Le présent ouvrage, paru pour la première fois en 2014 dans sa version originale sous le titre The Great Sea, est le résultat d’un travail considérable. Son auteur, David Abulafia, historien anglais né en 1945, est professeur émérite d’histoire méditerranéenne à l’université de Cambridge., spécialiste de l’Espagne, de l’Italie et de la Méditerranée médiévale. Ses travaux ont été à plusieurs reprises salués et récompensés et La Grande Mer n’y échappe pas. En effet, ce travail qui porte sur l’histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens a reçu le prix de la British Academy ainsi que la Mountbatten Maritime Award. Publié dans plusieurs langues, une version française de cet ouvrage est aujourd’hui disponible aux éditions Les Belles Lettres grâce à la traduction d’Olivier Salvatori.

La mer Méditerranée, qui signifie étymologiquement « la mer au milieu des terres », a porté des noms bien différents selon les époques et les peuples qui ont vécu à son contact. Nommée Mare Nostrum par les Romains, « mer Blanche » par les Turcs, « Grande Mer » par les Juifs, « mer du Milieu » par les Allemands ou encore « mer Verte » pour les anciens Égyptiens, la Méditerranée a été pour David Abulifia « le lieu des interactions probablement les plus puissantes entre sociétés à la surface de cette planète et le rôle qu’elle a joué dans l’histoire de la civilisation humaine outrepasse largement celui de toute autre étendue marine ». Cependant, dès le début de l’ouvrage, l’auteur tient à dissiper quelques malentendus qui pourraient décevoir le lecteur. L’objet de son ouvrage est bien la mer Méditerranée pour elle-même et non une histoire des pays qui l’entourent. Ainsi, en naviguant au fil des pages, David Abulafia raconte l’histoire des peuples qui ont traversé la mer Méditerranée et habité ses rivages, ses ports et ses îles. L’auteur tente ainsi de « retracer le processus par lequel la Méditerranée en est venue à s’intégrer à des degrés divers dans un ensemble à la fois commercial, culturel, voire, comme sous les Romains, politique ». En mettant également l’accent sur les crises qui ont entraîné « une désintégration parfois violente », l’auteur identifie cinq périodes caractérisés comme cinq « cycles méditerranéens distincts » : Première Méditerranée, de 22 000 à 1 000 av. J.-C. ; Deuxième Méditerranée, de 1000 av. J.-C. à 600 de notre ère ; Troisième Méditerranée, de 600 à 1350 ; Quatrième Méditerranée, de 1350 à 1830 ; Cinquième Méditerranée, de 1830 à 2010. Ainsi, l’auteur nous livre avec La Grande Mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens une histoire humaine de la Méditerranée, couvrant toute la période d’occupation humaine.

 

La « Première Méditerranée » de David Abulafia dresse un tableau général d’une soixantaine de pages, depuis les premiers établissements humains vers 22 000 avant notre ère jusqu’aux grandes migrations et aux cataclysmes de 1200-1000 avant notre ère. Au cours de cette partie, l’auteur présente certains des thèmes principaux qu’il développe dans l’ensemble du livre, à savoir les forces d’isolement et d’isolation, l’interaction entre les peuples de la Mer et les peuples de la Terre.

La seconde partie couvre environ seize siècles d’histoire. Elle nous permet de comprendre comment s’opère l’unification de la Grande Mer sous les empires maritimes successifs. Ainsi, au cours de cette « Deuxième Méditerranée », l’auteur nous permet de voyager le long des côtes de la Grande Mer à bord des navires des Phéniciens et Grecs. Ces derniers transforment d’ailleurs la Méditerranée en un véritable lac thalassocratique depuis leurs confrontations avec les Perses jusqu’à la période hellénistique et la construction du phare d’Alexandrie, symbole de la puissance des Ptolémées. La lutte titanesque pour la suprématie entre Carthage et Rome, ici reconstituée dans les moindres détails, ouvre la voie à une ère de domination romaine au point de considérer la mer Méditerranée comme une « Mare Nostrum ». Cette domination n’a cependant pas empêché le morcellement économique et politique de la Méditerranée entre 400 et 800. Les nombreuses guerres et la pandémie de peste ont notamment été à l’origine de la fragmentation du pouvoir romain et ont préparé le terrain pour l’apparition de la « Troisième Méditerranée ».

