La France sous nos yeux est un ouvrage à lire de toute urgence, lorsque l’on se préoccupe de l’environnement dans lequel on évolue. Pour le professeur d’histoire et de géographie, il s’agit d’un support absolument essentiel pour comprendre les mutations des territoires.
La France sous nos yeux, économie, paysages, nouveaux modes de vie
Illustré par des cartes pertinentes, cet ouvrage a toutes les raisons de nous réconcilier avec ce que j’appellerai la géographie opérationnelle, c’est-à-dire celle qui fournit, au-delà des descriptions, des éléments d’analyse pour agir. Car il s’agit bien de comprendre les mutations économiques, paysagères qui sont aujourd’hui en cours dans notre pays.
Jérome Fourquet a publié en octobre 2020 le très remarqué « Archipel français », dont le sous-titre «Naissance d’une nation multiple et divisée », montrait comment les évolutions politiques, économiques, sociales et sociétales avaient pu transformer la nation. Loin d’être « un plébiscite de tous les jours », la nation française apparaissait, et apparaît toujours, comme fragmentée, profondément divisée, composée d’entités qui se tournent le dos, mais qui peuvent être amenées à se faire face, sans des évolutions notables qui restent à définir.
Jérome Fourquet, avec cet ouvrage, réhabilite la géographie. Je crains d’entendre déjà quelques remarques peu amènes de géographes « installés », dans des publications souvent confidentielles, maniant divers concepts, à propos de ce type de travail. Il permet pourtant, et les auteurs ne sont pas avares de référence envers Armand Fremont, de prendre en compte cette notion fondamentale qui est celle de l’espace vécu.
Car il s’agit bien dans cet ouvrage de vivre cet espace. Comment la France assume ce phénomène de désindustrialisation dont les conséquences ont été perceptibles pendant la crise sanitaire ? Comment les friches industrielles peuvent-elles se transformer ? Et à cet égard on appréciera la transformation globale de la Ciotat, dont les chantiers navals étaient au cœur de la ville, avec une forte population ouvrière qui en faisait un des bastions du parti communiste. La prise en compte des mutations dans la construction navale fait de ces anciens chantiers un lieu privilégié pour l’avitaillement des yachts de milliardaires, tandis que le front de mer offre un accueil privilégié à des classes moyennes supérieures qui recherchent un meilleur cadre de vie.
Car c’est l’essentiel de l’argumentation que l’on retrouve dans les différentes études territoire que les deux auteurs proposent. J’aborderai dans un premier temps la deuxième partie, celle de la désirabilité des territoires, ce qui conduit des populations à s’installer dans différents endroits, considérés comme particulièrement favorables.
Cette France désirable dessine une nouvelle hiérarchie des territoires avait au sommet de la pyramide la France « triple A », où l’on retrouve Bordeaux, Biarritz qui apparaît comme une nouvelle Californie française, tandis que le Perche, une région agricole située à deux heures de Paris connaît un nouvel essor.
Entre les centres-villes rénovés, et nous avons le cas de Bordeaux, et les périphéries, on retrouve bien la répartition concentrique des populations, qui se différencient ainsi par leurs revenus. Et on retrouve près de la métropole girondine ce phénomène d’éloignement qui conduit les populations aux revenus modestes à trouver des logements dans des villages connus par les noms prestigieux de leurs vignobles. Mais ces populations se retrouvent ainsi, avec les ouvriers agricoles, plus anciennement installés, tributaires de leur voiture, pour les trajets domicile travail. C’est aussi dans cette région que le phénomène « gilets jaunes » a été particulièrement vif, avec des déambulations le samedi dans les belles rues de Bordeaux.
Biarritz, mais également Bayonne où j’ai quelques attaches, font partie également de ces territoires désirables ou la flambée de l’immobilier est particulièrement significative. Ce n’est pas nouveau, mais une population « haut de gamme » a pu trouver dans ces villes du littoral atlantique des logements de prestige et un calme propice, notamment pendant le confinement. Il arrive parfois que des conflits d’usage se développent, et on se souvient des récriminations de l’animateur Christophe Hondelatte que les exercices de tir auquel se livrent de façon quotidienne les militaires du premier RPIMa à la citadelle semblaient déranger. Le silence, lié à l’absence de circulation pendant le confinement, rendait il est vrai, les tirs d’armes automatiques particulièrement audibles.
