Attention ! Ouvrage d’utilité publique ! Si vous voulez tout comprendre sur ce qui s’est passé à Calais des années 1990 à nos jours, la lecture de cet ouvrage est fortement recommandée. Sans détours, une équipe réunie autour de l’anthropologue Michel Agier livre le résultat d’une enquête au long court sur le terrain ou plutôt les terrains voir les cartes malheureusement peu lisibles tant elles sont minuscules ! Car, pour dire vrai, l’étude ne se limite pas celle de LA jungle mais à celles DES jungles qui ont réuni des hommes, des femmes, des enfants migrants dans de nombreux espaces à Calais même, mais aussi le long des axes de transports ou des ports en France ou en Belgique, sans oublier Paris, aujourd’hui comme hier. Sans que la question ne soit close actuellement, suite au démantèlement au camp-bidonville (abritant alors 10 000 personnes) en octobre 2016.
Michel Agier, spécialiste des recherches sur les migrants, les réfugiés et les frontières, a pu mener ce vaste travail grâce au projet de recherche « Babels – La ville comme frontière » financé par l’ANR Agence Nationale de la Recherche sur les années 2016-2018. Une dizaine de participants, issus du monde académique comme des acteurs associatifs ou des artistes, a œuvré dans cette entreprise apportant sa contribution en fonction de son domaine d’intervention ou de sa spécialisation de recherche. Tous ont essayé, par des textes le plus souvent écrits collectivement, de répondre à la problématique de la recherche : « Par quels mécanismes fous l’Europe, et singulièrement la France et le Royaume-Uni, ont-ils pu « inventer » et « fabriquer » puis détruire cet innommable lieu ? Tellement innommable qu’on a fini par se faire encore peur en l’appelant « la Jungle », reprenant, détournant et surtout resignifiant par là le terme pashtoun djangal (qui, dans cette langue, ne désigne rien d’autre qu’un coin de forêt) pour l’occidentaliser et lui faire ainsi désigner depuis ce point de vue français et européen un lieu négativement exotique, inquiétant, plus lointain qu’il ne fut en réalité, et moins humain. » (p. 9).
Prendre Calais comme étude de cas, c’est le meilleur moyen de comprendre la crise européenne renforcée dans le contexte de l’arrivée exceptionnelle d’un million de migrants en Europe en 2015. La question migratoire européenne trouve son origine dans le processus de Schengen et plus particulièrement dans le concept d’ « externalisation », menant la France à devoir gérer les entrées sur le territoire britannique en dehors du dispositif Schengen. L’inauguration du tunnel sous la Manche, en créant une liaison terrestre, déplace les contrôles sur le territoire français et crée un goulet d’étranglement à l’origine du stationnement des candidats à la migration, initialement en transit, dans le contexte du renforcement des contrôles aux frontières même si les migrants se tournent alors vers des lieux moins surveillés : Cherbourg, Dieppe, avant que ceux-ci s’équipent également de dispositifs de contrôle.
La création spontanée de campements, dès les années 1990, est consécutive au blocage, dans le contexte de la chute des régimes communistes ayant entraîné des flux migratoires en direction de l’Europe de l’Ouest. Calais devient une ville où s’expérimentent les politiques européennes, nationales et municipales. La création du Centre de Sangatte (1999-2002), étudiée par Olivier Clochard dans sa thèse de doctorat de géographie (2007), comme celle du camp-bidonville (2015-1016) sont rendues possibles par des financements étatiques (France, Royaume Uni), européens et des dons locaux comme internationaux. Les politiques municipales varient entre celle très répressive de Calais et celle plus humanitaire du réseau des Elus hospitaliers à l’exemple de ces municipalités comme Grande Synthe, Angres et Norrent-Fontes où sont construites des structures d’hébergement. L’histoire de ces campements officiels comme informels est ponctué de déguerpissements au fil des avancées et reculades des politiques nationales en termes d’accueil des migrants.
Ce qui se joue à Calais et autour du passage de la frontière relève entièrement de l’Habiter, et pas seulement par le caractère architectural étudié par des élèves de l’Ecole d’Architecture de Belleville tant dans sa dimension domestique que par les équipements culturels et commerciaux proposés dans ces espaces. « Avec ce camp-bidonville, les migrants inventaient eux-mêmes la ville hospitalière en France que le gouvernement leur refusait » (p. 200). La ville se fait autour d’activités formelles et informelles avec les migrants et les acteurs de la solidarité locale puis internationale. La création du camp Ferry en 2015 marque l’entrée en scène des ONG internationales qui investissent les lieux en tant problème public de stature internationale : les acteurs solidaires locaux historiques – souvent constitués de retraités engagés à gauche – ne voyant pas toujours d’un bon œil l’arrivée de ces nouveaux venus – des jeunes vivant ici une rupture biographique comparable à Mai-68 en immersion -, parfois donneurs de leçons sur les bonnes manières de faire.
Ce livre n’est pas le premier sur Calais. La jungle de Calais a très vite donné à penser. Intellectuels, journalistes, artistes… « ont trouvé matière à renouveler leurs réflexion sur l’ (in-)hospitalité, la citoyenneté, la cosmopolitique, la mondialisation, le statut d’étranger et les politiques publiques nationales face aux mobilités précaires » (p. 18). Il se présente comme « une archive du présent » en tant qu’expertise anthropologique collective dans la lignée de la forensic anthropology et de l’extended case study pour comprendre le sens de « l’événement Calais » comme objet politique, médiatique et symbolique. Une histoire qui n’a pas fini de s’écrire puisque le démantèlement du camp-bidonville accompagné par un éparpillement des migrants dans des centres d’accueil et d’orientation n’a pas clôt la question migratoire dans l’Union européenne.
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes