Marie-Bénédicte VincentProfesseure des universités en histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, Marie-Bénédicte Vincent est l’auteure de plusieurs ouvrages dont Le Nazisme, régime criminel (2015), Une nouvelle histoire de l’Allemagne (2020) ou La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest – Epuration et réintégration (1945-1974) (2022)., historienne spécialiste du nazisme, nous livre ici la première biographie française d’un haut dignitaire nazi pourtant négligé : Ernst Kaltenbrunner. L’ouvrage est passionnant car la trajectoire personnelle du « petit Himmler d’Autriche » est profondément liée à l’histoire de l’Autriche nazie, au fonctionnement de l’Office principal de sûreté du Reich (RSHA) qu’il dirige de 1943 à 1945 suite à la mort de Reinhard Heydrich, aux relations complexes des différents « services » (Gestapo, SS, SD, …) ou encore à l’évolution de l’historiographie s’intéressant au nazisme et à ses dirigeants. L’auteure, au fil des pages, répond aussi à cette question : « D’où vient la mise à l’écart dans la mémoire collective de Kaltenbrunner, ce haut fonctionnaire qui a conduit la politique de terreur nazie entre 1943 et 1945, alors que des Goebbels, Göring ou Himmler sont omniprésents ? Cette « amnésie » est d’autant plus troublante qu’il a été le chef du renseignement de l’État nazi et le numéro 2 de la SS après Himmler mais aussi qu’il a été jugé par le Tribunal international de Nuremberg, inculpé pour complot, crimes de guerre et crimes contre l’humanité (chefs d’accusation 1, 3 et 4).

Démarche et enquête historiques

L’enquête de Marie-Bénédicte Vincent s’appuie sur des sources nombreuses et complémentaires : des enquêtes de police puis de justice, des archives des fonds allemands, autrichiens et américains et des témoignages d’autres acteurs comme des survivants de la Shoah ou d’Adolf Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961. L’auteure cite aussi la seule biographie de Kaltenbrunner écrite par l’historien américain Peter Blake en 1984. Certaines de ces sources sont reproduites en fin d’ouvrage comme l’extrait d’une lettre de Kaltenbrunner à son avocat le Dr Kauffmann datée du 24 juin 1946 depuis sa prison de Nuremberg, des extraits de discours et de rapports ou encore la transcription d’un document manuscrit rédigé par Eichmann à propos de Kaltenbrunner dans la cadre du procès de Jérusalem. Marie-Bénédicte Vincent, livre donc une enquête fouillée, rigoureuse et passionnante, réévalue et précise le rôle de Kaltenbrunner et propose une analyse historique éclairante sur la trajectoire du personnage, les rouages du nazisme et notamment du RSHA, le rôle de l’idéologie, le mouvement puis le parti nazi autrichien ou l’inscription trouble de Kaltenbrunner dans la mémoire de la Shoah. Autant d’éléments qui s’inscrivent dans le renouvellement historiographique de ces dernières années.

Une enquête qui s’inscrit dans le renouvellement historiographique sur le nazisme

Dans l’immédiat après-guerre, les premiers travaux sur le nazisme privilégient l’approche « par la figure du monstre anormal » (p.10). A partir des années 1960 et suite au procès Eichmann, les études s’intéressent à des « hommes ordinaires » ayant subi un processus de radicalisation. L’analyse des structures du nazisme et leur évolution permet alors de mettre en lumière les trajectoires des dirigeants. Depuis les années 1990, de nouveaux champs d’étude sont ouverts, notamment celui qui s’intéresse à l’importance des échelons intermédiaires dans les prises de décision. Ces « périphéries du Reich » et de ses territoires occupés ont ainsi été le laboratoire d’expérimentations criminelles qui, par un effet retour, ont ensuite été systématisées par l’échelon central à Berlin, notamment au RSHA » (p.11). Le livre de Marie-Bénédicte Vincent s’inscrit dans cette continuité historiographique. Kaltenbrunner, chef de la SS autrichienne de 1937 à 1942, fait lui aussi partie de ces cadres intermédiaires qui ont joué un rôle essentiel dans l’application des politiques criminelles nazies. Cette enquête permet aussi de redécouvrir l’histoire du nazisme en Autriche au travers de l’ascension de Kaltenbrunner au sein du NSDAP mais surtout de la SS. Enfin, l’ouvrage s’intéresse aussi à la part de l’idéologie dans les prises de décision des acteurs du nazisme, ceux qui dirigent et font fonctionner ses rouages (Werner Best, Friedrich-Wilhelm Krüger, …). Dans le cas de Kaltenbrunner, l’auteure souligne bien sa fidélité sans faille à la Weltanschauung de Hitler. Il est le « fils de la radicalisation et de la violence politique de la petite Autriche de l’entre-deux-guerres » (p.16), il milite et prépare l’Anschluss au sein du mouvement nazi illégal et il devient un rouage essentiel de la nazification de l’Autriche, laboratoire dans l’élaboration des politiques criminelles nazies.

