Une guerre à laquelle nous n’étions pas préparés se déroule sous nos yeux, pour l’essentiel sans que nous en soyons conscients, et constitue pour nos démocraties une menace mortelle.

Depuis la fin de la guerre froide et l’essor d’Internet et de médias planétaires, la militarisation de l’information par les États bouleverse l’ordre géopolitique. La guerre de l’information, qui oppose les États autoritaires aux régimes démocratiques, démultiplie les champs de bataille et fait de chaque citoyen un potentiel soldat. Plus que jamais, la puissance des États –qu’il s’agisse de leur hard power, leur soft power ou leur sharp power– dépend de leur capacité à mettre leurs moyens de communication au service de leur influence, en recourant à la cyberguerre, à la désinformation ou à l’instrumentalisation de théories du complot. À l’ère de l’intelligence artificielle et de la guerre cognitive, les médias sociaux sont le théâtre d’une « guerre du Net » sans merci, sans fin, dont nos esprits sont l’enjeu.

L’auteur

David Colon est professeur à Sciences Po Paris, où il enseigne notamment l’histoire de la propagande et des techniques de communication persuasive, et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). Il a reçu le prix Akropolis 2019 et le prix Jacques Ellul 2020 pour son précédent ouvrage, Propagande (2019).

Le tournant des années 1990 et l’avance américaine

La guerre de l’information mondiale a commencé avec la guerre du Golfe : depuis l’ingérence du Koweït aux États-Unis (affaire des couveuses) jusqu’à l’encadrement strict des journalistes sur place par l’armée américaine, en passant par la concentration exceptionnelle de l’information entre les quatre grandes agences de presse, le rôle central joué par CNN, l’euphémisation de la violence des combats, tout concorde pour témoigner d’un tournant majeur. Le contrôle des médias et la production de l’information deviennent des enjeux primordiaux.

En 1999, deux officiers généraux de l’Armée populaire de libération (APL) publient une réflexion sur les enseignements à tirer de la guerre du Golfe. Dans leur livre intitulé La guerre au-delà des limites, ils datent de la guerre du Golfe l’apparition d’un nouveau type de conflit, qui intègre désormais le champ électromagnétique, les réseaux de communication et l' »espace virtuel », et dans lequel les belligérants n’utilisent plus uniquement la force armée pour obliger l’adversaire à se soumettre à leur volonté, mais « tous les moyens », y compris informationnels, « pour contraindre l’ennemi à accepter leurs intérêts. » La frontière séparant militaires et non-militaires est dorénavant abolie, et la guerre est « au-delà des limites »: le champ de bataille est désormais situé partout.

D. Colon, p. 41

En 1996, les États-Unis définissent leur doctrine stratégique en matière de communication, à savoir la « domination informationnelle » (Information Dominance). Il s’agit de combiner la maîtrise de l’information sur l’espace de combat, l’afflux de renseignements en temps réels et une « guerre de l’information » capable de perturber les systèmes de communication de l’adversaire. Dans la course, les États-Unis ont une longueur d’avance : contrôle des infrastructures (câbles, satellites, serveurs, ordinaux, protocoles informatiques de transfert de données), propriété des logiciels et des plateformes de contenu, surveillance des contenus (réseau Echelon).

La diplomatie publique américaine, conçue comme un outil d’influence mondiale essentiel au temps de la guerre froide, demeure un moyen du soft power dans les années 1990, et la voix du hard power, après les attentats de 2001 et la guerre contre le terrorisme. Cette diplomatie est autant un discours de l’Amérique sur elle-même qu’un instrument de persuasion et de contrainte.

Sur le plan militaire, la domination informationnelle passe par :

  • des opérations qui expliquent et légitiment le conflit (Stratcom) comme la campagne visant à convaincre les Américains de la nécessité d’une guerre contre l’Irak en 2003, par le biais d’agences de relation publique (agence Benador) ou de Video New Releases (communiqués de presse vidéo fournis aux rédactions);
  • des opérations psychologiques (PsyOps) visant à affaiblir le moral de l’adversaire, comme la rumeur affirmant qu’une brigade entière de la 51e division irakienne se serait rendue aux marines le 22 mars 2003, en pleine offensive américaine en Irak;
  • des opérations visant à modifier les perceptions des événements (InfoOps) comme cette scène de déboulonnage d’une statue de Saddam Hussein le 09 avril 2003, accréditant que les Américains étaient salués en sauveur, alors que l’événement avait été orchestré par l’armée avec le concours d’une dizaine de complicités irakiennes.

Les résistances face à la domination informationnelle américaine

L’avènement du Web et la globalisation du marché de l’information ne sont pas sans dévoiler quelques vulnérabilités. La bataille de l’opinion mondiale n’avantage pas que le seul géant américain. Il existe des « guerres asymétriques de l’information » qui donnent à des petits l’occasion de résister contre le Goliath américain (révolte du Chiapas au Mexique après la signature de l’ALENA). Le Darknet se structure en parallèle de l’Internet classique et le « hacktivisme » d’organisation comme Anonymous donne du fil à retordre aux puissances traditionnelles.

Le monopole CNN de l’information par satellite est rapidement battu en brèche dans le monde, en Europe certes mais aussi au Moyen-Orient. Sur ce terrain, l’Iran se montre particulièrement combative. L’ennemi juré des États-Unis dispose d’une agence de presse d’État, d’un organisme de radiodiffusion qui compte 13000 employés dans 20 pays du monde, de plus d’une quarantaine de chaînes de télévision, dont 6 par satellite et de 30 stations de radio diffusées par onde courte dans 30 langues. Et c’est sans compter le mastodonte Al Jazeera du Qatar.

La Chine de son côté, arrive à contrôler les flux entrants d’information, a développé ses propres géants du numérique et a intégré les impératifs du soft power (soutien de la langue et de la culture chinoise, relais dans la diaspora, diplomatie du panda, création d’une agence de presse, etc.).

TikTok représente donc une arme de subversion massive, qui affecte toutes les couches du cyberespace, aussi bien la couche cognitive (addiction, dépendance, toxicité, diversion), la couche des protocoles et des langages (captation des données, espionnage), que la couche matérielle (saturation des systèmes). À bien des égards, il s’agit de l’arme informationnelle la plus redoutable jamais conçue.

David Colon, p. 402

La doctrine russe de guerre informationnelle et ses effets

Le cyberespace russe est resté à part, avec des câbles peu nombreux vers l’Occident et une gamme de services, d’infrastructures et de protocoles de communication locaux. La doctrine stratégique russe  s’appuie sur la notion de « contrôle réflexif » qui vise, selon les besoins, à faire agir un adversaire comme on le souhaite ou à le paralyser. Cela renvoie à ce que Dennis Kux, diplomate américain, appelait les « mesures blanches » mettant en œuvre agences de presse, médias soviétiques internationaux et services d’information des ambassades pendant la guerre froide, par distinction des « mesures grises » impliquant alliés politiques et scientifiques étrangers et des « mesures noires » (opérations clandestines).

La Russie ne se contente nullement d’imposer la censure chez elle, elle envisage l’information comme une arme d’offensive. Russia Today est le premier intermédiaire mobilisé qui, non seulement, justifie la politique étrangère russe, mais se fait fort de démontrer l’inanité des choix américains ou de l’OTAN. Russia Today dispose de sa chaîne arabophone dès 2007 et donne une tribune à ceux qui, dans le monde, ont eu à se plaindre des États-Unis (Julian Assange, Hezbollah, etc.).

Le ton devient plus dur encore à partir de 2012, au moment de la campagne de Vladimir Poutine pour un troisième mandat. Les budgets de Russia Today sont augmentés de telle sorte que leur implantation à l’étranger prospère.  Par exemple, en 2012, la Russie parvient à déstabiliser la Géorgie en faisant élire Bidzina Ivanichvili après avoir opportunément fait diffuser des vidéos compromettantes de son rival. En 2013, la « guerre hybride » en Ukraine repose sur la délégitimation précoce du mouvement Euromaidan, qualifié de nazi et victime des manipulations occidentales, et qui, après la destitution du président prorusse Ianoukovitch en 2014, justifie l’annexion de la Crimée.

Les « usines à trolls » comme celle de l’Internet Research Agency, créée par Prigojine, travaillent au rayonnement des idées du Kremlin. À chaque fois, il s’agit d’alimenter Internet en faux articles, faux commentaires, caricatures, images virales (mèmes) qui apparaîtront ensuite sur Google et Yandex (moteur de recherche russe). En Occident, la Russie soutient la stratégie du chaos en finançant les partis d’extrême-droite, en relayant toutes les oppositions et mouvements sociaux, depuis la crise migratoire de 2015 ou les tentatives sécessionnistes catalanes jusqu’au Brexit, en passant par l’ingérence dans l’élection présidentielle de 2016. Pour cette dernière, en plus des méthodes précédentes, la Russie parvient à hacker des comptes mails stratégiques, au sein du parti démocrate.

Le « tuyau d’arrosage » du mensonge profite d’une caractéristique propre aux réseaux sociaux qui fait que plus un post obtient de likes, de partages ou de commentaires (engagement), plus il remontera les algorithmes. Si l’on ajoute aux fermes à trolls les capacités apportées par l’intelligence artificielle sur les bots et botnets, il est désormais possible d’influencer les conversations avec une ampleur sans précédent.

C’est ainsi que la chaîne RT, qui a une audience souvent confidentielle à la télévision, avec moins de 30.000 spectateurs aux États-Unis en 2015, peut obtenir une audience spectaculaire sur les médias sociaux : sur YouTube, la chaîne atteint 1 milliard de pages vues, soit davantage que CNN.

David Colon p. 261

Il a ainsi été constaté aux États-Unis que la plupart des contenus de désinformation sur les vaccins émanaient en février-mars 2021 de 12 comptes à peine, qui cumulaient une audience de 39 millions d’abonnés sur leurs médias sociaux. La même année, un rapport établit que 10 comptes, dont RT et Sputnik, totalisant 186 millions d’abonnés, diffusent sur Facebook des informations erronées sur le climat qui y représentent à elles seules 69% de l’ensemble des contenus niant le réchauffement climatique.

David Colon p. 262

Toutefois, la roue tourne. Avec la guerre en Ukraine de 2022, Poutine subit son plus lourd revers dans la guerre informationnelle. Non seulement les moyens de communication ont continué à fonctionner avec l’appui de grands groupes américains mais l’Ukraine est restée maîtresse de son propre récit stratégique. Toutefois, la Russie a su préserver sa population de toute ingérence informationnelle et de toute mauvaise presse.

Manipulation de l’information et crise de la presse

La vérité est que les médias occidentaux sont assez facilement manipulables, car ils rédigent souvent leurs articles à partir de communiqués de presse et ont tendance, dans l’ensemble, à ne pas faire de distinction quant à la nature et à la fiabilité de leurs sources.

Pavel Sudoplatov, Special Tasks : The Memoirs of an Unwanted Witness – A soviet Spymaster, 1994

Si les États instrumentalisent aussi bien la chaîne de production de l’information, c’est parce que le traitement des sources par les journalistes privilégie les sources officielles et les dépêches provenant des agences de presse. Selon une étude de l’INA (Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud) de 2017, si l’on examine l’intégralité des publications provenant de 86 médias (journaux, télévisions, radios, pure players), on constate que régulièrement, les médias français reprennent les textes de l’AFP et omettent dans 92% des cas de créditer leur source. La moitié des événements couverts par les médias français donnent lieu à une reprise en moins de 25 minutes.

Cette dépendance aux communiqués de presse est d’abord le résultat de la baisse du nombre de journalistes, dans tous les pays occidentaux, à commencer par les correspondants étrangers. Si l’on considère que parallèlement, le nombre de professionnels de relations publiques a augmenté au point qu’il y a maintenant plus de consultants en relations publiques que de journalistes au Royaume-Uni depuis 2008, on perçoit bien l’immense vulnérabilité des médias dans la production d’information.

Le recyclage à l’infini de communiqués a pris le nom de « churnalism« , mélange de barattage et de journalisme.  Avec l’introduction de la production assistée par ordinateur (PAO) depuis les années 1980, le travail journalistique a nettement augmenté son rendement, au détriment de la vérification et du recoupement des sources. Si l’on ajoute l’apparition du format RSS (Really Simple Syndication), la moindre publication est rediffusée automatiquement sur d’autres sites internet et sur les réseaux sociaux. En 2013 en France, 10% des informations se propagent en moins de quatre secondes et 25% en moins de quatre minutes.