Mais peut-être que cette nuisance constitue le prix à payer de la protection que ces soldats apportent à notre pays.
Et cet exemple permet d’éclairer les préoccupations de ces populations qui s’installent dans ces territoires désirables, et qui souhaitent bien entendu bénéficier des avantages qu’ils leurs apportent. Le calme, la tranquillité, un cadre de vie agréable, avec de vastes espaces, une forme de consommation en circuit court, voici les préoccupations de ces populations qui participent de ce que les géographes britanniques appellent la greentification. À cet égard les espaces agricoles du Perche, avec une proximité relative de la capitale, ont entrepris une mutation incontestable. Cela se traduit d’ailleurs par des installations d’espaces de travail, que l’on appelle le Co-Working, qui peuvent attirer des créateurs, infographistes et autres développeurs, qui peuvent, dès lors que l’on dispose de la fibre, travailler à domicile ou dans ces espaces dédiés. Tout cela se traduit par le développement d’activités induites, le secteur du bâtiment avec la rénovation, mais également l’ouverture de commerce, et même la renaissance des marchés locaux, où les produits « de la ferme » peuvent flirter avec le haut de gamme.
Si l’on voit dans cet ouvrage « la France qui va bien », les auteurs portent un regard attentif à cette France qui subit de plein fouet la désindustrialisation, et qui s’adapte malgré tout, entre les supermarchés du hard discount et la débrouille à partir des petits boulots, le tout soutenu par des aides sociales.
Il faudrait des dizaines de pages pour cette recension, tant le regard des deux auteurs apparaît affûté et précis. Dans la quatrième partie – Les nouveaux visages des classes sociales : les métiers de la France d’après – on citera cette analyse impitoyable sur le « délitement de la forteresse enseignante », car nos lecteurs, appartiennent pour beaucoup à cette honorable corporation.
Considéré comme appartenant aux classes moyennes, le corps enseignant a connu, pour sa grande masse, un incontestable déclassement. On se permettra d’ailleurs une remarque critique qui montre que les deux auteurs ne mesurent pas véritablement l’étendue du problème. Lorsqu’ils abordent le taux de syndicalisation de la corporation, ils avancent le chiffre de 45 % au début des années 90, à partir de ce rapport: Cf. Dominique Andolfatto et Dominique Labbé (dir.), Les Syndiqués en France 1990-2006, Rapport, mai 2007. On parle aujourd’hui de 30 %. Ce chiffre me paraît très largement surestimé car il ne prend pas en compte les différences existantes entre les enseignants, effectivement présents dans les classes, et les personnels de l’éducation nationale, dans les inspections académiques et les rectorats, qui font très largement augmenter la moyenne. Une simple enquête, même parcellaire, sur le terrain, dans les salles des professeurs tout simplement, conduirait sans doute à ce que ce chiffre ne soit plus largement minoré. On retrouve d’ailleurs ce phénomène, très largement développé dans les comportements de consommation. La MAIF, la MGEN, ne sont plus les choix quasiment automatiques des personnels pour leurs assurances ou leurs mutuelles. Ces deux organismes se sont d’ailleurs très largement ouverts à des personnels enseignants, ce qui trouble leurs messages en direction du cœur de leur clientèle, que l’on s’obstine parfois à qualifier de sociétaires. Cette expression a malheureusement de moins en moins de sens pour les jeunes générations d’enseignants qui rentrent dans le métier.
Rares sont les domaines qui ne sont pas abordés dans cette étude. L’impact dans des villes moyennes des fermetures de régiments, la mise à disposition d’un foncier à valoriser aurait pu en effet être abordé. Mais l’impact de cette population, plus de 200 000 militaires d’active, appareillée comme très limité sur l’ensemble du territoire, même s’il pèse très fortement au niveau local. Si Carcassonne a pu se développer comme destination, grâce à son aéroport qui accueille les compagnies aériennes Low cost, ce qui permet d’irriguer le territoire par des flux touristiques, la présence des 1000 soldats du troisième RPIMa assure à cette ville une présence dont l’impact n’est pas négligeable, y compris sur les territoires de la périphérie de la cité.
On pourra utiliser cet ouvrage et notamment ces parties qui abordent la France comme zone de chalandise.