Kaltenbrunner de la Haute-Autriche à Nuremberg

L’ouvrage est découpé en huit chapitres :
  • 1- Nuremberg 1945-1946 : l’écran du procès. Marie-Bénédicte y souligne comment le « moment Nuremberg », marqué par la présence intermittente de Kaltenbrunner à la suite d’une hémorragie cérébrale et les contradictions des détenus à son encontre, ont contribué à forger l’image d’un cadre subalterne à la place incertaine dans le régime nazi.
  • 2- La Haute-Autriche du jeune Kaltenbrunner : matrice du nazisme ? : Ernst Kaltenbrunner est décrit comme un provincial ayant grandi et ayant été formé dans le milieu national-allemand de la Haute-Autriche. Dans sa famille catholique sous l’autorité de son père Hugo, lors de son passage au Realgymnasium de Linz où à l’université de Graz où il milite activement dans la corporation étudiante BurschenschaftLa pratique du duel étudiant (Mensur) explique les cicatrices sur son visage, motif de fierté pour les membres  de la Burschenschaft., il est imprégné des théories de Schönerer dénonçant les Juifs autrichiens « comme des étrangers au Volkstum » (p.60) dans un contexte de radicalisation antisémite et völkisch. Ainsi, il se projette « dans un avenir glorieux liant le petite Autriche post-1918 à l’Allemagne » (p.72). En adhérant au NSDAP en 1930 puis à la SS en 1931, il abandonne son activité d’avocat pour se consacrer entièrement à la politique. 
  • 3- Militant pour la cause : Marie-Bénédicte Vincent décrit l’ascension de Kaltenbrunner dans le mouvement nazi clandestin dans le contexte de crises (morale, politique et économique) et d’instabilité en Autriche. En effet, le mouvement nazi est interdit en juin 1933 par Dollfuss et cette politique est poursuivie par Schuschnigg après l’assassinat du chancelier le 25 juillet 1934 lors de la tentative de putsch nazi. De nombreux activistes fuient alors en Allemagne, mais pas Kaltenbrunner. Après plusieurs incarcérations, il est nommé chef de la SS d’Autriche par Himmler en 1937. Après l’Anschluss, il devient sous-secrétaire d’Etat à la Sûreté dans le gouvernement de Seyss-Inquart et en 1939 « Führer en chef de la police et de la SS » (HSSPF). En réalité, du fait de la division de périmètres géographiques, il ne dirige que le district militaire « Danube » comprenant les trois Gaue de Vienne, de Basse-Autriche et de Haute-Autriche.
  • 4- Un dirigeant SS en Autriche annexée : Kaltenbrunner participe à la terreur nazie, à la « mise au pas » de l’Autriche, aux mesures antijuives et à l’aryanisation de l’économie. Marie-Bénédicte Vincent s’appuie sur plusieurs exemples : son implication dans des vols d’objets précieux au profit des hauts dignitaires nazis dont Himmler, son installation à Vienne en 1938 dans une villa spoliée à Max Delfinger en voyage à l’étranger, la supervision du camp de Mathausen ou sa parfaite connaissance de la déportation des Juifs de Vienne. Ainsi, Kaltenbrunner est bien un acteur de la politique nazie au moment où l’Autriche joue un rôle essentiel « dans l’expérimentation des politiques et dispositifs de terreur et de persécution, loin de la représentation après 1945, et longtemps tenace, d’une Autriche victime et périphérique dans le nazisme » (p.129). Mais, si la responsabilité de Kaltenbrunner ne fait aucun doute, il reste encore difficile de mesurer sa marge d’autonomie « dans la polycratie nazie autrichienne » (p.129).
