L’Yonne révèle en son cœur, à Auxerre plus exactement, un éditeur de talent qui montre, par sa réussite, qu’ « être localisé en province » n’est pas un obstacle au succès. La revue Sciences Humaines est bien connue de tous. L’activité éditoriale d’ouvrages est plus récente. Elle tend, ces dernières années, à se développer, y compris en géographie. C’est une heureuse initiative. Sylvie Brunel et La planète disneylandisée, Gilles Fumey et la Géopolitique de l’alimentation sont désormais rejoints sur le rayon géographie des librairies par Se nourrir : l’alimentation en question, ensemble de textes réunis sous la houlette de Michel Wieviorka. Les entretiens d’Auxerre, fruit de la collaboration du Cercle Condorcet et de la Ligne de l’enseignement, ont lieu chaque année depuis 2003 et font l’objet d’une publication. Ils rassemblent les contributions d’une quinzaine de personnalités du monde de la géographie, de la démographie, de la sociologie…, telles que Sylvie Brunel, Michel Foucher, Hervé Le Bras, Edgar Pisani. La pluridisciplinarité caractérise la question de la subsistance des hommes à l’échelle de la planète. Les enjeux qu’ils soient géopolitiques, économiques, culturels… sont considérables.

Manger hier et aujourd’hui, ici et ailleurs

Les articles sont présentés de façon chronologique. Le volume s’ouvre sur un article d’Anne Flouest, docteur en paléoclimat, adjointe à la direction du Musée de Bibracte. Elle montre comment l’invention de la céramique a révolutionné la manière de faire à manger ou comment l’archéologie fait des miracles en étant capable de nous révéler ce que mangeaient nos ancêtres les Gaulois. La période médiévale est traitée par le biais de l’obésité, résumée à bon escient par cette formule du XVème siècle « La gueule tue plus de gens que les couteaux ne font ». Danièle Alexandri – Bidon, archéologue médiévale, montre ainsi que les conseils pour faire maigrir les gros ne datent pas du XXème ou même du début du XXIème siècle et qu’en tout temps on a cru à des remèdes miracles comme aujourd’hui avec la pilule Alli. De même, Arnaud Basdevant, professeur de nutrition, montre que l’obésité est une question particulièrement complexe puisqu’elle appartient à un système bio – psycho – socio comportemental déterminé par l’environnement et l’individu. Daniel Sauvaget, critique de cinéma, choisit de montrer la signification des gestes du repas au cinéma. Il reprend les interprétations bien connues, telles que celle qui consistent, par le biais d’un repas d’évoquer l’acte sexuel à l’époque où la censure veillait. Le repas au cinéma est souvent l’occasion aussi de traiter de la famille, même si la réunion quotidienne autour d’un repas se fait de plus en rare, comme le souligne Anne Muxel (Cevipof), y compris en France. Ce moment d’échange familial est de plus en plus concurrencé par la télévision qui tient la vedette dans une famille française sur deux.
La question soulevée par Pascal Perrineau (Mange-t-on comme on pense politiquement ?) laisse plus perplexe. Les préférences culinaires ne semblent pas obéir à des orientations politiques même si quelques tendances peuvent être dessinées. Si la blanquette de veau a plus nettement la préférence des électeurs du FN, force est de constater que les différences ne sont pas énormes d’un plat à l’autre et d’un parti à l’autre. Ainsi, le couscous arrive en tête des goûts des écologistes mais est placé en seconde position pour les Lepénistes à quasi égalité avec les spaghettis à la bolognaise. C’est peut être à l’industrialisation alimentaire que l’on doit finalement cette absence de différence au niveau du goût (sujet traité de manière ardue par Olivier Assouly, professeur de philosophie). Ainsi, Nobutaka Miura, professeur d’études françaises à Tokyo (université), assimile la diffusion de la cuisine japonaise à une macdonalisation. Le succès du yakitori et des sushis est comparable à ce que servent les fast food. Tenus essentiellement par des Chinois, les restaurants japonais parisiens proposent du « low fast » qui a le mérite d’être peu calorique. Hervé Le Bras traite de la question alimentaire par le biais de la croissance démographique. Il montre ainsi que rapporter le nombre de kilocalories disponibles aux habitants n’a de sens que si on tient compte des kilocalories consommés par le bétail élevé. Alimentation carnée, bioéthanol concurrencent de manière importante la disponibilité alimentaire.

L’alimentation à l’épreuve de la mondialisation

Le directeur de la rédaction d’Alternatives Economiques montre à quel point la nourriture que nous ingurgitons est mondialisée. Il apparente la visite au supermarché à un voyage autour du monde au fur et à mesure que s’égrène les rayons : vins australiens, charcuterie espagnole… L’uniformisation du goût tend à se généraliser même si AOC, AMAP s’attachent à conserver la place du terroir. Le paradoxe est grand entre les Bobos à la fois acheteurs de fruits et de légumes bio et de plats surgelés au prix carbone élevé. Edgar Pisani revient sur son action en tant que commissaire de la CEE quand il envoyait dans les pays pauvres les excédents de blé et de poudre de lait : du néocolonialisme sous couvert de bonne conscience, responsable du retard de développement d’une agriculture locale vivrière, incapable de faire face à la concurrence de produits gratuits. Il prône aujourd’hui une gouvernance mondiale : la création d’un conseil de « sécurité alimentaire » à l’ONU. Michel Foucher, le géographe spécialiste des frontières, analyse ici la crise alimentaire de 2007 – 2008 en distinguant ce qui est inédit de ce qui est structurel. Les crises alimentaires, phénomènes plus politiques que géographiques, sont récurrentes. Ce qui change en 2007 – 2008, c’est leur traitement médiatique lié aux enjeux écologiques planétaires. Bruno Parmentier, directeur du Groupe ESA (Ecole supérieure d’agriculture) d’Angers présente une vision peu réjouissante de l’avenir. Il doute des capacités de l’humanité à accroître l’offre alimentaire, même s’il envisage quelques solutions globales. Sylvie Brunel, géographe de la faim, fait le lien entre la situation alimentaire mondiale actuelle et la question du développement durable (tout en mettant en garde contre l’amalgame entre malthusianisme et développement durable). Elle analyse, références à l’appui (l’importance des notes de bas de page contraste avec l’article précédent) les solutions envisagées et lutte contre les idées reçues (exemple : la question des réfugiés climatiques est à mettre en lien avec, non seulement, le réchauffement climatique mais aussi avec le phénomène de subsidence dont les îles sont victimes). Le volume s’achève sur le témoignage de trois acteurs : directeurs d’associations et directeur de la coopérative Dijon Céréales.

La multiplication des auteurs des textes amène à une redite inévitable : tous ou presque évoquent la crise alimentaire de 2007 – 2008 en introduction. La diversité des contributions apporte beaucoup. Elle ouvre des champs. Nul doute que la lecture de cet ouvrage soit à recommander aux préparationnaires des concours de 2010 au programme desquels Nourrir les Hommes reste une question centrale.

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