« Sans esclavage, pas de marronnage. » Amédée NAGAPEN, Le Marronnage à l’Isle de France – Île Maurice. Rêve ou Riposte de l’Esclave ? (Centre Culturel Africain, Port-Louis (Maurice), 1999, 439p.), p. 3. Ce livre est la référence concernant les formes de marronnage à Maurice depuis l’introduction de l’esclavage (XVIIè s.) jusqu’aux abolitions de l’esclavage et de « l’apprentissage » (1835 et 1839). En effet, comme l’écrivait le juriste Yvan Debbasch, « toute contrainte entraîne sa négation » Y. DEBBASCH, Le marronnage. Essai sur la désertion de l’esclave antillais, in L’année sociologique, 1961 et 1962, cité par Audrey CAROTENUTO, Approche de la question des résistances serviles à l’île Bourbon (1750-1848), in Myriam COTTIAS et al., Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Karthala, 2010, p. 181.. Toutefois, le marronnage n’est pas la seule forme de refus de la condition servile. Concernant Bourbon, l’actuelle île de La Réunion, l’historienne Audrey Carotenuto a naguère mis en lumière trois formes de refus de la condition servile Voir sa contribution, de tonalité historiographique et méthodologique, Approche de la question des résistances serviles à l’île Bourbon (1750-1848), in Myriam COTTIAS et al., Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Karthala, 2010, pp. 179-188, qui indique les principaux résultats issus de sa thèse, Les résistances serviles dans la société coloniale de l’île Bourbon (1750-1848), soutenue en 2006. Une version condensée est déjà parue aux Indes Savantes et sera rééditée à la fin du mois de janvier 2021 : Esclaves et résistances à l’île Bourbon (1750-1848). De la désobéissance ordinaire à la révolte. : d’abord ce qu’elle qualifie de « résistances serviles de préservation », comme le vol, le refus de travail et le blocage démographique L’esclave limitant sa reproduction : A. Carotenuto estime en effet qu’une esclave fait cinq fois moins d’enfants qu’une femme libre. Dans un ouvrage convaincant, Famiy maron ou la famille esclave à Bourbon (Ile de La Réunion) (Paris, L’Harmattan, 2012), l’anthropologue Gilles GERARD nuance fortement la thèse d’Audrey Carotenuto sur ce point., ensuite « la rupture » telle que le marronnage, enfin « l’agression », allant des suicides aux incendies et homicides, en passant par les complots et les révoltes.
Marronnage : le fait et sa répression
En matière de marronnage On rappellera que le terme dérive du castillan cimarron, qui, dans le contexte de l’esclavagisme ibéro-américain, désigne l’esclave en fuite. Les maîtres d’oeuvre de l’ouvrage récusent l’orthographe d’usage en fournissant un certain nombre d’arguments plus ou moins convaincants, ce qui aboutit à laisser les auteurs choisir entre diverses graphies : « marronnage », « marronage », « maronage » et, par voie de conséquence, « marron.ne » ou « maron.e ». L’étymologie castillane nous semble toutefois suffisante pour légitimer « marron »/ »marronnage », et c’est cette orthographe que nous retenons pour la recension, sauf pour les citations où nous respectons le choix des auteurs respectifs., il convient de faire une distinction, opérée par le droit de l’époque, entre « petit » et « grand » marronnages : le petit marronnage concerne les esclaves dont la fuite hors de l’habitation n’excède pas un mois; les esclaves dont la fuite dépasse cette durée, sur la foi du registre de déclaration des noirs marrons, forment les bataillons du grand marronnage. Ce dernier est très sévèrement réprimé Deux contributions évoquent des procès pour marronnage et assassinats en 1730 et en 1752 : Robert BOUSQUET, Janvier 1730, les esclaves de l’habitation Gabriel Dumas, le Cadet, se révoltent, pp. 15-23; Albert JAUZE, Deux marrons assassinés à Bourbon en 1752, pp. 25-33. comme l’indique l’article 31 des Lettres patentes de 1723, variante mascarine du « Code noir » de 1685 :
« L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé à la justice, aura les oreilles coupées, et sera marqué d’une fleur de lis sur une épaule; et s’il récidive pendant un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lis sur l’autre épaule, et la troisième fois, il sera puni de mort. » In A. NAGAPEN, opus cité, p. 411.
A vrai dire, l’ouvrage dirigé par Gilles Pignon, conservateur régional de l’Inventaire du patrimoine culturel et dirigeant du Sri (Service régional de l’Inventaire du Conseil régional de La Réunion), et Jean-François Rebeyrotte, chargé de l’Inventaire du patrimoine culturel matériel et immatériel, ne constitue pas une synthèse sur le(s) marronnage(s). C’est une marquetterie associant des contributions d’horizons divers (histoire, archéologie, anthropologie, littérature, poésie, bande dessinée, etc.) autour d’un projet lancé par le Sri visant à une meilleure connaissance des marronnages dans le contexte de l’île Bourbon des années 1660 à l’abolition de l’esclavage en 1848 et de ses mémoires jusqu’à nos jours. Donc, malgré son titre, ce n’est pas un pur ouvrage d’histoire et il n’est pas non plus centré sur les marronnages, mais essentiellement sur le grand marronnage.
Pour saisir les différents axes de l’étude lancée par le Sri, les maîtres d’oeuvre ont réparti les contributions en trois parties, ici qualifiées de chapitres : « Contextes », « Etudes et traces », « Valorisations ». La contextualisation, formée essentiellement par l’article de Prosper Eve Le marronnage en question, pp. 3-13., est assez légère et ne se concentre pas sur le marronnage malgré son titre. On ne saisit pas trop la raison du classement dans cette rubrique des deux contributions de R. Bousquet et d’A. Jauze Voir note 6. qu’on aurait plutôt rangées dans la partie consacrée aux études et traces. Les contributions sont variées mais d’un intérêt assez inégal.
L’émancipation progressive du marron dans la littérature
Elisabeth Ponama Traces des marrons dans l’écriture réunionnaise, pp. 89-99. fournit un panorama suggestif de la littérature, scientifique comme romanesque, sur le marronnage. Elle indique, fort justement :
« En dépit des idées reçues, la bibliographie relative au marronnage à La Réunion se révèle prolixe. Au départ, conçue par le pouvoir esclavagiste en termes de menace constante pour la colonie, elle a su progressivement conquérir le domaine de la rigueur intellectuelle et scientifique pour s’inscrire dans l’histoire globale des luttes pour la liberté. » (p. 98)
Le marron s’affranchit donc progressivement de l’image négative que la littérature d’inspiration coloniale a forgée de lui : un être vil, dangereux, menace constante et palpable pour l’ordre esclavagiste. Dès l’époque esclavagiste, certains auteurs parviennent à en livrer une image positive : à cet égard, le roman Les Marrons de Louis Timagène Houat, publié en 1844, est emblématique de cette veine, même si l’auteur comme son ouvrage sont à l’époque proscrits. Sur le plan scientifique, le marron sort très progressivement de l’ombre grâce aux travaux d’un certain nombre de chercheurs réunionnais comme Hubert Gerbeau Voir Les esclaves noirs : pour une histoire du silence (1848-1998), Océan Editions, 1998 et sa thèse soutenue en 2005 : L’esclavage et son ombre : l’île de Bourbon aux XIXè et XXè siècles. ou Prosper Eve Voir par exemple, Les esclaves de Bourbon : la mer et la montagne, Karthala, 2003.. Aujourd’hui, l’esclavage et ses résistances à l’île Bourbon- La Réunion font l’objet d’études de plus en plus solides et informées.
Traces archéologiques du marronnage à La Réunion
Si le marron est présent dans les sources tant écrites qu’orales, c’est sur le plan matériel qu’il se laisse le moins bien saisir. C’est là que l’archéologie est venue tardivement, à partir du milieu des années 2000, à la rescousse en révélant des sites et du matériel à même de saisir concrètement les modes de vie des grands marrons, même si les avancées ne sont guère fracassantes. La contribution d’Anne-Laure Dijoux sur le site de la « Vallée secrète » dans le cirque de Cilaos L’apport de l’archéologie à la connaissance des marons de La Réunion, pp. 69-77. Sur la fouille de la « Vallée secrète », on peut lire une version courte sur le site de l’INRAP et une version plus détaillée dans la revue en ligne Archéopages., complétée par celle de Marine Ferrandis sur la Caverne de Cotte à Saint-Joseph (Sud-est de l’île) La caverne de Cotte/Kout : un lieu refuge pour marrons sur les pentes du volcan de la Fournaise, pp. 79-87., est donc la bienvenue : la « vallée secrète », découverte fortuitement en 1995 à plus de 2200 m d’altitude dans le cirque de Cilaos, est le premier, et pour l’instant unique, témoignage matériel du grand marronnage dans l’île. Il s’agit de deux structures aménagées en pierre sèche qui ont servi de halte de chasse saisonnière pour se procurer de la viande d’oiseau juvénile (d’une espèce endémique de La Réunion : le Pétrel de Barau). « Le reste de l’année, c’était un refuge imprenable et inaccessible mais où il était difficile de vivre plus de quelques jours en raison de l’absence de ressources alimentaires. » (p. 74)
Une toponymie liée au marronnage
La Réunion, avec ses montagnes, pitons, cirques et remparts, offre en effet des lieux fort propices au grand marronnage, acte par excellence de rupture avec le monde servile. La lecture de la carte de La Réunion montre d’ailleurs une dichotomie toponymique de l’espace entre les « Bas » (le littoral, avec ses noms d’origine française, est le monde des colons et de l’esclavagisme) et les « Hauts » (les reliefs de l’intérieur, où domine une toponymie d’origine malgache, principalement, ou africaine).
Dans une très intéressante contribution, Charlotte Rabesahala-Randriamananoro et Jean-Cyrille Notter Toponymes malgaches de Bourbon-La Réunion : testament authentique des grands chefs marons et des marones, pp. 55-67. produisent une série de cartes de l’île sur lesquelles apparaissent les toponymes liés à l’histoire du grand marronnage (ses figures emblématiques, ses lieux et modes de vie, ses croyances, ses ennemis incarnés par les grands chasseurs de marrons, comme le fameux François Mussard François Mussard (1718-1784) est sans aucun doute le plus connu des chasseurs de marrons de Bourbon : « chef de détachement » à partir de 1744, il a laissé de très nombreux et riches rapports de détachements qui témoignent de son activité et de ses prises « de guerre » pour prétendre aux récompenses (un captif fraîchement débarqué par prise de marron, mort ou vif) promises par la Compagnie des Indes qui administre alors le territoire. Comme le montre l’historien Loran HOARAU dans son étude de nature généalogique, François Mussard, pour composer ses détachements, a largement eu recours à des membres de sa famille ainsi, comme l’exigeait la législation alors en vigueur, qu’à de jeunes Bourbonnais ‘pour les faire aux bois’, c’est-à-dire les former à la chasse aux marrons : Approche généalogique des détachements de chasseurs de marrons à Bourbon : le cas des détachements de François Mussard, pp. 43-53.). Plusieurs catégories de toponymes sont dès lors dégagées : toponymes liés au ravitaillement et à la vie quotidienne des marrons (Ravine betay, Îlet Maron), ceux relatifs au système de défense des marrons (Mafate, « qui tue »/Bélouve, « aux nombreux pièges ») ou au sacré (Cascade Biberon, de Bibirane désignant des « Esprits de l’eau »), ceux qui commémorent les noms de chefs marrons (Caverne à Manzak ou Manzac : le nom et sa graphie sont considérés comme des formes créolisées de Mpanjaka, signifiant « le Roi » en malgache. Manzac fut tué en 1758 par le détachement de Jean Dugain et sa femme Reine Fouche (« la reine blanche », du malgache fotsy, blanche) fut capturée., Piton d’Anchain Anchain, ou Saina, considéré comme le premier grand chef marron de l’histoire de l’île; il faisait partie des dix premiers Malgaches entrés en marronnage peu après leur arrivée dans l’île en 1663.) ou donnés par les chasseurs de marrons (Caverne Mussard ou, à plusieurs reprises, Le Bloc Le bloc désigne un lieu de rétention des marrons capturés avant leur acheminement vers la ville, lieu de leur jugement.).
Un « Royaume de l’Intérieur »?
Gilles Pignon, dans son avant propos (pp. XI-XIX), s’attache à tirer parti des diverses recherches historiques, archéologiques ou toponymiques pour donner corps à « l’énigmatique royaume de l’Intérieur, expression rapportée par les chasseurs de Noirs, ou ‘royaume malgache de l’Intérieur’ comme on l’appelait plus souvent autrefois, en opposition au gouvernorat du littoral » (p. 57) et mentionnée dans le roman historique d’Eugène Dayot, Bourbon pittoresque (1839). Bien des études qui jalonnent l’ouvrage font preuve de beaucoup plus de prudence que Gilles Pignon. Ainsi, Eric Alendroit Immatériel et marronnage : bases d’appui à l’émancipation ?, pp. 101-107. écrit : « Il n’y a pas de chef dans le présumé ‘Royaume de l’Intérieur’ C’est nous qui soulignons.. Les installations sont diffuses et les groupes en perpétuel mouvement. » (p. 105) Mais c’est, selon nous, Anne-Laure Dijoux qui nous invite à la plus grande modestie et à remiser nos éventuels fantasmes :
« Du point de vue des traces matérielles, l’impact du maronage sur et dans le sol est […] très limité. En effet, les populations marones opéraient selon des schémas de type défensif en choisissant de s’installer dans des lieux naturels dissimulés par le contexte topographique, souvent inaccessibles, leur offrant des issues alternatives en cas d’attaque par la milice et fréquemment de manière éphémère. […] Dans les archives écrites de l’ensemble des territoires mis en esclavage et particulièrement de Bourbon/La Réunion, les mentions de camps de marons organisés s’avèrent rares, les refuges temporaires au sein de cavernes et autres abris naturels étant les plus cités. Les modalités de leur survie quotidienne et la localisation des campements demeurent très floues dans ces documents écrits. Le recours à l’archéologie constitue aujourd’hui le seul moyen d’obtenir des données matérielles inédites sur les modes de vie et de survie des marons de La Réunion : stratégies de subsistances (alimentation, économie), culture matérielle, type d’habitat, pratiques funéraires et culturelles, etc. » (pp. 70-71)
Valorisations
Quoi qu’il en soit, c’est sur cette base de données historiques et archéologiques que se fondent des entreprises de valorisation de qualité pour transmettre aujourd’hui auprès du plus grand nombre à La Réunion la connaissance autour du (grand) marronnage : exposition Une exposition temporaire a été organisée par le Sri en partenariat avec la ville de Saint-Paul entre 2016 et 2020 : « Maronages : refuser l’esclavage à Bourbon au XVIIIè siècle ». Plus largement, on peut consulter la contribution de Jean-François REBEYROTTE, Valoriser, pour qui, pour quoi? Le maronage comme système d’appropriation identitaire et médiatique d’un territoire, pp. 123-131., performance artistique Notamment à Salazie, à travers l’excellent article de Lionel PANNETIER, Maronage à La Réunion : Appropriation de la mémoire et conscientisation d’un héritage ou les difficultés de transformation artistique d’une recherche scientifique, pp. 133-141 et la non moins intéressante contribution de Daniel GUERIN, Porte de Parc et maronage : Salazie ‘le royaume maron de l’Intérieur’ : une démarche forte de valorisation patrimoniale, pp. 155-165., bande dessinée Le dessinateur Denis VIERGE raconte très intelligemment la manière dont il a utilisé l’histoire et l’archéologie pour élaborer, avec Jérôme ALVAREZ, sa BD en deux volumes (2014 et 2016) Un Marron (Caf’la bou et Louise) aux éditions Des Bulles dans l’océan : A la recherche des marons : essai d’interprétation d’une absence de traces, pp. 143-153., jeu vidéo Le jeu « Le Fils de Tsilaosa » a été très récemment créé à la Cité du Volcan dans le cadre de la « Volcano Game Jam » : voir pp. 167-173., notamment.
C’est donc, au total, d’un ouvrage d’une grande richesse, à l’iconographie et à la cartographie soignées, dont nous disposons. Il devrait trouver sa place dans les CDI de l’île en particulier et donner de nombreuses idées aux professeurs désireux d’exploiter cette histoire dans le cadre de leurs cours consacrés aux traites, à l’esclavage et à leurs résistances.