  • 5- 30 janvier 1943 : à la tête du RSHA : Après la mort de Reinhard Heydrich, le choix de Himmler se porte sur Kaltenbrunner afin de diriger le RSHA, ce gigantesque appareil qui regroupe depuis 1939 la Gestapo, la Kripo, l’Orpo et le SD. Sa loyauté, son obéissance et sa réputation d’expert des renseignements font de lui le candidat idéal. L’auteure nous livre le portait d’un vassal de Himmler assez médiocre : vassal car les documents attestent de sa responsabilité dans la radicalisation du régime nazi, médiocre car il n’a finalement que peu d’influence, n’a aucun charisme, ne jouit d’aucune proximité avec le Führer et se fait « contourner par certains chefs de SS et de la police en Europe occupée » (p.170). Parce qu’il n’a pas su déjouer l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944, il se voit marginaliser dans l’entourage du Führer au profit d’un Martin Bormann ou d’un Albert Speer.
  • 6- La fuite : Lors de la déroute des derniers mois, Kaltenbrunner continue de croire dans l’idéologie nazie même s’il quitte Berlin pour l’Autriche le 19 avril 1945 en continuant à ordonner des assassinats notamment à Mathausen. Parce qu’il « espère sauver ce qui peut l’être pour se maintenir au pouvoir et imagine un gouvernement nazi autrichien reconnu par les Anglo-Américains et capable de résister à l’URSS » (p.195),  il tente de négocier avec les Alliés en misant sur les détenus des camps de concentration (Léon Blum, Schuschnigg, le pasteur Niemöller, …) et « sauve » les œuvres d’art de la mine d’Altaussee. Finalement, le 12 mai 1945, il est débusqué par les Américains dans un refuge sur les hauteurs d’Altaussee avec des armes, du champagne et des cigarettes (… américaines) ainsi que trois de ses compagnons et il envoyé dans un centre des services de renseignements britanniques près de Londres en attendant d’être jugé.
  • 7- Jugé par un tribunal du peuple à Vienne : La nouvelle République d’Autriche légifère très vite en matière de dénazification et des tribunaux du peuple sont mis en place afin de juger les criminels nazis. Ainsi, Kaltenbrunner illustre bien cet « enchevêtrement des justices épuratoires » (p.197), à la fois accusé au TMI de Nuremberg et devant le tribunal de peuple de Vienne entre 1946 et 1949. Il y est jugé avec les autres responsables de l’Anschluss : Guido Schmidt, Arthur Seyss-Inquart et Baldur von Schirach. Le tribunal décide de la saisie des biens et la confiscation des avoirs de Kaltenbrunner. Pour Marie-Bénédicte Vincent il s’agit « d’une épuration essentiellement symbolique » (p.219) puisque l’accusé a déjà été exécuté au moment du jugement de Vienne. Aussi, la portée des sanctions est très limitée étant donné que Kaltenbrunner n’avait ni fortune ni patrimoine ! Enfin, pour l’historienne, ce procès « s’inscrit parfaitement dans le consensus politique autrichien de l’après-1945 : il vise à désigner des coupables incontestés, sans poser la question – beaucoup plus dérangeante après la guerre – de l’accommodement, voire de la compromission de larges couches de la population autrichienne avec le nazisme » (p.220).
  • 8- Kaltenbrunner dans la mémoire de la Shoah depuis le procès Eichmann : Lors du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem de nombreux documents accablent Kaltenbrunner et soulignent sa responsabilité personnelle dans la Shoah notamment lors de la déportation des Juifs de Hongrie en 1944. Mais si ce procès met l’ancien chef du RSHA sous les feux des projecteurs, il est à nouveau marginalisé par Eichmann qui incarne « la figure du bureaucrate criminel » (p.234).
Jusqu’à la fin, Ernst Kaltenbrunner, cet « homme médiocre mais efficace de la polycratie nazie » (p.271), s’enfermera dans un déni de culpabilité et restera fidèle à la Weltanschauung hitlérienne comme le soulignent ses derniers mots avant sa pendaison : « Je regrette que des crimes aient été commis. Je n’ai eu aucune part à ceux-ci. Bonne chance à l’Allemagne ».
Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX