Yann le Bohec, professeur des universités chargé d’histoire romaine à Paris-IV Sorbonne, peut aujourd’hui être considéré comme l’un des spécialistes de l’histoire militaire romaine; Entre autres, il a ainsi consacré aux armées des Haut- et Bas-Empires deux ouvrages récents qui font aujourd’hui figure de référence dans l’édition francophone. Avec cette dernière production éditée dans la très intéressante collection « L’Art de la guerre » aux éditions du Rocher, son propos est ici de s’attacher à l’étude d’une période charnière, le IIIème siècle ap. J.-C., marqué (particulièrement à partir de la fin du règne de Sévère Alexandre) par une longue suite d’épreuves pour Rome: invasions étrangères, multiplication des revers, usurpations et anarchie militaires. L’auteur part du constat que, si l’existence de cette « crise militaire » est bien reconnue par l’historiographie, qui y voit le creuset des crises politiques, économiques, sociales, morales qui affectent l’Empire en ces temps troublés, elle n’a été que peu ou imparfaitement étudiée en elle-même, sinon dans ses manifestations, du moins dans son origine, sans doute à cause des préjugés négatifs ayant entouré pendant une partie du XXème siècle une histoire militaire aujourd’hui en plein renouveau. C’est donc cette lacune qu’il se propose de combler.
Des ennemis plus forts, des Romains affaiblis
Pour cela, Y. Le Bohec consacre d’abord les chapitres I et II de son ouvrage à une sorte de constat de départ, à travers une présentation de l’armée romaine à la fin du IIème siècle ; cette longue approche, essentiellement descriptive, d’une armée alors très efficace est sans doute la partie la plus « classique » de l’ouvrage, même si l’auteur ne manque pas d’y rappeler l’évolution actuelle du débat sur la supposée (ou non) stratégie de l’Empire, et le caractère tout relatif de la notion de « limes » longtemps mise en avant par l’historiographie. Elle est complétée par un chapitre III qui fait le point sur l’action plutôt positive des Sévères.
De façon plus novatrice, Y.Le Bohec s’attache ensuite à l’étude de chacun des ennemis auxquels Rome va se trouver confrontée au IIIème siècle, évoquant d’abord les Germains (ch.IV), l’Iran (ch.V), et les autres ennemis de moindre importance (ch.VI). Cette focalisation qui tranche de façon bienvenue sur l’habituelle perspective romano-centriste lui permet de mettre en lumière les facteurs d’évolution qui rendent à cette époque ces peuples plus redoutables : les Germains sont vraisemblablement plus nombreux et mieux armés, et se sont surtout organisés en confédérations (Francs, Alamans, Goths) ; le monde iranien voit, avec l’avènement des Perses Sassanides, ses capacités militaires se renforcer, avec l’émergence d’une armée permanente, peut-être dotée d’infanterie lourde, et maîtrisant enfin la poliorcétique art de conduire les sièges des villes ; d’autres peuples moins puissants (Bretons, peuples danubiens, semi-nomades ou montagnards d’Afrique du Nord) ne font que profiter des difficultés rencontrées par l’armée romaine pour s’agiter. A ces ennemis de l’extérieur s’ajoutent d’autres nés du sein même de Rome, qui vont hypothéquer ses capacités de résistance. L’auteur évoque ainsi (ch.VII) ce qu’il appelle l’ « ennemi intérieur » : le retournement de conjoncture économique et la crise financière qui touchent l’Empire à la même époque. Sa description de la seconde est limpide, et met bien en valeur l’impact des hausses de salaires accordées à l’armée dans son déclenchement ; ses éventuelles retombées sur l’efficience des forces armées impériales ne sont cependant ici que simplement sous-entendues, pour être abordées plus loin dans l’analyse. Enfin, Y. Le Bohec fait le point (ch.VIII) sur les mouvements séparatistes de Palmyre et de la Gaule dans les années 260-270, quelque peu différents mais nés tous deux de l’impuissance du pouvoir central romain.
A ce stade, son attention se porte de nouveau sur l’armée romaine. Est d’abord proposée (ch.IX) une chronologie des affrontements (extérieurs et internes) où elle se trouve entraînée entre 235 et 284 ; l’auteur y relativise quelque peu les succès et l’action des empereurs de la période 260-275 (particulièrement Gallien, dont Y.Le Bohec, parmi d’autres, a déjà contesté l’ampleur des réformes qui lui sont usuellement attribuées dans un précédent ouvrage). Enfin, le développement est clos (ch.X) par une interrogation sur les évolutions ayant pu affecter l’armée romaine au terme de ce tragique IIIè siècle.
Un travail solide et clair
Au final, Yann Le Bohec propose une solide synthèse qui, sans être réellement révolutionnaire, est étayée de saines mises au point et d’intéressantes et pertinentes mises en perspective. Une bibliographie fournie témoigne qu’il s’appuie sur un travail de recherche et de lecture approfondi, qu’il concerne les sources (littéraires, juridiques, épigraphiques, papyrologiques, numismatiques et archéologiques) ou les productions de l’historiographie, dont certaines parmi les plus récentes. L’auteur fait preuve de la rigueur formelle qui lui est habituelle : l’ouvrage est solidement structuré, le développement bien balisé, chaque chapitre étant introduit par un « argument » et clos par un bilan provisoire; le style, parfois teinté d’un peu d’ironie discrète, reste simple, direct, et volontiers pédagogique. Le texte est complété par un nombre appréciable d’illustrations de qualité, qui lui sont bien reliées, et enrichi par plusieurs tableaux chronologiques ; et le renvoi aux sources et à la bibliographie est systématique. La pensée de l’auteur se suit donc aisément, et il a le mérite de présenter des conclusions claires, nuancées, pleines de bon sens et très crédibles.
Des choix d’écriture de l’auteur et de l’aspect nécessairement synthétique de l’ouvrage (vu l’étendue, ne serait-ce que chronologique, du champ étudié) peut certes parfois naître une légère frustration : certaines informations sont répétées au gré de l’alternance des approches adoptées, d’autres, peu développées. Certaines questions demanderaient peut-être ainsi à être plus fouillées (telle l’évolution du recrutement de l’armée romaine, en laquelle Y.Le Bohec voit un facteur important de déclin ; ou son interprétation, brève et assez classique, sur l’étonnant retour à la lance et à la phalange opéré par celle-ci au cours du IIIè siècle, qu’il serait intéressant de confronter aux récentes thèses iconoclastes de J.E.Lendon). Mais reconnaissons qu’il est quelque peu déplacé de faire ce type de grief à un travail déjà dense, consacré à une période sur laquelle les sources sont tout de même relativement peu prolixes, et qui répond tout à fait aux objectifs qu’il s’est fixé.
Tout en restant parfaitement accessible au profane, la lecture de cet ouvrage apportera donc un éclairage très utile aux collègues souhaitant s’informer sur l’aspect militaire de cette période cruciale de l’histoire de l’Empire, et une excellente base de départ pour ceux désireux d’en approfondir tel ou tel aspect.
Stéphane Moronval © Clionautes.