Panzac, Daniel La marine ottomane. De l’apogée a la chute de l’Empire 1572-1923 CNRS, 2009, 537 pages, 39 euros
L’Histoire de la Marine ottomane de Daniel Panzac commence aux lendemains de Lépante (7 octobre 1571) et il montre à quel point, au prix d’une mobilisation des ressources de l’Empire, les Ottomans reconstituent une force navale importante, ne négligeant pas de construire l’équivalent des galéasses vénitiennes dont la présence avait été probablement décisive à Lépante parmi des flottes adverses composées uniquement de galères. Cependant, à la fois parce que construire des bâtiments est une chose, et encore beaucoup l’ont été hâtivement, recomposer une marine avec des équipages aguerris en est une autre, les décennies qui suivent Lépante constituent une période d’entraînement, de manœuvres et d’escarmouches plutôt que de grandes batailles navales. Les adversaires ne seraient d’ailleurs pas en mesure de les mener, ni d’un côté, ni de l’autre, les Espagnols occupés à partir de 1575 par la révolte des Pays-Bas étant moins présents. Dernière opération d’envergure de la période, c’est cependant l’immense flotte ottomane reconstituée qui se dirige en 1574 sur Tunis conquise l’année précédente par Don Juan d’Autriche et dont les troupes embarquées submergent la garnison espagnole. C’est cette reconstitution de la flotte jusqu’à cet effort vers Tunis (1572-1574) qui fait donc l’objet du premier des onze chapitres de cet ouvrage.
Les deux suivants chapitres sont consacrés à la période qui va « de la reconquête de Tunis à l’assaut de la Crête » sous deux aspects distincts, le deuxième chapitre s’attachant à décrire l’organisation de cette marine avec une description minutieuse des différents personnages, des différents organes, des différents types de bâtiments y compris la navigation marchande ainsi que celle des « indispensables auxiliaires barbaresques », le troisième chapitre étant l’occasion de décrire les combats menés par cette marine qui n’a pas une activité spectaculaire et mais qui est en même temps indispensable au fonctionnement de l’immense empire : protection des navires marchands et des convois, notamment la caravane venant d’Egypte, déjà étudiée en 2004 par Daniel Panzac. Il est également indispensable de lutter contre les pirates qu’ils viennent de Méditerranée ou qu’ils se cachent en Mer Noire dans les larges embouchures des fleuves comme les cosaques zaporogues dont les légères et rapides embarcations peuvent attaquer en groupe et se replier là où les galères à plus fort tirant d’eau ne peuvent les poursuivre.
Course barbaresque
Obligée d’intervenir à la fois en Méditerranée et en Mer Noire, la flotte ottomane doit faire face à des efforts constants et coûteux. La fin du chapitre traite plus particulièment de la course barbaresque (indirectement de la course chrétienne moins importante mais qui existe quand même) et de l’enjeu financier que représentent les captifs, captifs issus des prises maritimes mais aussi des raids terrestres. Le quatrième chapitre « la maîtrise de la mer Egée et la mutation de la marine ottomane (1645-1701) » est l’occasion à la fois de traiter du retour de la guerre d’escadre à l’occasion de la guerre de Crête déclenchée par vengeance à l’égard de Vénitiens à l’encontre de qui les griefs s’étaient accumulés, autant que par volonté d’aboutir à la suppression d’une base arrière qui serait indispensable dans le cas hypothétique d’une opération de reconquête chrétienne. La guerre s’installe dans la durée avec des objectifs opposés pour chaque camp : acheminer des renforts après un premier débarquement à La Canée por les Ottomans, les empêcher de parvenir pour les Vénitiens aidés par des flottes hétéroclites du Pape, de Toscane, de Malte. Au cours de ces opérations, que la durée de la résistance de la ville de Candie justifie, les escadres sont encore composées de galères et de galéasses mais renforcées par des navires « mercenaires » loués à des « prestataires de service » souvent comme transports mais aussi « à usage de guerre », plus facilement du côté chrétien mais aussi ottoman, notamment des navires anglais. « Si l’initiative appartient aux Ottomans , les attaques maritimes sont généralement le fait des vénitiens », comme les différentes tentatives de bloquer les Dardanelles entre 1646 et 1660. Les différentes opérations qui tournent souvent à l’avantage des Vénitiens montrent aux deux belligérants l’avenir naval qui passe par le vaisseau, fourni par les navires mercenaires ou du côté ottoman par les vaisseaux des barbaresques Les deux marines mettent en chantier quelques unités à partir de 1660 mais ce passage au vaisseau implique une bien plus grande technicité et une discipline beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. La maîtrise à la fois de la technique de construction et de la conduite des vaisseaux par la marine ottomane semble en voie d’acquisition à partir de la première guerre de Morée (1684-1699) grâce à l’énergie déployée par Huseyn Mezzomorto corsaire algérien devenu amiral. Il réorganise non seulement la flotte mais aussi les grades dans un contexte de lutte sur les deux fronts que sont la Méditerranée et la mer Noire où la présence russe se fait de plus en plus sentir.
Contre les Vénitiens et les Russes
Le cinquième chapitre, « une domination rétablie, mais fragile 1701-1774 » est l’occasion de traiter d’une période pendant laquelle l’autorité ottomane est progressivement rétablie sur l’ensemble de sa façade maritime malgré la lutte contre les deux adversaires traditionnels que sont les Vénitiens entre 1714 et 1718 et les Russes entre 1737 et 1739. Au cours de ces affrontements, la marine a davantage servi d’indispensable force d’appoint à l’armée que de facteur décisif. Sa puissance n’a cessé de croître pour surclasser nettement la marine vénitienne et être théoriquement plus forte que la flotte française ou la flotte anglaise dont seule une partie sert en Méditerranée pour chacune d’entre elles. Cependant la période de paix du milieu du XVIIIe siècle, au cours de laquelle manœuvres et entraînement avaient été réduits par économie, se termine par un brutal réveil au moment de la guerre russo-turque (1768-1774). La bataille de Cesme au cours de laquelle la flotte ottomane se réfugie en s’entassant dans une rade trop exigüe tourne au désastre : la flotte n’existe pratiquement plus et la moitié des équipages a péri. Les Russes ne profitent pas véritablement de cette éclatante victoire qui fait pendant à celle de Lépante deux siècles plus tôt mais après Cesme l’empire ottoman est bien incapable de reconquérir son espace maritime traditionnel. Devant le danger, notamment russe qui est devenu le plus menaçant, l’empire est obligé de réformer les institutions militaires qui ont montré leurs faiblesses sur terre et sur mer. L’ensemble de ces réformes appliquées à la marine pendant l’application de cette politique qui a pris le nom de Nizam-i Cedid (le Nouvel ordre) fait l’objet du sixième chapitre. Daniel Panzac montre comment les dirigeants, pressés par l’urgence et se rendant compte des faiblesses techniques de leur marine font appel aux spécialistes étrangers, parfois mis en concurrence, pour la construction des navires, pour l’organisation de l’arsenal et pour la formation des officiers. Les ingénieurs de marine français sont parmi les plus présents, aussi bien pendant les dernières années du règne de Louis XVI que pendant la période 1793-1798. A cette dernière date, l’expédition d’Égypte provoque un renversement d’alliances. Cette politique ne s’impose que difficilement, l’appel à des étrangers n’est pas toujours accepté et le poids de la tradition est un frein considérable à une évolution des structures de la marine et surtout de l’armée. C’est encore la marine, corps plus technique, un peu à part, qui a la plus importante marge de manœuvre dans son évolution. Cette reconstitution des forces navales était d’autant plus urgente qu’à partir de 1787, l’empire ottoman est confronté à une série de guerres, contre la Russie, puis contre la France, puis contre l’Angleterre et à partir de 1821 contre les Grecs révoltés. La marine participe à de nombreuses campagnes, avec les Anglais et même avec les Russes jusqu’en 1807, ce qui permet aux officiers de marine « d’acquérir une réelle compétence » mais les équipages recrutés pour une seule campagne ne sont pas au niveau des équipages des adversaires et l’armée, restée plus traditionnelle fait souvent la démonstration de nombreuses défaillances qui font échouer plusieurs opérations d’envergure. Daniel Panzac en conclut que malgré l’énorme effort entrepris, la marine du début du XIXe siècle n’avait pas réussi à effacer le souvenir de Cesme.
Défendre l’unité de la Sublime Porte
Plus que par des affrontements frontaux avec des grandes puissances, le septième chapitre « l’unité de l’empire en péril (1812-1841 ) » est l’occasion de montrer la lenteur de l’adaptation, mais la lente adaptation quand même de la flotte ottomane aux nouveaux problèmes rencontrés par l’Empire, face à de graves soulèvements provinciaux. Face aux Grecs, sur mer meilleurs manœuvriers, ce n’est que par un effort important, une politique impitoyable (massacre de Chio) et surtout l’apport décisif de la flotte et de l’armée égyptienne, mieux entraînées que la situation peut se rétablir partiellement. L’intervention européenne réclamant un Etat grec, d’abord en médiateur, puis en force d’interposition jusqu’à la bataille de Navarin dans laquelle triomphe le professionnalisme des marins européens met un terme à la reconquête de la Morée ; l’offensive des Russes l’immobilisme de la flotte ottomane qui a perdu de nombreux marins et bâtiments et les échecs terrestres conduisent à la paix d’Andrinopole qui au delà des concessions territoriales, reconnaît l’indépendance de la Grèce. Une nouvelle fois, la flotte est à reconstituer, grâce encore à des occidentaux qui aident la marine ottomane dans cette tâche, la place que tenait les Français à la fin du siècle précédent dans la construction navale étant cette fois tenue par les Américains. Cependant, Daniel Tanzac montre que dans la confrontation avec les Egyptiens dont l’émancipation constitue une menace et face aux ingérences des escadres européennes, cette flotte est incapable de s’imposer.
La question de la reconversion technique de la flotte avec le passage progressif de la voile à la vapeur , problème commun à toutes les marines de l’époque et objet du chapitre suivant « la métamorphose » traitant de la période 1842-1878 » se pose de façon d’autant plus aigüe pour l’Empire ottoman que les problèmes financiers permanents, sont aggravés par le coût des vapeurs, par le fait que l’Empire manque de techniciens et doit à la fois acheter des bâtiments aux Occidentaux et faire venir des spécialistes pour les faire fonctionner et pour adapter l’arsenal et enfin que le mode de recrutement des équipages, devant servir pour six mois comme au temps des galères et des campagnes d’été est totalement inadapté au fonctionnement de cette nouvelle flotte. Les conséquences en sont une européanisation importante, et une évolution technique considérable, avec le passage progressif à la vapeur sans supprimer tous les navires à voiles jusqu’au milieu des années 1860 et dans un deuxième temps l’adoption de bâtiments cuirassés. Cette mise à niveau de la marine ottomane entraîne le développement d’une métallurgie spécialisée et pour le plus immédiat, des commandes auprès des chantiers européens. Pour faire fonctionner cette flotte, les spécialistes étrangers (les Britanniques ont remplacé les Français) restent indispensables car les efforts pour former le personnel turc compétent ne permettent pas de rendre autonomes équipages et officiers turcs.
Engagée dans de nombreuses opérations pendant une douzaine d’années, jusqu’à la guerre avec les Russes en 1877-1878, cette marine modernisée n’obtient cependant pas de résultats spectaculaires. Aux efforts un peu désordonnés de cette période succèdent une volonté de mieux adapter la marine aux besoins sous le règne du sultan suivant (1878-1897) tout en développant les constructions nationales . Le 9e chapitre montre cependant que des commandes de bâtiments, notamment de torpilleurs sont passées à la fois dans des chantiers français, allemands ou britanniques, et que l’influence des marines occidentales reste toujours forte au cours de la période et d’autant plus indispensable que la guerre de Crête de 1897 a mis en évidence les faiblesse de la marine et de l’arsenal.
À l’école de l’Europe
Le 10e chapitre est logiquement consacré à « l’incontournable Europe » qui fournit par les chantiers allemands, italiens, français et britanniques l’essentiel de ce que l’Empire Ottoman commande, des chantiers américains livrant également des croiseurs légers. D’après ce que Daniel Panzac a trouvé dans les archives françaises et italiennes, on peut s’interroger sur la qualité du matériel fourni par rapport aux navires équivalents livrés aux marines européennes. La collaboration entre amirauté anglaise et marine turque pour réformer cette dernière à partir de 1908 est un autre aspect de la volonté d’améliorer la marine ottomane dont la montée en puissance inquiète alors Grecs et Russes et provoque entre Mer Noire et Méditerranée orientale une course aux armements navals qui se fait au prix de dépenses considérables. Ces outils guerriers ne tardent pas à servir, dans la guerre de Tripolitaine contre les Italiens (1911-1912) qui démontre la supériorité navale de l’Italie, puis pendant les guerres balkaniques contre les Grecs. A l’influence britannique succède « l’emprise allemande », objet du 11e chapitre ; l’influence, plus récente dans l’empire Ottoman, de l’Allemagne se manifestait notamment par l’importante place tenue depuis la fin du XIXe siècle dans le domaine économique. D’autre part, l’amélioration de l’armée est confiée à des instructeurs allemands après le prestige de la victoire allemande de 1870-71. Les considérations géo-politiques rejoignent entre 1913 et 1914 cette présence déjà importante, du fait de la volonté des nouveaux dirigeants turcs d’essayer de se préserver des appétits britanniques ou français et de récupérer les territoires perdus, d’où le rapprochement avec l’Allemagne. Au tout début de la guerre, deux bâtiments allemands modernes rejoignent les Dardanelles après un rapide raid pour retarder l’embarquement des troupes coloniales et sont fictivement vendus aux Turcs en conservant leur commandement et leurs équipages. Cette division commandée par l’Amiral Souchon dont le rôle ne cesse de grandir au sein de la marine turque grâce à l’appui d’Enver Pacha finit par provoquer un casus belli avec la Russie après avoir attaqué les ports russes de Mer Noire. C’est dans ce secteur que se portent ensuite les efforts de la marine turque, incapable de s’opposer en Méditerranée aux flottes de l’Entente. Escorte de convois et canonnage des côtes constituent alors, des deux côtés une part importante des opérations, gênées du côté turc par les difficultés liées aux approvisionnement en charbon, en pièces de rechange, en capacité de réparation. Après de nombreuses tentatives en 1915, les opérations diminuent en intensité en 1916 et par la suite, la marine turque reprend une partie de ce qu’avait fait les galères ottomanes par le passé, soutien à l’armée, transport de troupes. La dernière opération spectaculaire reste en janvier 1918 le raid mené par les deux navires ex-allemands en Méditerranée au prix de la destruction de l’un d’eux , puis , à l’issue d’une situation confuse entre Anglais, Turcs, Allemands, Soviétiques, la Turquie signe l’armistice le 1er Novembre, deux jours avant le désarmement qui marque la véritable fin de la marine ottomane.
Daniel Panzac ajoute à ces onze chapitres un « Epilogue » entre les traités de Sèvres et de Lausanne et quelques pages d’ « un bilan en demi-teinte » dans lesquelles, très conscient des limites du plan chronologique qu’il a choisi et qu’il justifie, il retrace « les traits les plus marquants » de cette longue histoire.
Quelques regrets cependant à propos de cet ouvrage dense, mais fondé sur des sources occidentales, et qui apporte un éclairage de longue durée sur une marine mal connue: tout d’abord le caractère très analytique de l’ouvrage, qui profitera peut-être davantage aux lecteurs qui recherchent des éléments détaillés qu’une vue d’ensemble, qui n’est certes pas absente. Le deuxième regret est qu’il n’y ait pas eu, à l’intention des lecteurs peu familiarisés avec la structure de l’Empire Ottoman davantage de présentations de l’organisation de l’Etat (il y en a cependant), assorties éventuellement de quelques piqures de rappel en cours de route et que la cartographie, je suppose pour des raisons de coût de production de l’ouvrage soit sommaire et concentrée en fin de volume. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un ouvrage qui ne néglige aucune période et qui a le mérite de traiter dans la longue durée l’histoire d’une marine qui compté pendant des siècles en Méditerranée orientale et en Mer Noire.
Alain Ruggiero © Clionautes