Forces noires et premiers combats (1914-1924)».. On montre ici, précédant le refrain habituel sur la force noire, une conscription revendiquée par les citoyens des vieilles colonies, acteurs et non simples objets de l’action de la métropole. Les brimades montrent une France pas aussi « color-blind » qu’on le croit outre-Atlantique. C’est cependant un policier américain qui abat en 1919 à Nantes un passant français et noir au prix d’un certain embarras politiqueOn a beaucoup communiqué sur le fait que le nom de cet homme est inscrit sur le monument aux morts de sa commune en Guadeloupe mais, au 20 décembre 2011, le fait ancien combattant n’est pas prouvé en dehors d’une source érudite dont la méthode n’est pas fiable.. En 1940, c’est à la « honte noire » construite par les médias allemands que les tirailleurs doivent le massacre de Chasselay.

« C’est vous le nègre ? Continuez »

La France, rendez-vous d’un monde noir ? La question trahit un certain parisianisme mais la ville-lumière est connue depuis longtemps comme point de ralliement de réseaux coloniaux et atlantiquesTyler Stovall, African-Americans in the City of Light, Houghton Mifflin, 1996. au cœur d’une histoire connectée. Cette France intègre déjà Raoul Diagne, dans l’équipe nationale de football de 1939 et des ministres noirs mieux connus aujourd’hui4 – Daniel Soutif, Tyler Stovall, « Nègres. Les négritudes en mouvement (1925-1939)».. L’ouvrage n’échappe pas complètement à la tendance lourde du tout-Monnerville en dépit d’une série qui débute avec la carrière de Diagne, précédé à la Chambre par Candace. Ce dernier est toutefois plus visible ici malgré l’erreur qui en fait un condisciple de Doriot, lequel fut en fait son élève à l’école de Creil en 1911. Si la mémoire n’a retenu que des héros, ce n’est justement pas le cas de Candace qui soutient Vichy En dépit des propos prêtés par Élise Vincent à Pascal Blanchard (Le Monde, 2 novembre 2011) faisant de Candace un des principaux cadres de Vichy, il n’y fut qu’une personnalité médiatique, membre d’un parlement-croupion sans fonction déterminante. L’homme affiche la plus grande longévité de la série des parlementaires-ministres noirs, accueillant Diagne à la Chambre en 1914, ne se retirant que par inéligibilité en 1945.. On n’évite pas le cliché dans les lignes consacrées au député Hégésippe Légitimus. A-t-on vraiment dit de lui qu’il était un Jaurès noirL’Humanité (9 novembre 2011) évoque un « Jaurès noir », confondant ainsi Légitimus, qui ne présida jamais la Chambre et n’y fut guère présent, avec Gerville-Réache, qui n’était pas noir dans le contexte français. La journaliste confond également la Chambre des députés, distincte, sous la Troisième, de l’Assemblée nationale qui réunissait tout le parlement. ou n’est-ce qu’une reconstruction avec cette tendance systématique à faire de chaque personnage noir remarquable la version noire d’un précédent blanc ? S’ils sont avérés, et ils ne le sont pas pour l’instant, les propos de Mac-Mahon (« C’est vous le nègre ? Continuez ») à Camille Mortenol peuvent avoir été coupés de leur contexte, celui d’un jargon cyrard où le titre « nègre » passe pour avoir désigné, avant Mortenol, le major de promotion. La tradition mérite d’être datée. Le Bal-Tabarin, dancing de Montmartre, n’apparaît ici comme le lieu en vogue au début du XXe pour nombre de Parisiens noirs. C’est oublier qu’il fut aussi en 1923 au cœur d’une médiatique affaire de discrimination, dénoncée par Diagne et Candace puis Poincaré, non sans échos outre-Atlantique.

Le bruit et l’odeur

Les trois derniers chapitres rapportent des faits plus présents en mémoire. La période 1954-19756 – François Durpaire, « Immigrés – La nouvelle vague afro-antillaise (1957-1974)». voit ainsi évoluer la présence noire avec les migrations controversées d’orphelins réunionnais vers la Creuse ou la Corrèze, les nouvelles vagues d’immigrés subsahariens médiatisés par l’invitation d’éboueurs à un petit-déjeuner à l’Élysée avec VGE, l’arrivée des étudiants africains et celle des travailleurs antillais encadrés par le BUMIDOM que 40 à 50 % d’entre eux évitent soigneusement. Si ce BUMIDOM a contribué à changer l’image des Antillais de la métropole, prolétarisée au regard de l’image intellectuelle de l’avant-guerre, on aurait gagné à s’intéresser davantage à ce concept très parisien qu’est « la province » où, pour de nombreuses villes de garnison On songe à la ci-devant Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) et aux camps proches de Mailly, Suippes et Mourmelon où le tissu associatif ultramarin semble avoir été constitué par les militaires et anciens conscrits., la présence noire fut d’abord celle de militaires antillais avant les images de l’aide-soignante et du facteur antillais ou de l’éboueur malien.

L’avant-dernier chapitre part des débuts de la crise économique jusqu’à 1998, année de la coupe du monde7 – Yvan Gastaut, Françoise Vergès, « Blacks – Bleus, Blancs, Blacks (1975-1998)».. La série Médecins de nuit fait de Greg Germain le premier noir non stéréotypé. Suit le temps des ministres Bambuck ou Yamgane, du bruit et de l’odeur, de la montée d’une revendication mémorielle ou des premiers appels contre des écrans trop monochromes.
À Achille M’Membe et Pap N’Diaye incombe la délicate histoire du temps présent. Soucieux d’articuler social et perception raciale, ils pourfendent quelques idées reçues dans un contexte marqué par la montée d’un discours raciste populaire incarné par le succès d’un éditorialiste controversé et relayé ailleurs par un discours essentialo-culturaliste. Apparaissent dans l’écriture historique les figures de Français comme Marie Ndiaye, Stéphane Pocrain, Fabrice Éboué, Omar Sy et Thomas N’Gigol, acteurs de ce qui n’était jusque-là qu’un enchevêtrement de faits d’actualité8 – Achille Mbembe, Pap N’Diaye, « Français – Citoyenneté noire, cultures métissées (de la fin du XXe au début du XXIe) ».. Les auteurs notent que la peur montante est celle d’un autre dont il est pourtant rappelé qu’il fait partie de la France.

© Dominique Chathuant – Clionautes