Une véritable industrialisation de l’infox prend forme. Des agences de relations publiques n’hésitent pas à embaucher des professionnels de l’écriture d’article qui pourront, sous couvert de fausses identités et de commandes diversifiées, rédiger un papier sur littéralement n’importe quoi, influencer l’information. Citons le cas de Julien Fomenta Rosat qui a rédigé pendant six ans 595 articles sous des pseudonymes différents, allant de l’opposant politique dans le cadre d’une campagne électorale à celle de cadre dans une entreprise donnée émettant une expertise quelconque, etc. Les mêmes agences peuvent proposer la création de faux comptes sur les réseaux sociaux ou modifier les pages de Wikipedia de leurs clients.

Et la France dans la guerre de l’information  ?

David Colon évoque d’abord la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, parasitée par les #MacronLeaks agités sur les réseaux sociaux. L’élection passée, Russia Today (chaîne française créée en 2017) s’est posée en alternative aux « médias mainstream » et en point de référence de la « réinformation ». La chaîne s’insère assez vite dans un écosystème contestataire d’extrême-droite.

La France n’a pris la mesure du danger qu’autour de 2018, pendant la crise des Gilets jaunes. Si le cyberespace était déjà officiellement considéré comme un « champ de confrontation à part entière » en 2013, il a fallu attendre 2017 pour que soit créé le COMCYBER et 2018-2019 pour qu’un corps doctrinal de cyberdéfense émerge.

Mais la France, comme toute démocratie, se voit plus limitée dans ses interventions que la Russie : en Afrique, elle ne peut pas ignorer le droit international humanitaire, déléguer à des acteurs privés des actions d’influence et ne peut pas diffuser de fausses informations par sa diplomatie publique. L’armée française se plaint d’ailleurs du manque de coopération des diplomates français à « installer notre narratif » (propos d’E. Macron le 1er sept. 2022). Depuis la guerre en Ukraine, notre pays a pris quelques mesures énergiques mais la menace couve.

Le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz affirmait que la guerre était une continuation de la politique par d’autres moyens. Aujourd’hui, la guerre de l’information est la continuation de la guerre militaire par d’autres moyens.

David Colon, p. 403 (Conclusion)

Avis final

La lecture de cet ouvrage est profondément déstabilisante. Non pas que le lecteur éclairé ignore ce qu’est la désinformation, le conspirationnisme ou la ferme à trolls russe, mais il pouvait légitimement minorer l’ampleur du phénomène et son caractère systématique. Il pouvait également, malgré la critique ancienne de l’incapacité structurelle des démocraties d’empêcher qu’un débat public ne tourne au chaos, se persuader qu’à coup de mesures de précaution, la fameuse « éducation aux médias »,  l’individu pourrait se protéger du danger. Or le livre affirme deux choses mais qui ne sont finalement qu’une seule et même idée : la guerre est déjà là, elle nous submerge littéralement et nous regardons ailleurs (ou mal). 

David Colon a réussi un tour de monde qui nous emmène des États-Unis à la Chine, en passant par l’Europe, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, la Russie ou le Moyen-Orient. Il brosse un tableau d’intenses mutations sur une échelle de temps finalement très brève, avec ce sens du récit qu’on lui connaissait dans ses précédents ouvrages et qui doit faire de lui un enseignant passionnant auprès de ses étudiants de Sciences Po. Si le sous-titre évoque l’action étatique, l’ouvrage n’hésite pas à quelques pas de côté pour évoquer les tentatives d’influences de groupes terroristes par exemple. 

Les parties les plus intéressantes du livre restent dans les chapitres transversaux (chapitres 4, 5, 7 et 8) où l’auteur dépeint avec minutie les enjeux. Plusieurs passages traitent par exemple du tournant constitué par l’intelligence artificielle qui donne à la désinformation un rayon d’action quasiment illimité (chapitre 11). Nous avions déjà de quoi être inquiets de la situation présente mais cette nouvelle étape dans l’histoire technologique ouvre la voie à un monde quasiment dystopique. 

L’ouvrage constitue une ressource majeure pour l’enseignant. Les analyses percutent plusieurs thèmes centraux du programme d’HGGSP, les Médias en Première bien sûr, mais aussi Guerre et Paix, La Connaissance, Les nouveaux espaces de conquête et l’Environnement (à propos des climato-sceptiques) en Terminale. Le livre permet des mises en relation qui pourraient échapper à l’enseignant au moment de la préparation de son enseignement.