Michel Combet est historien et maître de conférence, auteur de livres majeurs sur l’histoire de Bergerac et de la Dordogne. Le lancement récent de son livre sur Maine de Biran aux Éditions Memoring anticipe le bicentenaire de la mort de Maine de Biran, illustre Bergeracois et philosophe important du 19ème siècle, qui sera célébrée en 2024. 

Une collection vouée à légitimer la Nouvelle Aquitaine par l’histoire et la culture

La lecture du petit ouvrage de Michel Combet commence par une présentation de l’historien et chartiste Christian Amalvi, directeur de la collection « Figures de la Nouvelle Aquitaine ». La « redécouverte d’un intellectuel aquitain témoin des soubresauts du passage de l’Ancien-Régime à la France du début du XIXe siècle est manifestement l’occasion avec ce 16ème opus de la collection de continuer de donner un cadre historique et culturel à cette « Nouvelle » Aquitaine La nouvelle région, ayant absorbé ses voisines « Poitou-Charentes » et « Limousin » devient la première région de France par sa superficie. issue du redécoupage des régions françaises le 25 novembre 2014 sous le quinquennat de François Hollande. On trouve comme titres des 15 premiers ouvrages, des noms célèbres associés à son histoire On attend avec une certaine curiosité la sortie d’un « Montaigne », absent pour l’heure de cette liste… – Aliénor d’Aquitaine, Le Prince Noir ou Brantôme, mais aussi des contemporains comme Noël Mamère, Henri Emmanuelli ou Raymond Poulidor, sans oublier les inévitables Napoléon(s) et De Gaulle, liés de près ou de loin à la terre aquitaine.

La redécouverte d’un personnage aux multiples facettes

Le sous-titre intitulé « Un intellectuel aquitain en politique » met de suite en perspective l’angle choisi par l’auteur : l’homme politique ne l’est que pris dans les tourmentes de son temps, aussi c’est vers l’intellectuel qu’il choisit de se tourner en priorité.

L’homme politique dans les tourmentes du temps

François Pierre Gontier de Biran, dit Maine de Biran, né en 1766 dans une famille noble de Bergerac alliée par mariages à la bourgeoisie , voit la fin brutale de la monarchie française et le basculement d’une position sociale acquise par ses ancêtres catholiques lors de la Révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV. Les faits sont connus des enseignants d’histoire, point n’est besoin ici d’y revenir. Juste signaler que Maine de Biran fut épargné Il est possible qu’il ai pu être l’élève de l’ancien régent de rhétorique et de philosophie du collège des frères de la Doctrine chrétienne de Périgueux. ainsi que la seigneurie familiale de Grateloup près de Bergerac,  dans des circonstances mal définies lors de la Terreur, alors que ses proches étaient soit émigrés, soit proscrits. Il semble qu’il ait bénéficié de l’indulgence de Lakanal, représentant en mission de la Convention en Gironde. Charrier, son successeur à la Convention après l’exécution de Robespierre le choisit parmi les quelques jeunes gens instruits dans la conservation de la propriété et de l’ordre républicain que les Thermidoriens entendent consolider.

Un conservateur, ennemi des extrémismes…

Membre du Directoire de la Dordogne à 29 ans, puis sous-préfet de Bergerac et membre du Corps législatif sous l’Empire, enfin député sous la Restauration jusqu’à sa mort en 1824, il accomplit de solides tâches administratives, s’intéresse de près aux débuts de la statistique et à la situation médicale de la population. En tant que politique, il incarne cette bourgeoisie libérale de tempérament, dont le modèle était le parlementarisme britannique, opposée aux autoritarismes qu’ils soient jacobins, bonapartistes ou monarchistes cléricaux. Peut-être que les contradictions d’un personnage public ayant traversé une période historique particulièrement troublée se voyait plus dans son allure vestimentaire « Qui était-il vraiment ? Un homme d’Ancien Régime qui affectionnait de porter une perruque poudrée et de se comporter avec une courtoisie un tantinet surannée ? » (Préface d’Anne-Marie Cocula Vaillières).que dans ses idées politiques…

Un rapport complexe à la religion dans une période tourmentée

Dans une période ayant connu de grands bouleversements, il n’est pas surprenant qu’un homme réfléchi les ayant vécus ai pu connaître plusieurs « conversions ».

