CR par Stéphane Moronval

Voici l’une des dernières productions d’un tandem qui, en matière de vulgarisation historique, s’est avéré ces dernières années très prolifique. D’abord contrôleur aérien dans l’armée de l’air, puis steward pour Air France pendant 25 ans, Gérard Piouffre est depuis toujours passionné par l’aviation et la marine, et se consacre aujourd’hui à l’écriture d’articles et de livres s’intéressant particulièrement aux navires à voile et à ceux du début de l’âge industriel. Nanti d’un riche parcours universitaire, Bernard Crochet a été iconographe pour Bordas puis Larousse pendant plus de 20 ans, a travaillé dans le même domaine pour diverses agences et institutions culturelles. Il s’est ensuite spécialisé dans l’histoire militaire, collaborant à différentes revues grand public, à plusieurs collections thématiques éditées par Atlas, Del Prado et Hachette Fascicules, rédigeant, seul ou non, différents ouvrages sur les Première et Seconde Guerres mondiales. L’association de ces deux auteurs n’apparaît donc guère surprenante ; elle a donné lieu ces dernières années à la réalisation à un rythme soutenu d’ouvrages grand format esthétiquement attrayants, qu’on peut voir réapparaître dans les rayons Beaux livres des grandes surfaces à l’approche des fêtes de Noël. A La première guerre mondiale, Verdun (2006) ont ainsi succédé La guerre d’Algérie et La seconde guerre mondiale (2008), Paquebots, des lignes régulières aux croisières et Pirates, flibustiers et forbans (2009), Titanesques travaux, 150 ans de grands chantiers (2010), et donc, cette même année, le présent ouvrage. Celui-ci est, de façon un peu étonnante, paru chez E.T.A.I., dans le cadre de l’une de multiples activités d’un groupe de sociétés spécialisé dans la communication de l’information professionnelle, particulièrement dans les domaines de l’automobile (à laquelle ses publications sont généralement consacrés), de la distribution et des procédés industriels…

Le choc de deux impérialismes

Les auteurs se sont donc ici attachés au récit de la guerre qui, de février 1904 à septembre 1905, oppose en Extrême-Orient la Russie tsariste et le Japon impérial. Ils se livrent d’abord à la présentation des prémisses d’ « une guerre inattendue » (p.14-36) : la mise en valeur de la Sibérie à la fin du XIXe siècle par le biais de la construction du Transsibérien amène la Russie à s’intéresser aux rives du Pacifique, arrachant à la Chine le contrôle de la Mandchourie et de la péninsule du Liao-Tung. Elle se heurte ainsi aux ambitions d’un Japon désireux d’assurer son contrôle dans la même région, et particulièrement en Corée. Les négociations échouant, la guerre apparaît rapidement inévitable, et jouée d’avance : pourtant, les impressionnantes forces armées russes pâtissent de nombreuses insuffisances, tandis que le Japon, qui vient de connaître une spectaculaire mutation en quelques décennies, a mis sur pied une armée et une flotte modernes et dynamiques. « L’ouverture des hostilités » (p.38-78) tourne donc en faveur des Japonais : ils parviennent à occuper la Corée et à bloquer la flotte russe d’Extrême-Orient dans sa base de Port-Arthur. En découle « l’invasion de la Mandchourie » (p.80-118). Port-Arthur est assiégée, la désastreuse bataille de la Mer Jaune y enferme les restes de la flotte, et les défaites de l’armée de campagne du général Kouropatkine aux batailles de Liao-Yang (août-septembre) et du Cha-Ho (octobre) scellent son sort : la forteresse capitule le 2 janvier 1905. Pendant ce temps s’opère « le tour du monde de la 2e escadre » (p.120-144) russe envoyée depuis la Baltique, une prouesse à la fois remarquable et dramatique. Vont alors se dérouler « les batailles décisives » (p.146-170) : devant Moukden, les armées japonaises du maréchal Oyama infligent une lourde défaite à celles de Kouropatkine, au terme de près de trois semaines d’affrontements titanesques. Et surtout, au large de Tsoushima, l’amiral Togo anéantit l’infortunée 2è escadre russe de Rojestvensky les 27 et 28 mai. C’est « la fin de la guerre » (p.172-189) : confronté à une grave agitation sociale et politique, le gouvernement tsariste se résout à tenter de mettre fin à un affrontement devenu très impopulaire. Négocié sous la médiation du président T.Roosevelt, le traité de Portsmouth consacre le recul de la Russie en Extrême-Orient au bénéfice du Japon, et la première victoire d’une nation asiatique sur une nation européenne.

Des couleurs, mais pas de cartes

Conflit emblématique, très médiatisé à l’époque, tenant encore par certains aspects aux guerres du XIXe siècle et préfigurant par d’autres les hécatombes de la Première Guerre Mondiale, la guerre russo-japonaise a fait l’objet de travaux chez les deux anciens adversaires et dans le monde anglo-saxon ; mais, si certains de ses aspects militaires ont donné lieu à quelques publications ou articles à destination du grand public (chez Socomer en 1989, Conflits & Stratégie ces dernières années) et à une BD de Dimitri (Sous le pavillon du Tsar, Glénat, 1995), elle reste très peu traitée par l’historiographie française. On peut donc gager que la matière de l’ouvrage a été largement fournie aux auteurs par un précédent et plus dense travail de Gérard Piouffre qui fait figure d’exception, La guerre russo-japonaise sur mer, paru chez Marines édition en 1999. Clair, bien charpenté, le récit se suit aisément, l’approche essentiellement narrative des événements n’empêchant pas quelques aperçus analytiques ; sans étonnement, on remarquera qu’il se montre particulièrement précis sur le plan des opérations maritimes. L’iconographie, argument important de ce type d’ouvrage, est abondante, de qualité, et convenablement légendée (sauf peut-être p.74, où les soldats représentés sont plus probablement russes que japonais, et p.81…) La majorité des documents réunis ont été fournis à B.Crochet par un nombre limité de sources contemporaines : l’Histoire de la guerre russo-japonaise de G.Donnet (1906), les suppléments illustrés du Petit Journal et du Petit Parisien, une collection de gravures ramenées du Japon par le capitaine Bertin, observateur français, et détenues depuis à la Société de Géographie de Rochefort… Ils comptent très peu de photographies, au bénéfice de nombreux travaux graphiques, parfois axés sur une approche plus sensationnelle que réellement documentaire des événements ; bien mis en valeur (grand format, reproduction de la couleur…), ils permettent cependant de généralement bien visualiser les faits. L’ouvrage pèche par contre par l’absence totale de cartes : même dans un travail réalisé à destination d’un public non spécialisé (ou justement parce que réalisé à sa destination…), elles auraient pourtant été bien utiles pour situer le théâtre général des opérations, ou aider à comprendre les différentes péripéties de certains épisodes du conflit relatés dans le texte (tels que le forcement du Yalou par les Japonais, ou les batailles de la Mer Jaune et de Tsoushima)…

Nonobstant cette grosse lacune, G.Piouffre et B.Crochet ont réalisé en artisans chevronnés de la vulgarisation historique une présentation globalement solide, accessible et d’une lecture agréable d’un conflit aujourd’hui oublié, né du mouvement d’expansion impérialiste commun à toutes les grandes puissances à la fin du XIXè s.

Stéphane Moronval ©