Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)

Encore regardée avec amusement ou méfiance il y a quelques années, la reconstitution historique a progressivement gagné ses lettres de noblesse avec le travail à la fois passionné et extrêmement sérieux de certaines associations. En ce qui concerne l’histoire militaire antique, François Gilbert apparaît dans ce domaine comme une figure incontournable en France : président du groupe Pax Augusta, qui s’attache depuis plus d’une dizaine d’années à faire revivre différents aspects (essentiellement militaires) de la Rome gallo-romaine des 1er s. av. et ap.J.-C., il dirige la collection Histoire Vivante des éditions Errance, pour laquelle il a lui-même rédigé plusieurs titres (on trouvera ici le compte-rendu d’un précédent ouvrage écrit en collaboration avec A. Alexandra : (https://clio-cr.clionautes.org/legionnaires-auxiliaires-et-federes-sous-le-bas-empire-romain.html). Le présent ouvrage est consacré à une période qui constitue justement pour partie le « cœur de cible » de l’association : ce qu’on appelle conventionnellement le Haut-Empire romain. Initialement publié en mai 2005, il a fait à l’automne 2010 l’objet d’une réédition « revue, corrigée et augmentée ».

Acteurs de deux siècles et demi de domination

L’ouvrage est organisé similairement aux autres titres de la collection. Un court texte retrace d’abord les origines de cet essor de la reconstitution historique (p.5) ; dans l’introduction qui suit (p.7-8), l’auteur procède à une présentation concise des sources de diverses natures (littéraires, iconographiques, archéologiques, essentiellement) qui sont aujourd’hui à notre disposition. Une chronologie rappelle alors (p.11-13) les épisodes guerriers ayant marqué le règne des différents empereurs qui se succèdent à la tête de Rome d’Octave à Sévère Alexandre (222-235).
Sont ensuite détaillés, en dossiers de 4 pages (à l’exception d’un qui en fait 8) 22 combattants romains, soit 7 de plus que dans l’édition précédente, chronologiquement étalés depuis un officier auxiliaire servant en Gaule en 30 av.J.-C. jusqu’à un légionnaire de la XXè légion Valeria Victrix engagé dans la bataille fratricide de Lyon, en 197 de notre ère. Pour chacun, le traitement est identique. Une photographie occupant une page entière donne une vue générale du ou des personnages en question, dans un environnement évoquant l’époque ; puis un certain nombre de plus petits documents permettent de focaliser sur tel ou tel détail précis de l’équipement. La majorité des photographies mettent en scène des membres de l’association Pax Augusta ; François Gilbert a cependant bénéficié du concours d’autres groupes de reconstitution, français (Legio VIII Augusta), mais aussi européens (britanniques, allemands, belges…), témoignant du dynamisme croissant de l’activité. On appréciera d’ailleurs au passage à sa juste valeur le fort investissement de ces passionnés, qui recréent eux-mêmes les panoplies présentées, avec l’aide (efficace mais souvent onéreuse) de quelques armuriers spécialisés.
Cette approche très illustrée est bien évidemment à chaque fois étayée par du texte. Deux paragraphes présentent d’abord le contexte historique général et celui dans lequel évolue le personnage ; ces « contextualisations » permettent d’ailleurs de rappeler, si il en était besoin, que la Pax Romana n’était pas que pacifique : c’est par un mélange subtil de diplomatie, de clientélisation mais aussi d’étalage de sa force que Rome fit respecter sans faillir son ordre pendant près de deux siècles. Toutes les parties de l’équipement sont ensuite minutieusement détaillées. Certains points de celui-ci (la lorica segmentata, le paquetage, les pièces collectives…) font par ailleurs l’objet d’encarts eux aussi fort bien illustrés.

Au plus près

On ne sera donc pas surpris de retrouver dans cette étude des qualités déjà soulignées dans le compte-rendu signalé ci-dessus : texte accessible mais très précis (il est de plus utilement complété p.145 à 148 par un glossaire détaillé), bien articulé avec des superbes documents photographiques. A l’image, plus généralement, du travail des associations auxquelles il a fait appel, l’étude de F.Gilbert repose sur une approche des sources solide et approfondie, et sur l’utilisation de nombreux travaux de recherche ; la bibliographie sommaire placée à la fin de l’ouvrage en cite un certain nombre d’entre eux, dont beaucoup d’incontournables de la vulgarisation de qualité bien connus des amateurs d’histoire militaire romaine (Connolly, Warry, quelqu’uns des fascicules parus chez Osprey…) Tout cela permet de brosser un tableau assez riche des combattants qui défendirent l’Empire pendant près de deux siècles ; un tableau qui permet de montrer toute leur diversité, leur évolution, et d’ainsi éventuellement corriger l’idée, longtemps largement répandue au cinéma et dans la BD, d’un aspect uniforme et figé, héritée des stéréotypes de la colonne trajane. On remarquera que la place accordée aux troupes auxiliaires a été accrue depuis la précédente édition, ce qui est bienvenu : aux côtés des légions, ossature de la force armée romaine, fantassins et cavaliers des cohortes et ailes assurèrent un rôle parfois plus ingrat, mais indispensable.

L’Antiquité romaine ne nous a légué aucun règlement de détail, aucun manuel d’uniformologie : les indications sur l’apparence que pouvait présenter les soldats de l’Empire sont donc éparses et lacunaires, et toute reconstitution ne peut que laisser la part belle à l’hypothétique. L’auteur ne manque pas de le souligner, explicitant les choix faits, argumentant de leur pertinence, tout en les reconnaissant comme tout à fait susceptible d’être remis en cause, la volonté étant de proposer une évocation vraisemblable. En cela le pari apparaît tout à fait réussi, et il amène au passage à saisir tout l’intérêt de l’histoire vivante comme auxiliaire de l’étude historique et archéologique, l’expérimentation permettant souvent d’infirmer ou de confirmer certains points obscurs, voire de faire naître d’autres questionnements.

L’ouvrage ne remplacera évidemment pas un solide manuel sur l’organisation de l’armée romaine à l’époque du Haut-Empire ; mais il peut en apparaître comme un très utile complément, susceptible d’intéresser chercheurs, figurinistes ou simples passionnés. Ceux-ci ne pourront une nouvelle fois que se féliciter du travail ici réalisé, et plus généralement de l’écho apporté par les éditions Errance à un domaine longtemps confisqué par le dynamisme anglo-saxon.

Stéphane Moronval ©