La troisième partie débute avec la domination musulmane. Toutefois, David Abulafia nous présente bien une Méditerranée partagée entre les califats musulmans, l’Empire byzantin et l’occident chrétien. Cette partie de l’ouvrage est l’occasion pour l’auteur de partager sa connaissance intime de l’époque. Il souligne l’idée que dans le sillage de l’expansion de l’islam dans une partie substantielle de la Méditerranée, le nouveau monothéisme n’a pas détruit l’unité de la Grande Mer, mais plutôt contribué à en restaurer une partie, principalement confinée sur les  rives orientales et méridionales. C’est au cours de cette période que la Méditerranée des Fatimides et des négociants de la Geniza du Caire prend vie, et que les centres maritimes naissants de la péninsule italienne dirigent leurs navires vers les ports du Dar al-Islam et d’un Empire byzantin renaissant. Au-delà des frontières des Méditerranées musulmanes et chrétiennes, des réseaux tissés de manière complexe ont été développés par les marchands juifs tel l’exemple de Benjamin de Todèle. Toutefois, à partir du XIe siècle les expéditions militaires de la Reconquista et des croisades enclenchent un bouleversement et conduisent à une hégémonie commerciale chrétienne latine en mer Méditerranée, qui n’est pas remise en cause par la chute d’Acre en 1291.

La « Quatrième Méditerranée » est née du cataclysme d’une autre grande pandémie, celle de la peste noire qui parcourt la Méditerranée sans se soucier des frontières fixées par les régimes politiques. Au cours de ce quatrième cycle nous assistons à l’émergence de nouvelles puissances chrétiennes, comme les Catalans, qui sont finalement éclipsées par la montée en puissance de l’empire ottoman, dont le souverain Mehmet II est vu en 1453 comme le chef « d’une Rome revivifiée, contrôlée par des musulmans turcs et combinant l’exercice du pouvoir romano-byzantin et turco-islamique ». L’affrontement des puissances habsbourgeoise et ottomane en Méditerranée, pour la suprématie de la Grande Mer culmine avec la bataille de Lépante en 1571. Ce moment est considéré par l’auteur comme un tournant conduisant à une division géographique de la Méditerranée en deux moitiés : l’Occident sous contrôle espagnol et l’Est sous contrôle ottoman. Cependant, la Méditerranée connaît un autre bouleversement au cours de cette période, le déplacement du centre de gravité des économies vers l’Atlantique qui assume un rôle plus important dans le monde que la Grande Mer. Cette période est également marquée par l’arrivée des pays du Nord, notamment les Anglais et les Néerlandais. 

La « cinquième Méditerranée », qui est toujours en cours, change de dimension et rétrécit quelque peu en devenant un connecteur des économies océaniques après l’ouverture du canal de Suez. Toutefois, David Abulafia montre comment la Grande Mer s’est rapidement réinventée en tant qu’artère mondiale majeure et théâtre des nationalismes. C’est également au cours de cette période que sont réalisées les plus grandes découvertes historiques sur les premiers mondes méditerranéens. Désormais, les bateaux à moteur et les navires de croisière remplacent les corsaires et les bateaux pirates.

 

Pour conclure, avec La Grande Mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens, David Abulafia prend ses distances avec la vision de Fernand Braudel pour qui tout changement est lent et par conséquent l’homme est emprisonné dans un destin dans lequel il n’a que peu de prise. Au contraire, l’auteur insiste sur « les changements survenant au fil du temps » et sur l’action humaine. Ainsi, et en rupture avec La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, l’originalité de cet ouvrage réside dans son resserrement géographique sur la mer. Pour l’auteur, ce qui fait l’unité de l’histoire de la Méditerranée ce sont « les interactions probablement les plus puissantes entre sociétés ». Le rôle joué par la Grande Mer dans l’histoire de la Méditerranée dépasse, selon David Abulafia, tout autre étendue marine. La Grande Mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens combine à la fois des recherches historiques méticuleuses et approfondies tout en présentant les différentes approches historiographiques, le tout dans un agréable style d’écriture. Le volume est enrichi d’une série de cartes de la Méditerranée illustrant les transformations à travers le temps, ainsi que d’une sélection de 75 photographies qui entraînent le lecteur dans un voyage de la préhistoire à nos jours.