Maine de Biran professe d’abord un  athéisme « de jeunesse », inspiré des Encyclopédistes. Doutant de l’existence de Dieu, Maine conçoit la religion « comme un facteur de cohésion sociale empêchant le peuple de basculer par crainte du châtiment divin dans la violence et le désordre ».

Puis, très influencé par La Nouvelle Héloïse de Rousseau et préfigurant le courant romantique, il considère « qu’une volonté meut l’univers et anime la nature ». Mais il n’ira pas jusqu’à suivre son maître dans son déisme sans Église,  troublé par la déchristianisation à l’œuvre à l’instar d’un Chateaubriand. Les deuils dans sa famille, notamment sa sœur aînée, puis sa femme tant aimée morte trop tôt (sa « céleste épouse ») le font revenir à la religion de ses pères.

À partir de 1815, influencé par les lectures de Pascal et Saint Augustin, il complète sa métaphysique basée sur la dualité humaine – « nature animale, soumise à la nécessité et nature humaine, douée de liberté » par une « vie de l’âme, passive, mais qui reçoit d’en-haut quelque chose proche de ce que les chrétiens appellent la grâce ».

Un philosophe en politique

Maine Surnom dû à l’un de ses biens fonciers, qu’il partage avec un cousin. a reçu une solide éducation humaniste, artistique et scientifique. Il commence la rédaction d’écrits philosophiques dès 1793, et continuera à écrire en tant que penseur et en tant qu’administrateur. Une œuvre considérable par son ampleur Vrin a publié entre 1984 et 2001 une édition de plus de 7000 pages. et qui tranche par la clarté et l’aisance de ses propos avec sa timidité maladive en public.

Un compagnonnage littéraire et amoureux avec de grands noms

Maine de Biran fut un lecteur passionné et admiratif de Montaigne et de Rousseau. Philosophe du sentiment de l’existence, il a esquissé avant Freud les contours de l’inconscient dans une œuvre dont la totalité ne fut publiée qu’après sa mort. Il a également laissé une abondante correspondance avec les grands esprits du temps et un Journal intime, ce « baromètre de l’âme ». Plusieurs de ses travaux furent récompensés de son vivant, par l’Institut, comme son Mémoire sur l’habitude ou celui sur la décomposition de la faculté de penser, par l’Académie de Berlin et celle de Copenhague…

Gageons que 2024 – l’année du bi-centenaire de sa mort – serait l’occasion de revisiter son apport littéraire, politique, scientifique et culturel, et pour nous enseignants, son apport fondateur à l’éducation populaire, encore trop mal connu et que Michel Combet prend le temps de remettre en lumière.

L’éducation populaire, une priorité de la Révolution mais restée lettre morte

La Révolution avait bien mis en avant l’instruction publique dès le Rapport sur l’instruction publique de Talleyrand à l’Assemblée Nationale (sept 91), puis celui de Condorcet Sur l’organisation générale de l’Instruction publique (20-21 avril 92), ces rapports aboutissant au Plan d’Education nationale de Le Peletier de Saint-Fargeau, présenté à la Convention par Robespierre le 13 juillet 1793. Mais les aléas politiques ont fait que ce plan est resté lettre morte dès la Convention thermidorienne. 

L’Empire à la suite de la Révolution ne s’est pas désintéressé de l’éducation et de sa traduction enseignante publique, mais il a stratégiquement favorisé l’enseignement secondaire, censé généraliser un bon niveau éducatif pour les enfants des classes aisées. Le travail restait à faire au niveau primaire.

Instruire les enfants du peuple, mais avec des méthodes novatrices

Homme de l’Ancien-Régime formé intellectuellement par une culture mêlée de christianisme et d’esprit des Lumières, Maine de Biran, comme beaucoup de conservateurs modérés contemporains – Guizot, Say, Guérando, cherche à concilier ordre social et éducation populaire.

