On connaît Jean Bisson, professeur honoraire de l’Université de Tours pour ses ouvrages et ses travaux sur le Sahara, la Lybie ou encore les Açores. Ce géographe propose aujourd’hui un livre consacré à la Méditerranée dans la guerre pendant la période charnière qui va de novembre 1942, c’est-à-dire à partir du déclenchement de l’opération Torch et ce qu’elle provoqua, à septembre 1943, date de la reddition de la flotte italienne à Malte qui laisse le contrôle presque complet de la Méditerranée aux Alliés.

Compte-rendu fait par Alain Ruggiero, Maître de conférences honoraire en Histoire contemporaine

On connaît Jean Bisson, professeur honoraire de l’Université de Tours pour ses ouvrages et ses travaux sur le Sahara, la Libye ou encore les Açores. Ce géographe propose aujourd’hui un livre consacré à la Méditerranée dans la guerre pendant la période charnière qui va de novembre 1942, c’est-à-dire à partir du déclenchement de l’opération Torch et ce qu’elle provoqua, à septembre 1943, date de la reddition de la flotte italienne à Malte qui laisse le contrôle presque complet de la Méditerranée aux Alliés.

On aurait pu s’attendre, de la part d’un géographe, essentiellement à une analyse géostratégique de la Méditerranée entre 1942 et 1943, ce qui est l’objet à travers l’étude des bases anglaises, italiennes et françaises de la deuxième partie mais l’ouvrage est aussi bien autre chose.

Un témoignage algérois

L’auteur, alors adolescent, a été en effet modeste témoin comme il le dit lui-même, d’une partie algéroise de l’opération Torch,. C’est à partir de cette expérience qu’il a construit la première partie, croisant souvenirs, notes alors prises sur son carnet (déjà !) et recherches très postérieures dans la plus pure tradition du travail universitaire. Son goût d’alors, et qui ne s’est pas démenti depuis pour navires et avions , tout comme pour les maquettes (ce qu’apparemment il continue à construire) l’amène souvent à fournir des éléments extrêmement précis qui peuvent aller jusqu’à, par exemple, permettre en note à un lecteur non initié de savoir comment distinguer un Fairey Swordfish d’un Fairey Albacore, tous deux avions torpilleurs de la Fleet Air Arm, l’aviation navale britannique…. Ses souvenirs renforcés par le résultat de ses recherches confortent l’idée d’un grand cafouillage dans la conduite de cette opération, la première de grande envergure menée conjointement par les armées américains et britannique, cafouillage également du côté des résistants, tout comme en face des responsables vichystes. A le lire, le résultat inespéré fut que la situation n’ait pas davantage dégénéré comme à ce fut le cas à Oran.
On reste cependant sur une impression d’inachevé dans cette première partie car ne sont pas abordés, ou très peu, les autres lieux de débarquement et d’affrontement notamment Oran et Casablanca, cette dernière hors champ méditerranéen stricto sensu, mais tout autant concernée par l’opération Torch et qui furent des lieux de combats terrestres et maritimes souvent violents entre Alliés et troupes françaises. Certes le propos de Jean Bisson était de démontrer l’importance d’Alger comme pivot du dispositif allié méditerranéen. L’intérêt de ses souvenirs est de fournir une vision de plus à propos de l’ambiance étrange qui régnait pendant l’arrivée des troupes britannique et américaines et avant que la mobilisation qui précède les campagnes d’Italie et de Provence donne une toute autre tonalité à la période.

Un exposé des enjeux et des opérations en Méditerranée bien au delà de 1942-43

La deuxième partie correspond davantage au titre du livre. Mêlant sa formation de géographe à sa passion pour les navires et leurs ports d’attache, Jean Bisson se livre à une éblouissante démonstration de ce qu’étaient les enjeux, les stratégies possibles et celles qui ont été adoptées. Il s’appuie pour cela sur les études existantes, essentiellement britanniques, françaises et italiennes et sur les mémoires d’acteurs de différents niveaux, marins, officiers, amiraux, le tout confronté à des articles datant des années 30-40 ou rédigés de nos jours. Cette synthèse concerne essentiellement les belligérants qui restent face à face après l’armistice qui neutralise en mai 1940 l’imposante flotte française, la Royal Navy et la Regia Marina
Alors que navires français et italiens avaient été conçus pour des liaisons rapides ou des opérations tout aussi rapides dans la mer étroite qu’est la Méditerranée, les navires britanniques correspondaient à une utilisation plus polyvalente, et se complétaient par une logistique beaucoup plus rationnelle, notamment grâce à des navires de soutien technique plus nombreux et adaptés.

