Ce catalogue est édité à l’occasion de l’exposition événement, la collection Morozov, présentée par la fondation Vuitton jusqu’en février 2022. Cette dernière réunit plus de 200 chefs-d’œuvre d’art moderne français et russe qui ont appartenu à la collection des frères moscovites Mikhaïl Morozov (1870-1903) et Ivan Morozov (1871-1921). Deuxième volet d’un hommage aux pionniers russes du goût moderne, cet événement prolonge l’exposition Chtchoukine organisée il y a quatre ans, réalisé en partenariat avec les musées de l’Ermitage, des beaux-arts Pouchkine et la Galerie Trétiakov.
Après les écrits des personnalités, acteurs de l’événement, ce magnifique ouvrage présente six essais sur la famille des mécènes et sur l’essence de leur collection compilée sur une trentaine d’années. Supervisé par la commissaire générale, Anne Baldassari, l’album qui forme le cœur du catalogue, propose en une douzaine de chapitres, la contextualisation et la présentation des œuvres exceptionnelles de cette exposition. Enfin, une anthologie, une chronologie détaillée de la vie des Morozov et un catalogue exhaustif achèvent l’ouvrage, sans oublier une abondante bibliographie terminale.
Les Morozov, des amateurs éclairés
« Tout collectionneur façonne un univers, celui de l’œil de l’amateur qui sait avant les institutions percevoir le modernisme des artistes ».
Un vent de création souffle sur la Russie qui connaît des mouvements artistiques foisonnants à la fin du XIXe siècle appelé « le siècle d’argent » (1890-1914). Certains milieux d’avant-garde remettent en cause l’art académique russe et recherchent des voies novatrices dans le théâtre, la musique et le chant, mais aussi les arts appliqués tournés vers les traditions populaires. Symbole de ces recherches, l’album commence par un essai sur « La vague », un haut relief de la sculptrice Anna Goloubkina qui rend hommage à la Mouette de Tchekhov, tout en se référant à Rodin et la porte des enfers. Cette œuvre était destinée à orner la porte d’un théâtre d’art à Moscou.
Intéressée par les arts de la scène, l’intelligentsia russe alimente des mouvements pendulaires entre Paris, capitale des arts et Moscou ou Saint-Pétersbourg, à l’image de la famille Romanov qui participe à la vie parisienne et descend au Grand Hôtel récemment inauguré près de l’Opéra.
Les enfants Morosov sont élevés dans ce bouillon de culture, par leur mère restée veuve au sein d’une société philanthrope qui désire éduquer le peuple. On ouvre des bibliothèques, des théâtres afin de promouvoir une culture moderniste.
La famille appartient à la riche bourgeoisie nouvellement libérée par l’abolition du servage en 1861. Héritiers d’un empire industriel dans le textile, (L’entreprise emploie 39 000 ouvriers et génère 100 millions de roubles en 1890), elle investit sa fortune dans une des plus grandes collections d’art impressionniste et post impressionniste qui ornent leurs palais moscovites. Ils se créent un univers afin de s’affirmer et de se détacher de la société traditionnelle empreinte de religion. Ils sont très progressistes et soutiennent la Révolution de 1905.
La famille Morosov organise la liaison entre les artistes russes (Répine, Vroubel, Korovine et Golovine) et les avant gardistes français. Les fils bénéficient de cours de peinture notamment du jeune Valentin Korovine, influencé par les impressionnistes parisiens. Ils suivent des leçons d’après nature et des initiations à produire sur le motif. Mikhaël, l’aîné, auteur de romans d’éducation, montre plutôt des goûts littéraires. Dès l’âge de 20 ans, il achète tous les Russes contemporains mais aussi les premiers Bonnard, Gauguin et Van Goth. Victime de ses excès, il meurt à 33 ans en 1903. Sa femme lègue sa collection à la galerie Trétiakov.
Peintre dans l’âme mais destiné à diriger les affaires familiales (Il fréquente l’école polytechnique de Zurich), Ivan Morosov constitue aussi une belle collection, attiré par des œuvres où les couleurs annoncent le fauvisme. Sa passion est galvanisée par la découverte de Paul Cézanne à l’exposition hommage en 1907 et la systématicité des acquisitions se développe. A cette époque, les prix sont assez bas et ce sont les collectionneurs russes qui créent un véritable marché pour les modernes français.
Désireux d’organiser un musée de la peinture occidentale en montrant l’évolution des différents courants et des artistes, Ivan Morosov rénove son hôtel particulier moscovite. Il enlève les anciennes décorations, invente la ventilation, installe des verrières zénithales et prépare les cimaises pour accueillir sa collection.
Des collections françaises
Le catalogue évalue à 39 numéros la collection de Mikhaïl et mentionne 181 numéros lors de la nationalisation des œuvres d’Ivan en 1918-1919. Entre les ventes et les disparitions, on peut dénombrer 241 œuvres d’art occidental.
Acquis chez Durand-Ruel, Le boulevard des Capucines de Claude Monet est contemporain de la première exposition impressionniste de 1874, qui se déroule chez le photographe Nadar. Commencent alors des achats multiples des artistes d’avant-garde comme Sisley, Degas, Manet, Renoir, mas aussi Gauguin et Van Gogh.
Quand les Russes rapportent leurs tableaux parisiens, ils font scandale à Moscou. Leur collection de nus, sculptures et dessins, est traitée de « bacchanales ».
Douze Gauguin sont acquis montrant la vie quotidienne du peintre à Tahiti. Alors qu’il croyait atteindre le paradis terrestre, l’artiste trouve un comptoir colonial et sa société étriquée. Il représente ses contacts avec les « indigènes ». Les tableaux symbolistes réunis par Ivan Morosov parlent surtout de la mort le Grand Boudha ou MATAMOE (la mort) au moment de la dépression du peintre.
Passionné par la couleur, Chtchoukine pousse son ami à commander des œuvres à Matisse. Ivan Morosov acquiert le triptyque marocain décrit par Anne Baldassari comme « un dispositif déconstructiviste et réflexif de la peinture matissienne. »
L’exposition permet d’admirer un ensemble de Picasso exceptionnel. Si Morosov n’a acheté que trois tableaux du maître (Chtchoukine en possède alors 54), ces derniers constituent trois chevilles sémantiques du processus créatif du peintre espagnol : Les deux saltimbanques de 1901, une œuvre polychrome avant la période bleue, L’acrobate à la boule de 1905, avec ces figures de dos et de face, symboliste et philosophique, puis le Portrait d’Ambroise Vollard peint en 1910, un des chefs-d’œuvre du cubisme qui pose la question de l’optique et de la déconstruction.
Grâce à Serge Diaghilev, Ivan Morosov découvre l’art de Maurice Denis, un des fondateurs du groupe des Nabis. Il lui commande plusieurs panneaux pour son salon de musique sur le thème de Psyché. Pierre Bonnard reçoit la commande d’un triptyque pour l’escalier d’honneur, La Méditerranée, complété par deux panneaux latéraux, Le printemps et L’automne. Grâce au mécénat de la fondation Vuitton, l’ensemble des œuvres est rassemblé ainsi que deux de ses grands vases et le groupe de sculptures en bronze « à l’échelle humaine » d’Aristide Maillol.
Une collection nationalisée
Après 1917 sur ordre de Lénine, le palais Morosov devient le premier musée national d’art occidental. Peu à peu, le mécène est chassé de sa demeure. Il disparaît de Russie en 1919 dans des conditions mystérieuses. Il s’éteint en 1921 loin de ses œuvres.
La collection Morosov intègre ensuite 1923 le Musée national d’art moderne occidental de Moscou avec la collection Chtchoukine, avant d’être sauvée en 1948 par les directeurs des musées Pouchkine et de l’Ermitage d’une destruction décrétée par Staline.
Un tel ouvrage invite à la rêverie et au plaisir de fréquenter les œuvres magistrales de cette incroyable collection. Il permet aussi de lire des commentaires fructueux et savants venant de commissaires avertis à l’œil exercé. Lire et relire ce catalogue stimule l’esprit. L’émotion qu’en retire le lecteur attentionné, le pédagogue exalté, invite au partage de ces idées avec les jeunes, élèves ou étudiants.
Comment ne pas transmettre les propos d’Anne Baldassari p. 269 :« Les paysages de Cézanne sont ainsi la trace à la fois maîtrisée et hasardeuse de ce qu’un homme voit, perçoit, comprend, découvre continûment dans son égarement transi face à la nature : le tableau est l’accumulation d’un savoir voir illimité… ».