Dès 1806, le sous-préfet  alerte sur l’ « état catastrophique » de l’enseignement scolaire dans son arrondissement et ne se prive pas de tancer sévèrement les prêtres : « Pourquoi n’usent-ils pas toujours de (leur) influence pour éclairer et améliorer leurs semblables au lieu de les aveugler si souvent par leur fanatisme.. ? ». Il participe dès sa création en 1815, juste avant Waterloo, à la Société pour l’instruction élémentaire, fondée par son ami le philosophe Joseph-Marie de Gérando.

Plus ancienne association laïque d’enseignement primaire française, elle affirme dès l’article 1er de son statut l’ambition de sa mission : « Convaincus que l’éducation est le premier moyen de former des homme vertueux, amis de l’ordre, soumis aux lois, intelligents et laborieux, et seule peut fonder d’une manière utile et durable le bonheur et la liberté des États, les membres de la Société se réunissent dans la vue d’encourager l’établissement en France d’écoles élémentaires organisées d’après les méthodes d’enseignement les plus parfaites, de propager et de perfectionner ses méthodes. »

On remarquera là combien pour Maine de Biran et ses amis la question de l’instruction populaire est liée d’entrée aux méthodes d’enseignement qui doivent être non seulement « parfaites » mais « propagées et perfectionnées  Des mots qui résonnent parfaitement avec l’ADN de notre association, fondée sur ces bases il y a 25 ans cette année ».

Une rencontre décisive

Ayant comme sous-préfet pris les choses en main en Dordogne, Maine correspond avec le pédagogue suisse Pestalozzi et l’invite à tester ses méthodes dans l’école primaire qu’il crée à l’intérieur du collège napoléonien local. Pour cela il a convaincu les bonnes familles locales et vaincu les résistances du recteur d’académie et de l’Église.

« Les pères de famille » reçoivent un « plan d’éducation » inspiré de la méthode de Pestalozzi, mais entièrement rédigé da la main de Maine de Biran sous la forme de 3 feuillets imprimés comprenant le projet, le plan d’organisation et la note sur l’institution du pédagogue suisse. Le pédagogue lui envoie une de ses jeunes enseignants, François Barraud qui accepte de prendre en charge l’école primaire.

Le plan s’appuie sur la loi du 11 floréal An X . Il associe l’État, la commune et les intérêts privés pour créer l’établissement. La loi confiait aux parents et aux précepteurs religieux le soin de l’éducation primaire et ne fixait de cadre contraint que pour le secondaire. Ce qui permit à Maine de mettre en place les méthodes de Pestalozzi : le repas est assuré par la commune de Bergerac et 5 enfants pauvres sont choisis pas le Conseil municipal. L’école dure 2 ans, temps considéré comme suffisant par le pédagogue. Au bout des 2 ans, le meilleur des enfants est choisi pour continuer gratuitement des études secondaires. La 5ème année, il pourra être engagé comme répétiteur puis ensuite devenir instituteur dans l’une des écoles de l’arrondissement.

Notre sous-préfet philosophe met en place l’embryon de ce que seront les écoles normales, souhaitées par Pestalozzi ! 

Si le collège végète comme beaucoup d’autres, l’école primaire intégrée est une réussite dont la renommée dépasse les frontières locales. L’enquête de 1833, diligentée par Guizot et les rapports d’inspection soulignent unanimement la qualité de l’enseignement dispensé par rapport aux autres écoles primaires religieuses du Bergeracois.

L’expérience perdure jusqu’en 1881 selon le plan de Maine de Biran, mais reste un cas isolé. La « pension Barraud-Rabier » (du nom du descendant de son premier instituteur) intègre le nouvel enseignement obligatoire et doit abandonner sa pédagogie originale. Un des élèves de la dernière promotion (1876-1881), Louis Béchot, devenu directeur de l’Ecole française de Londres, dira que « la méthode visait à former l’esprit, et non à le bourrer ».

Conclusion

Michel Combet en écrivant ce livre a eu l’ambition légitime de faire redécouvrirDe fait une belle découverte pour l’auteur de ces lignes… un intellectuel, non seulement local, mais acteur de son temps.

Souhaitons que les commémorations de l’an prochain ne manquent pas d’honorer Pierre François Gontier de Biran à sa juste mesure.