Claude Delpla (1934-2017) était professeur d’histoire et d’occitan au lycée de Foix. Il fut pendant cinquante ans l’historien de l’Ariège sous l’Occupation. Sa famille publie aujourd’hui la partie de ses recherches consacrées à la Libération du département.

Claude Delpla, historien de l’Ariège sous l’Occupation

En 1963, jeune professeur agrégé, Claude Delpla devint correspondant du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale (CH2GM) pour le département de l’Ariège, succédant dans cette fonction à un ancien résistant, fondateur du mouvement Combat dans le département. Il appartenait à la génération des historiens qui n’avaient ont pas été des acteurs de la Résistance, tout en ayant des souvenirs de la période de l’Occupation et de la Résistance, à laquelle sa famille avait été mêlée. Son père avait été fait prisonnier en 1940 et avait passé cinq années dans des Oflags ; sa mère, institutrice, avait accepté de devenir secrétaire de mairie pour aider la Résistance. Il avait vu des résistants et des miliciens, il avait vécu à Pamiers « l’atmosphère lourde et irrespirable de la Libération ».

Correspondant départemental, il participa aux enquêtes lancées par le CH2GM et coordonnées depuis Paris par Henri Michel. Ce fut pour Claude Delpla le début d’une recherche qui dura plus de cinquante ans et fit de lui un des rares historiens  spécialistes de la vie du département sous l’Occupation, avec Robert Fareng (ancien résistant), André Laurens et Didier Dupuy. Il fréquenta les dépôts d’archives, multiplia les rencontres, noua des amitiés, obtint communication de centaines de documents privés, fit de nombreux enregistrements et constitua au fil des années un fond d’archives impressionnant. Pédagogue, il s’attacha à diffuser la connaissance de la Résistance, de la Collaboration et de la Libération par des conférences, des brochures, des expositions et de nombreux articles de presse. Il participa à quantité de commémorations et à plusieurs films documentaires ; il prépara et présenta ses élèves au concours de la Résistance.

Une édition scientifique posthume et partielle des recherches de l’historien

Pas plus que ses collègues historiens, Claude Delpla n’a publié un ouvrage qui expose le fruit de ses travaux à un large public. Le livre qui paraît aujourd’hui sous la signature de Claude Delpla, est un ouvrage posthume, fruit de l’énorme et méthodique travail de son épouse Denise, et de ses enfants, Isabelle et Jacques, aidés par le service des Archives départementales de l’Ariège. Un ouvrage qui ne reprend qu’une partie des travaux de l’historien et qui en appelle d’autres, sur la Résistance, les maquis, le camp du Vernet, les combattants espagnols. Denise, Isabelle et Claude Delpla exposent dans une préface les raisons qui les ont conduits à cette lourde entreprise : porter à la connaissance d’un large public l’histoire de l’Ariège sous l’Occupation, mettre fin aux « contre-vérités véhiculées hors de l’Ariège par chercheurs reconnus et de bonne foi, des historiens ou des médias culturels présentant la Libération de l’Ariège comme un sommet de violence et de cruautés ». C’est l’historien Pierre Laborie qui est ici visé à propos de ses interprétations sur l’action du Tribunal du peuple de Pamiers.

L’ouvrage n’est pas la simple juxtaposition d’articles et de notes de Claude Delpla : « Nous avons tenté d’assembler les pièces d’un vaste puzzle pour compléter les textes de La Dépêche à partir de ses autres publications, de ses notes de travail ou de son stock d’archives (…) Les notices biographiques ont été ajoutées à partir de ses publications (…) ou de son projet de biographies de résistants ». Des notes ont été ajoutées et Isabelle Delpla signe une postface relative à l’historiographie du tribunal du peuple de Pamiers. Des dizaines de photographies, des organigrammes et des cartes viennent compléter ou illustrer le texte.

