Dans le sillage des études actuellement menées sur le monde animal dans l’histoire, à l’exemple de ceux menés par François Jarrige, Arnaud Exbalin nous propose une étude inédite consacrée aux tueries de masse visant les canidés, organisées à Mexico depuis la fin du XVIIIe siècle. Cette étude, qui a bénéficié de la relecture et des observations d’historiens divers tels que Christian Ingrao ou Annette Becker, mérite d’être découverte et pas seulement à cause de son sujet mais parce qu’il est toujours d’actualité comme en témoignent les grandes campagnes de décanisation lancée par la Russie ces dernières années.

En introduction, l’auteur explique : la découverte, dans les archives de la ville de Mexico, de la liasse 3662 intitulée Matanzas de perros (« tueries de chiens ») qui, dans un premier temps, le hante, et le lecteur comprend rapidement pourquoi. Arnaud Exbalin reprend une définition du terme de « massacre » soit « un événement impliquant une violence planifiée sur une grande échelle et qui cible, en contact direct, des groupes spécifiques », pour des raisons politiques. Si l’historiographie s’est avant tout intéressée à juste titre aux massacres ayant touché les humains à travers l’histoire (Saint Barthélémy, Shoah …), il rappelle de façon opportune qu’au départ, historiquement, le massacre a d’abord relevé du champ animal, d’où l’utilisation de ce terme à juste titre. C’est pourquoi l’étude qu’il nous propose, et qui dépasse la simple question de la souffrance animale, aborde les tueries de chiens dans leurs dimensions politiques, matérielles, logistiques, sanitaires à travers huit chapitres denses. L’ensemble est accompagné de documents iconographiques qui aident le lecteur à visualiser certaines données d’un espace dont il n’est pas forcément familier.

 

Le supplice de Cuauhtémoc, par David Alfaro Siqueiros, fresque murale, 1950, église de l’ancien bureau des douanes de Tlatelolco.
Le choc des mondes canins

Le chapitre 1 s’ouvre sur le rappel de l’existence de fresque réalisées par Diego Ivera et David Siqueiros présentant deux espèces de chiens. L’une est espagnole, dressée pour attaquer les Indiens, et à ce titre, symbole de la barbarie coloniale espagnole. L’autre le xoloitzcuintle dépourvu de poils et devenue l’emblème de la mexicanité. L’auteur revient sur ces deux figures antagonistes, qui pourtant ne tardent pas à se mélanger, pour éclairer les relations homme-chien, ce dernier étant le seul animal domestiqué communément par les Européens et les Indiens. L’auteur revient de manière fort utile sur la présence et la domestication du canidé dans les sociétés précolombiennes qui ne semblent pas, contrairement aux Européens en avoir fait un usage guerrier, mais aussi sur le regard réciproque porté par leurs maîtres. Ainsi, si d’un côté, la fascination qu’exercent la présence des molosses espagnols suscitent fascination et admiration chez les Amérindiens, de l’autre, les divers observateurs européens tendent à présenter les canidés américains présents sur place comme des animaux dégénérés tandis que les chiens en provenance d’Espagne ne tardent pas à trouver leur place sur le champ de bataille. Pourtant, l’usage du chien en temps de guerre n’est pas nouveau en soi ni propre à l’Espagne comme le rappelle l’auteur, mais c’est à ce titre qu’ils participent aux massacres comme celui de Chochula en octobre 1519, contribuant à forger l’image du chien dévoreur d’Indiens.

Le déroulement des massacres

Le chapitre 2  revient quant à lui sur le cœur du sujet et l’exploitation directe de la liasse. Si les premiers ordres datent d’avril 1709 et se justifient par une épidémie de rage, les campagnes d’extermination systématiques ne débutent qu’à partir de la fin de l’année 1790. L’analyse de la liasse 3662 et des lacunes permettent d’identifier certains angles morts propices à une recherche historique propre, montrant par là même que la recherche sur ce sujet n’en est qu’à ses débuts. Les canicides se sont déroulés en 2 temps, et les chiffres sont éloquents. Entre septembre 1790 et l’été 1792, ce ne sont pas moins de 20 000 chiens abattus soit en moyenne 30 par nuit. La deuxième tuerie s’étend quant à elle du 15 décembre 1797 au 2 janvier 1801 pour un bilan de 14 301 chiens tués, selon des méthodes allant des coups à l’empoisonnement. Les chiffres posés, il convient bien sûr de s’interroger sur les raisons ayant poussé à ces massacres. Les crises alimentaires et épidémiques (varioles) et les inondations catastrophiques précipitent les populations et les chiens dans la crise, chacun étant le concurrent de l’autre, mais les motivations restent sans doute à approfondir.

La fabrique du nuisible

Le chapitre 3 s’interroge sur les discours antichiens qui précèdent et accompagnent les campagnes d’exterminations des chiens. Ce discours qui vise en premier lieu les chiens errants, vus comme l’antithèse de l’animal civilisé, chargé de tous les maux de la société, à l’origine de troubles comme l’explicite les ordres donnés par le Marquis de Branciforte en 1797 : « les chiens sont si nombreux qu’ils perturbent le repos du voisinage par leurs aboiements, troublent la décence des églises et empêchent la propreté publique » (p. 98). Mais le discours anti canin, virulent par excellence, est tenu par une lettre anonyme datant probablement de l’année 1797 retranscrite et adressée à Cosme de Mier y Trespalacios plaidant pour l’élimination systématique des chiens, ces derniers étant accusés d’être maléfiques et de se livrer à la luxure, dangereuse pour l’Homme. Ce point de vue justifie l’existence d’une législation canine, selon une tradition préexistante en Europe au Moyen-Age. C’est ainsi qu’en 1532, un décret municipal ordonne aux propriétaires de tenir leurs chiens attachés dans les maisons et utiliser obligatoirement une laisse en cas de sortie. Mais souvent, les décrets n’engagent que ceux qui les rédigent … En prolongement, le chapitre 4 pose la question de savoir s’il s’agit avant tout de « tranquilliser le voisinage ? ». Vocation première du sereno, le garde nocturne, pourtant chargé d’abattre les chiens, activité peu silencieuse par définition. Le chapitre dresse le portrait de ces individus officiellement chargés d’exécuter en bout de chaine les ordres donnés, ainsi que, leur rapport parfois difficile à ces tueries, et leur résistance, certains étant persuadés de commettre des actes impies, le chien étant davantage qu’un simple animal domestique dans les sociétés américaines traditionnelles, approche qui donnent lieu à de très belles pages dans cette étude.

Le grand renfermement des animaux

Le chapitre 5  prend pour point de départ les travaux d’Olivier Zeller, premier historien à avoir analysé la place et le rôle des animaux dans la ville moderne. Arnaud Exbalin élargit son propos ici pour s’intéresser à l’inscription des animaux dans l’espace urbain spécifique de Mexico où selon le mot d’Humboldt repris par l’auteur, les Espagnols avaient « interverti l’ordre de la nature » (p. 140), au point de déclencher une catastrophe écologique, ce qu’Arnaud Exbalin explore dans une sous-partie en revenant sur l’introduction des vaches, cochons, moutons et chiens et leurs conséquences désastreuses perceptibles dans les archives de la police municipale de Mexico. Le sort des porcs gyrovaques fait l’objet d’une sous-partie dressant un parallèle saisissant avec le sort plus funeste réservé aux chiens.

 La canaille et la police

Le chapitre 6  se donne pour objectif d’analyser le rapport animal-homme en posant la question, élémentaire et qui ne manque pas de venir dès les premières pages, si la manière dont on traite les premiers ne révèle pas, au fond, la manière dont on traite les hommes et donc un reflet des rapports sociétaux entretenus avec les individus les plus défavorisés de la société ? La frontière est mince entre l’individu et le chien vagabond comme le montre une aquarelle de Claudio Linati publiée en 1828 et la démonstration proposée par l’auteur.

Les chapitres 7 et 8 élargissent le propos en quittant le cadre de Mexico et en remettant en perspective le sujet et son terme-clé : le canicide, qui s’impose en premier en France sous le Second Empire, et qui est employé parallèlement à un autre : la décanisation. Cette réalité européenne est dénoncée par exemple par Henri Blatin président de la SPA dès 1867 et l’auteur dresse un rapide bilan des massacres de chiens en Europe dans la plupart des grandes villes européennes : Madrid, bien sûr, mais aussi Venise, Paris en 1878 (où 45 000 chiens furent massacrés durant les deux mois d’été) et Istanbul en 1910 qui frappa les contemporains par leur brutalité et la massification de la violence opérée, au nom d’une pax urbana recherchée.

Techniques et procédés

Le chapitre 8 est certainement le plus difficile à lire émotionnellement car revenant sur les techniques et procédés divers utilisés lors des opérations de décanisation : poisons, fourrière mais aussi et surtout chambre à gaz, technique mis au point en Grande-Bretagne au XIXe siècle. L’auteur termine son propos en posant la question qui ne manque pas de venir : quel était le degré de connaissance et d’inspiration de l’Allemagne nazie concernant cette dernière technique ?

Cette brutalité finale, qui expose une réalité qui ne saurait être masquée, au contraire (je le précise pour éviter toute ambiguïté), aurait sans doute gagné à être contrebalancée par une présentation rapide des associations luttant en faveur de la condition animale et des solutions proposées par les défenseurs des animaux en général et du chien en particulier. Gageons que de futures études viendront éclairer ces divers aspects de la question.