CR par Hervé Lemesle

Isabelle Pivert qui préside aux destinées des éditions du Sextant est un éditeur attentif, et les remarques de notre rédacteur sur la première édition ne lui ont pas échappé. L’éditeur nous apprend qu’un second tirage a été effectué de cet ouvrage important pour décembre 2011.

Les éditions du Sextant, http://www.editionsdusextant.com/f/index.php qui ont déjà republié des œuvres de Piotr Kropotkine (1842-1921) – La conquête du pain. L’économie au service de tous (1892) en 2006 et L’entraide, un facteur de l’évolution (1902) en 2010 –, nous livrent aujourd’hui la réédition de la vision de la Révolution française, initialement publiée en 1909 chez Stock par l’un des grands théoriciens anarchistes. Le prince russe exilé en Angleterre a commencé sa recherche en 1886 au British Museum et présente alors, après des années d’amples lectures – il connaît tous les classiques, de Tocqueville à Aulard en passant par Michelet, Taine, Louis Blanc, Jaurès – et de réflexions, sa version du grand chambardement ayant secoué l’Hexagone et l’Europe entière de 1789 à 1794. Lire ou relire cet ouvrage est l’occasion de sortir de la vulgate libérale, qui met systématiquement en valeur les acteurs modérés de la Révolution et dont les films Les années Lumières de Robert Enrico et Les années terribles de Richard Heffron, sortis au moment du Bicentenaire, constituent un condensé caricatural, présentant la Terreur de façon unilatérale.
En 68 chapitres courts et denses, Kropotkine dresse un tableau vivant des évènements s’étant déroulés de la réunion des Etats-généraux au 9 thermidor, privilégiant les aspects économiques et sociaux de la Révolution sans toutefois négliger la trame classique au niveau politique et militaire. Ouvrage d’histoire, citant systématiquement ses sources, par un géographe qui a collaboré avec Elisée Reclus, ce livre est aussi militant, offrant une analyse libertaire des forces et des faiblesses du mouvement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, indiquant sa préférence pour l’action populaire à la base mais soulignant l’importance des idées et des décisions des parlementaires bourgeois.

Un récit chronologique apparemment classique

L’ouvrage décrit et analyse successivement les grandes phases de la Révolution. Le découpage effectué par Kropotkine est sous-tendu par sa lecture des événements et de leur portée. Pour mieux saisir la vision de l’auteur et en mesurer sa singularité, on peut comparer ce découpage à ceux proposés par François Furet et Denis Richet dans La Révolution française, Fayard, 1973 (1e édition 1965) et par Jean-Clément Martin dans La Révolution française, 1789-1799. Une histoire socio-politique, Belin, 2004 :

P. Kropotkine

  • Le peuple avant la Révolution (chapitres 4 à 8)
  • La période héroïque de la Révolution de mai à octobre 1789 (9 à 22)
  • La sourde lutte entre la royauté mourante et le nouveau pouvoir constitutionnel jusqu’en juin 1792 (23 à 31)
  • Les efforts des Girondins pour arrêter la Révolution jusqu’en juin 1793 (32 à 46)
  • La Révolution populaire (47 à 67)
  • Le 9 thermidor-Le triomphe de la réaction (68)

F. Furet et D. Richet

  • La France de Louis XVI, la révolte des ordres (chapitres 1 et 2)
  • Les trois révolutions de l’été 1789 (3)
  • L’année heureuse, le dérapage de la Révolution (4 et 5)
  • Le romantisme révolutionnaire (6)
  • Le temps de la détresse (7)
  • Thermidor ou l’impossible oubli, la République bourgeoise, l’aventure italienne, la guerre perpétuelle, la France nouvelle, la fin d’un régime (8 à 13)

J.C. Martin

  • Les poudrières sociales, les crises de la culture politique (chapitres 2 et 3)
  • Naissance de la révolution ? (1)
  • La régénération du pays, les voies nouvelles de la Révolution (4 et 5)
  • La Révolution irrémédiable (6)
  • Les échecs de la Terreur (7)
  • D’une Révolution l’autre, la recherche d’un pouvoir fort (8 et 9)

On le voit, Kropotkine met en avant le rôle de la mobilisation populaire dans les campagnes et les villes, sans laquelle « l’effort de la bourgeoisie n’eût certainement pas abouti » (p. 29). Son récit est donc ponctué par les grandes journées révolutionnaires – entre autres les 14 juillet, 5 et 6 octobre 1789, 20 juin et 10 août 1792, 31 mai et 2 juin 1793 – qui constituent à ses yeux autant de ruptures fondamentales. Le peuple et ses représentants les plus « avancés » (Marat puis Babeuf, Boissel, Chalier, Chaumette, Dolivier, Rose Lacombe, L’Ange, Leclerc, Pache, Jacques Roux, Santerre, Varlet) sont donc pour lui les acteurs fondamentaux de la Révolution.
Les courants plus modérés sont progressivement marginalisés faute d’avoir pris en compte les revendications égalitaires exprimées dans les villes et les campagnes : les Feuillants puis les Brissotins, les Hébertistes, les Dantonistes et finalement les Robespierristes, qui ont tourné le dos au mouvement des Enragés à partir de l’automne 1793. Pour Kropotkine, la période durant laquelle les Montagnards s’appuient sur les sans-culottes est « la plus importante de la Révolution », avec l’impôt forcé sur les riches, la fixation du prix maximum des denrées, le retour des terres aux communes, l’abolition des droits féodaux sans rachat, les lois sur les successions, la constitution démocratique de 1793 (p. 379). A l’inverse, l’évaluation de l’auteur sur les phases antérieures et postérieures est sévère : la réaction s’étend en 1790-1792 (p. 207) et triomphe après Thermidor (p. 526).