On trouvera le quadrillage du pays par les grandes surfaces, les installations de village de marques, et l’essor de la logistique, avec les installations des bases amazon. La proximité des réseaux routiers, la position géographique de la France au cœur des nœuds de communication européens favorisent incontestablement ce développement. On trouvera également dans les flux la vitalité de l’économie souterraine avec le trafic de stupéfiants et ses routes spécifiques qui partent de la frontière espagnole pour irriguer l’ensemble des territoires grâce aux Go fast. Au-delà des stupéfiants, et sans doute plus important en terme de volume, le trafic de cigarettes, à partir du nord de la France où, encore une fois de l’Espagne, connaît également un essor considérable.
La table des matières permet d’avoir une idée précise de la richesse de ce contenu, que l’on ne peut que recommander à l’ensemble de nos collègues, en leur rappelant qu’ils ont à l’égard de l’ensemble du corps social, un devoir de lucidité.
Introduction – Bienvenue en France !
Des données et des cartes
Des monographies de territoires à valeur exemplaire
Une approche libre empruntant aux sciences sociales
Des références aux œuvres de fiction contemporaines
Première partie – Des usines aux zones commerciales et aux parcs de loisirs : un nouveau modèle économique
Chapitre 1 – La France de l’ombre : que reste-t-il quand les usines ont fermé ?
1. De la crise de 2008 au Covid-19 : la poursuite de la désindustrialisation
2. Alcatel : les ravages du fabless dans les années 2000
3. Tonnerre, ou quand la désindustrialisation frappe la France périphérique
4. Contrexéville – Vittel, « Buvez, éliminez ! » (des emplois)
Chapitre 2 – Clap de fin pour le secteur primaire
1. Des bassins miniers aux bases de loisirs
2. De La Fin des paysans à la fin des agriculteurs
Chapitre 3 – Distribution et logistique : la France comme zone de chalandise
1. Intermarché, ou comment les grandes surfaces ont quadrillé la France
2. Entre centre commercial et parc d’attractions : les villages de marques
3. L’essor de la logistique : la France Amazon
4. La vitalité de l’économie souterraine : le trafic de drogue
Chapitre 4 – Tourisme, loisirs et industrie du luxe : le territoire consommé et sublimé
1. La mise en tourisme (d’une partie) du territoire
2. Parcs de loisirs, festivals, multiplex : la société de l’entertainment
3. La France éternelle, principal produit d’export des géants du luxe
En guise d’illustration – La métamorphose de La Ciotat, des chantiers navals aux promoteurs immobiliers
Deuxième partie – La France désirable : une nouvelle hiérarchie des territoires
Chapitre 1 – La France « triple A »
1. Ce que Wikipédia révèle de la popularité des territoires
2. Le cocon bordelais et la Gironde périphérique
3. Biarritz : la Californie française passe de la Côte d’Azur à la côte basque
4. La gentrification rurale : le Perche, entre résidences secondaires et bureaux au vert
Chapitre 2 – La banlieue entre boboïsation et ghettoïsation
1. Pantin ou le prolongement du front de gentrification parisien
2. La Seine-Saint-Denis profonde, de la banlieue ouvrière au ghetto français
Chapitre 3 – Distribution et logistique : la France comme zone de chalandise
1. Intermarché, ou comment les grandes surfaces ont quadrillé la France
2. Entre centre commercial et parc d’attractions : les villages de marques
3. L’essor de la logistique : la France Amazon
4. La vitalité de l’économie souterraine : le trafic de drogue
Chapitre 4 – Tourisme, loisirs et industrie du luxe : le territoire consommé et sublimé
1. La mise en tourisme (d’une partie) du territoire
2. Parcs de loisirs, festivals, multiplex : la société de l’entertainment
3. La France éternelle, principal produit d’export des géants du luxe
Troisième partie – De la moyennisation à la polarisation des styles de vie
Chapitre 1 – La démoyennisation par le haut : la premiumisation des vacances
1. La montée en gamme estivale : du camping au village de vacances cinq étoiles
2. Des Bronzés au chalet-spa d’altitude : la bipolarisation des stations de ski
Chapitre 2 – La démoyennisation par le bas : la France du discount, de l’occasion et de la débrouille
1. Convergence matérielle ou élévation permanente du seuil de moyennisation ?
2. Hard discount, Gifi, Dacia : la mise en place d’un marché secondaire
3. Micro-entrepreneurs, crédit conso, « gratte-grattes » et chasse aux promos : l’essor de « l’économie de la débrouille »
4. Effacer l’historique, hommage à la France du Bon Coin et des Gilets jaunes
Chapitre 3 – La démoyennisation par le côté, ou la fin de la maison commune
1. Artisanal, made in France, mode éthique : la segmentation culturelle ou la nouvelle distinction
2. Boulangerie de rond-point versus néo-boulanger de centre-ville : la France du pain coupée en deux
3. À chacun son épicier, son cafetier et son DJ
Quatrième partie – Les nouveaux visages des classes sociales : les métiers de la France d’après
Chapitre 1 – Une constellation populaire orientée client
1. L’ouvrier de la logistique a remplacé l’ouvrier d’usine
2. Services à la personne, chauffeurs VTC et livreurs : la nouvelle classe ancillaire
3. Les aides-soignantes : bras invisibles du secteur hospitalier et des Ehpad
4. Nettoyage et gardiennage, ou l’extension du domaine de l’externalisation
5. La crise des Gilets jaunes : le soulèvement des « classes subalternes »
6. À la marge de la constellation populaire : nouveaux pauvres et « cassos »
Chapitre2 – Les transformations de la constellation centrale
1. La France des bac + 2 : le cœur de la classe moyenne
2. Les reconversions et la diversification ethnique renouvellent le profil des commerçants et artisans
3. Les franchisés, composante de la bourgeoisie provinciale de la France d’après
4. Psychologues, coachs et thérapies alternatives : les professions de l’économie du bien-être
5. Le délitement de la forteresse enseignante
6. La start-up nation, nouvelle bourgeoisie des métropoles
Chapitre 4 – Les métamorphoses du 0,01 %
1. Holdings et magnats de l’immobilier ont remplacé les capitaines d’industrie
2. Des fleurons tricolores qui ont prospéré sur un marché intérieur porteur
Cinquième partie – Des traditions à la globalisation : une archéologie des couches culturelles
Chapitre 1 – Catholicisme : la roche-mère n’affleure plus qu’épisodiquement
1. Des traces toujours présentes…
2. … mais qui s’estompent de plus en plus
Chapitre 2 – Que reste-t-il des couches culturelles régionales ?
1. État des lieux de la persistance des identités et des accents régionaux
2. Permanences et transformations des pratiques alimentaires régionales
3. Le grand déplacement, ou quand les Français ont quitté leur terroir natal
4. Familles monoparentales et immigration : les nouveaux contours des systèmes familiaux régionaux
Chapitre 3 – La couche yankee : les États-Unis, une passion française
1. Blockbusters, Coca et McDonald’s : une amplification de l’américanisation à partir des années 1980
2. Country, Buffalo Grill, pole dance : l’américanisation par le bas
3. De Manhattan à la Silicon Valley : le rêve américain des élites françaises
Chapitre 4 – Le millefeuille culturel français : la globalisation s’accélère
1. Mangas, sushis et Nintendo : les vecteurs de la culture japonaise en France
2. Halal, kebab, chicha : la couche orientale
3. Le tacos français : dernier étage en date du millefeuille culinaire tricolore
4. Blanquette, steak frites : les plats en déclin et les atemporels
5. Des Enfoirés à Aya Nakamura, la pop urbaine a (presque) remplacé la variété
Chapitre 5 – Le patchwork spirituel français
1. Les évangéliques : l’Église d’après ?
2. L’essor de la culture psy
3. Chamanisme et ésotérisme gagnent du terrain dans tous les milieux sociaux
4. Le yoga s’est fait une place dans le mix spirituel français
Conclusion – La politique d’après : quand les modes de vie influencent le vote
1. Effets politiques de la désindustrialisation et de la tertiairisation de l’économie
2. Les traductions électorales de la nouvelle stratification éducative
3. Le biotope parisien
4. Dans les villes-TGV, le renouvellement de population bouscule les équilibres politiques
5. Gauche de centre-ville, droite périphérique : une fracture politique entre deux styles de ville
6. Idéal pavillonnaire contre néo-ruralité : deux modes de vie, deux dominantes politiques
7. La consommation comme enjeu politique : acheter sur Amazon ou voter écolo ?