L’ouvrage s’ouvre par une introduction de Claude Delpla. Le texte principal (200 pages) intitulé « La Libération de l’Ariège » est une chronologie au jour le jour des événements survenus du 6 juin au 22 août 1944, enrichie de nombreuses photographies et de quelques cartes. Il est suivi par 90 pages consacrées à « L’Après-Libération » : installation des nouveaux pouvoirs, présentation des institutions provisoires et de leurs dirigeants, épuration (tribunal militaire de Saint-Girons, tribunal militaire de Foix, Cour martiale de l’Ariège, tribunal militaire permanent de l’Ariège, Cour de justice de l’Ariège, tribunal populaire de Pamiers).  Un chapitre (65 pages) est alors consacré à ce tribunal : ses origines, l’atmosphère de la ville à la Libération (« Rumeurs, peurs et fantasmes »), la situation de la Résistance dans la ville, le déroulement de la Libération, création du tribunal, composition, déroulement des séances, exécutions, suppression, « légendes et réalités »). Un court chapitre traite ensuite du réseau de renseignement franco-américain Wi-Wi. Les 250 dernières pages comprennent une soixantaine de notices biographiques, une chronologie de la Résistance en Ariège et des annexes (notes complémentaires, témoignages, listes, procès verbaux), une  postface d’Isabelle Delpla, un inventaire des sources principales de Claude Delpla, une présentation du fonds Claude Delpla aux Archives départementales de l’Ariège, une bibliographie et un index des noms des personnes en photo.

Spécificités ariégeoises

Une synthèse de plusieurs textes de Claude Delpla (tous précisément cités dans une note infrapaginale) donne plusieurs repères utiles au lecteur en soulignant quelques aspects spécifiques au département sous l’Occupation. Le département fut occupé du 12 novembre 1942 au 22 août 1944. « La libération des l’Ariège est inséparable du combat des guérilleros espagnols, de l’aide des évadés du camp du Vernet, de la lutte des maquisards de nos forêts (…) Pour mieux comprendre les fureurs de la Libération en Ariège (…) il faut replacer l’Ariège dans un contexte international, bien sûr celui de l’occupation allemande de la France, mais aussi celui plus propre à l’Ariège, de la proximité de la guerre d’Espagne avec son cortège de réfugiés, de guérilleros et de membres des Brigades internationales. » Depuis février 1939, la présence de plusieurs milliers de réfugiés espagnols « a profondément modifié le panorama politique et économique ». Des évadés du camp du Vernet, anciens combattants des Brigades internationales ont fourni des cadres aux maquis. Des guérilleros ont fondé leurs propres maquis. En mai 1942, l’état-major des « Guérilleros espagnols en France » s’installe en Ariège. Les Républicains espagnols y établissent le PC pour toute la France du futur pouvoir de la République espagnole. Les forêts des montagnes du Plantaurel  cachent « de nombreux fugitifs, bannis, évadés vivant dans les granges, les hameaux et les charbonnières ». Les premiers maquis sont donc apparus bien avant l’occupation du département par les Allemands ; Claude Delpla parle de « la République espagnole des Forêts ». Il insiste d’autre part sur l’intensité et la violence de la répression : « l’armée allemande, la Milice et les groupes armés PPF coopèrent dans de sanglantes expéditions ». Autant de conditions qui permettent de comprendre les violences de l’épuration.

Le tribunal du peuple de Pamiers : « Cas exceptionnel de radicalisation des comportements » (Pierre Laborie) ou « régulateur de la violence » (Claude Delpla) ?

 « Parmi les épisodes qui ont suscité des rumeurs et des légendes, il y a notamment la libération et l’épuration à Pamiers et le tribunal populaire de Pamiers » écrit Claude Delpla. Il analyse la genèse et le déroulement des séances du tribunal, afin de déconstruire ce qu’il estime être un mythe, de surcroît désobligeant pour les Ariégeois et les habitants de Pamiers en particulier. Isabelle Delpla revient sur l’événement dans une postface. Installé dans les locaux du tribunal de Pamiers, le tribunal du peuple est composé de résistants de diverses obédiences politiques (dont plusieurs officiers). Il siège du 19 au 30 août 1944.

Dans une série de rapports rédigés dès 1944, les autorités officielles ont dénoncé dans le tribunal du peuple de Pamiers une situation de terreur et d’anarchie. Le procureur de la République de Toulouse a parlé de « sanglante parodie de justice » au cours de laquelle ont aurait fusillé 55 personnes. Une exhumation eut lieu en 1953 qui découvrit les corps de 32 condamnés. S’appuyant sur un rapport de police à charge de 1950, l’historien Pierre Laborie écrivit en 1993 un article intitulé Entre histoire et mémoire, un épisode de l’épuration en Ariège : le tribunal du peuple de Pamiers, qu’il reprit dans son ouvrage Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération (Le Seuil 2003). Reprenant le chiffre de 42 victimes, Laborie évoque un climat de fureur inouïe et « un cas exceptionnel de radicalisation des comportements ». « Il avance trois facteurs : les effets de la répression allemande comme dans les autres régions de forte résistance ; une expérience révolutionnaire (communiste) avec une symbolique du sang purificateur ; une « spécificité ariégeoise » d’une « culture de la violence et ses archaïsmes », surtout contre les femmes, favorisant un entre-soi de la violence et la culture du silence ». Isabelle Delpla constate que « cet article s’est imposé comme l’interprétation dominante sur le tribunal, diffusée par l’émission de France culture « La fabrique de l’histoire » et adoptée par une nouvelle génération d’historiens séduits par l’anthropologie culturelle ».

Claude Delpla, et sa fille après lui, dénoncent des clichés sur un département arriéré et une supposée archaïque culture de la violence. Elle ose même bousculer la statue du Commandeur en affirmant que « Laborie extrapole à partir de quelques lettres ou propos, sans indiquer leur représentativité (… Il) ne distingue pas assez entre les rapports préfectoraux (dont l’idéal est de ne pas faire de vagues), les propos des potentiels accusés (que les accusations de meurtre rendent généralement plus loquaces), et ceux des Appaméens ordinaires, dont les rapports des RG montrent aussi qu’ils approuvaient, plutôt qu’ils n’occultaient, les exécutions ».

S’il admettait la réalité des tortures et des humiliations, Claude Delpla contestait, en s’appuyant sur l’analyse de sources diverses, le nombre des exécutions, l’innocence des exécutés, l’absence de règles et de procédures, la spécificité ariégeoise dans la répression contre les femmes et l’approche culturelle explicative. Il s’efforça de distinguer les personnes exécutées suite à une condamnation du tribunal (22) et celles tuées en marge du tribunal (36 au total). Il estime que « la plupart des exécutés tombaient sous le coup de la justice militaire en temps de guerre » et que les cinq femmes « n’ont pas été victimes de machistes anti-féministes, mais de leur qualité de membres ou d’auxiliaires de la Gestapo, de la Milice ou de la Division Azul ». Elles étaient sous uniforme allemand, miliciennes ou PPF, accusées de complicité de déportation, de délation, d’incitation à la torture. Isabelle Delpla estime que Pierre Laborie a vu dans l’étude de cet objet historique « l’occasion de promouvoir une histoire culturelle de la violence de guerre, alors en plein essor, et une histoire du genre ». Ses travaux ont d’ailleurs inspirés ceux de Fabrice Virgili sur les femmes tondues.

Constatant que près de 150 personnes ont été relâchées, condamnées à des peines légères ou lourdes, Claude Delpla voit dans le tribunal du peuple « un régulateur de la violence, un organisme de triage des collaborateurs », ayant évité des scènes de justice sauvage et des lynchages.

Le réseau de renseignement Wi-Wi

C’est un réseau franco-américain, dépendant de l’Office of Strategic Services (OSS) et dirigé par des Ariégeois (d’Ariège pour les uns, de Marseille, pour les autres). Opérationnel de juin 1943 à juin 1944, fort d’une trentaine de membres et de centaines d’informateurs, opérant sur toute la côte méditerranéenne et son arrière-pays, il a recueilli des renseignements primordiaux qui ont permis et facilité le débarquement de Provence du 15 août 1944. Les deux dossiers les plus importants qu’il a fourni aux Alliés, sont le plan des mouillages de mines sur la côte de Provence (les bateaux du débarquement de Provence purent emprunter les couloirs non minés), et l’emplacement des avions torpilleurs, unité d’élite des bombardiers allemands, qui purent être détruits.

On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas une étude synthétique de la Libération de l’Ariège. Il se présente comme un corpus de textes, un vaste ensemble d’informations. Il nous semble devoir être particulièrement destiné à deux types de public. D’une part, les Ariégeois qui souhaitent prendre connaissance de l’histoire de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération du département. Ils auront accès à un ouvrage solidement documenté, richement illustré et d’une lecture plaisante. D’autre part il est appelé à être un instrument de travail pour les chercheurs qui auront désormais une base solide et accessible. Ils pourront ensuite consulter aux Archives départementales de l’Ariège le fonds Claude Delpla qui leur permettra de poursuivre et d’approfondir leurs travaux.

© Joël Drogland pour les Clionautes