Une analyse thématique originale

Deux thèmes principaux sous-tendent l’analyse de Kropotkine et traversent tout l’ouvrage, révélant ses convictions anarchistes : les questions foncière et communale.
S’agissant de la terre (cf. chronologie p. 205), l’auteur explique de façon approfondie que la nuit du 4 août ne règle pas le problème, les paysans devant racheter les droits féodaux, officiellement abolis, alimentant par là-même la persistance de soulèvements dans les campagnes (chapitres 18, 26-27). Il faut attendre les décrets des 11 juin et 17 juillet 1793 pour que l’abolition devienne effective ; ces décrets sont diversement appliqués selon les régions mais ne seront pas remis en cause après la chute de Robespierre (chapitre 50). Dans le sillage des populistes russes, Kropotkine considère que les terres doivent appartenir à la communauté villageoise [mir en russe] les cultivant et prône leur collectivisation, et non leur nationalisation.
L’émergence d’un pouvoir communal autonome, à Paris à partir de la fin juin 1789 puis dans d’autres villes et dans les villages, attire également l’attention de l’auteur, partisan d’une fédération libre de communes souveraines. Entérinée par les lois du 14 décembre 1789 et du 21 juin 1790, la révolution communaliste débouche sur la constitution d’entités politiques ayant de larges pouvoirs en matière de justice, de police, de ravitaillement (fixation des prix et des salaires), d’assistance aux indigents – ateliers de secours et mise en culture des terrains vagues – (chapitres 15, 21, 24-25). « Âmes de la révolution populaire » (p. 179), les communes populaires doivent selon les sans-culottes avoir les mêmes droits que les citoyens et incarnent la démocratie directe chère aux libertaires des XIXe et XXe siècles, avec droit de pétition et d’insurrection. En dépit des tentatives centralisatrices pour limiter leurs pouvoirs (loi des 27 mai-27 juin 1790), elles sont influentes à partir de l’été 1792 et le restent jusqu’en septembre 1793, lorsque le Comité de salut public place les comités populaires sous surveillance (chapitres 43, 58-63).
Hostile à ce renforcement de l’exécutif et à la Terreur, l’auteur voit dans ce pouvoir populaire à la base les débuts du communisme libertaire dont il est l’adepte et l’un des penseurs ; les Enragés de 1792-1793, taxés « d’anarchistes » par Brissot, sont à ses yeux les précurseurs des idées autogestionnaires, fédéralistes et athées qu’il défend.

Une lecture stimulante

En soulignant l’importance de ce mouvement communaliste et égalitariste, en multipliant les comparaisons avec les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle, Kropotkine permet de mieux comprendre les débats qui secouent alors le mouvement ouvrier : la « Grande Révolution » est la matrice non des totalitarismes (Furet, 1978) mais du socialisme utopique (Fourier, Owen) et du mutuellisme (Proudhon). Selon lui, le « communisme de 1793 », même « partiel » car admettant la possession individuelle et reconnaissant le droit individuel au superflu, est supérieur au « socialisme de 1848 et de ses descendants » car il s’est attaqué à la répartition des biens et, « par l’action des forces locales, sur place et en fait », posait la question de la socialisation de la terre, de l’industrie et du commerce (pp. 455 et 537). Ayant une base sociale plus large que les sociétés secrètes de Babeuf et Buonarroti, il dépasse les tentatives insurrectionnelles de type blanquiste et étatistes de Louis Blanc en 1848 (ateliers nationaux). L’idéal d’une fédération de communes souveraines s’exprimera de nouveau en 1871 à Paris et en province.
Outre quelques imperfections – des coquilles, et plus fâcheux, un tirage déficient de certains hauts de page par exemple pp. 82 et 114 –, on peut déplorer l’absence d’une édition critique de cet ouvrage, prenant en compte les débats et les avancées historiographiques depuis un siècle. En le confrontant à des publications plus récentes – sur les campagnes : Paul Bois, Paysans de l’Ouest, Flammarion, 1971 (1e édition 1960) et Jean Racine, La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, Seuil, 2002 –, le lecteur trouvera malgré tout matière à réflexion. Par exemple ce cri du cœur de Chaumette, venu à la Convention réclamer un impôt sur les riches : « Rien de me fera changer de principe ; et le cou sous le couteau, je crierai encore : le pauvre a tout fait, il est temps que le riche fasse à son tour. Je crierai qu’il faut les rendre utiles, malgré eux, les égoïstes, les jeunes désœuvrés, et procurer du repos à l’ouvrier utile et respectable » (p. 369).

© Hervé Lemesle, enseignant au lycée Malraux d’Allonnes (72)