L’auteur souligne aussi l’importance des bases respectives, Toulon-Mers-el-Kebir pour la flotte française, La Spezia-Tarente pour les Italiens, Gibraltar-Malte-Alexandrie pour la Royal Navy, les solutions, l’organisation de chacune d’entre elles avant d’aborder les questions de stratégie et de tactique en liaison avec les caractéristiques des bâtiments dont il connaît chacun à partir de l’escorteur, tout comme pour chaque type d’aéronef…Les détails fournis le sont soit sous forme de digressions, soit en utilisant les notes de fin de chapitre, souvent très longues. L’ensemble fournit la vision de langue française probablement la plus complète de la guerre en Méditerranée pour cette période clé car digressions et notes s’ancrent bien souvent dans un passé proche des années 1940 ou plus lointain. Ce que Jean Bisson montre par exemple, c’est le remarquable pragmatisme britannique, laissant au commandant d’une flotte sur place la totale initiative des opérations à mener face aux complications hiérarchiques ou politiques d’un système totalitaire tel qu’était le régime mussolinien qui de surcroît avait multiplié les constructions navales prestigieuses au détriment de la réelle efficacité.
L’alliance comportant de grands bâtiments de surface tels que cuirassés ou croiseurs et porte-avions, préfigurant les Task Force américaines qui ont opéré dans le Pacifique finit par donner un avantage considérable à la Royal Navy malgré la perte de plusieurs grandes unités.
Assez rapidement, limitée par son carburant, démoralisée par le torpillage de plusieurs unités dans la rade de Tarente dès novembre 1940 et la perte de grands bâtiments à la bataille de Matapan en mars 1941 , la Regia Marina ne joue même plus réellement le rôle de « fleet in being », expression du théoricien américain Mahan pour désigner la flotte qui par sa seule existence fait peser une menace.
Les pertes subies par les Alliés furent imputables à l’aviation et aux sous-marins allemands, ou à quelques actions d’éclat menées par les « hommes torpilles » comme dans le port d’Alexandrie. Tous ces facteurs aboutissent à l’extraordinaire reddition de la flotte italienne à Malte en septembre 1943 après l’armistice conclu par le gouvernement Badoglio , et à la suite d’une fuite marquée par la perte de son plus récent cuirassé coulé par ce qui était déjà un missile guidé depuis un avion allemand.

Le livre troisième, « Intox, guerre des nerfs, drames de conscience »

est tout aussi intéressant. Il commence par rappeler des épisodes connus ou moins connus de la guerre des ondes. Du côté britannique, c’était certes facilité par la capacité des services anglais de décripter les messages ennemis ce qui permettait de prévoir les déplacements de la marine italienne au moment des demandes que ses chefs font auprès de la Luftwaffe pour obtenir une couverture aérienne et a longtemps fait planer un doute sur la présence de traitres à l’Etat-Major italien…

Les services secrets britanniques ont également fourni de fausses informations avec un luxe de détails plausibles comme dans l’épisode de « l’homme qui n’existait pas », cadavre élevé au rang d’officier qui aurait été dans le secret des responsables et porteur de faux documents.
Face à cette guerre d’intoxication, et malgré l’immobilisation de la flotte italienne dans ses bases, les marins de la Regia Marina remportèrent néanmoins quelques succès dus à des exploits plus individuels que collectifs comme à Alexandrie (deux cuirassés endommagés mais les conséquences des explosions furent maquillées comme si rien ne s’était passé) ou encore à proximité de Gibraltar.

Ce n’est pas cette partie qui est la plus nouvelle car historiens, romanciers et cinéastes s’étaient intéressés depuis les années 1950 à ces épisodes. Etudier le cas de conscience des officiers et marins français face à la capitulation de mai 1940, puis aux opérations britanniques cherchant à neutraliser les bâtiments à Dakar ou Mers-el-Kebir apporte des éléments nouveaux, notamment grâce au croisement de témoignages postérieurs.
La rivalité entre marins des Forces Françaises Libres et ceux qui étaient restés fidèles à Vichy est analysée, même après la reprise du combat par ces derniers. Jean Bisson présente ainsi une analyse qui décrit les motivations des uns et des autres dans un secteur, l’armée navale, particulièrement légaliste et qui cultivait souvent l’anglophobie, même avant Mers-el Kebir. Le sabordage de la flotte française à Toulon en est un exemple car ne pas le faire ne donnait que deux alternatives : passer sous contrôle allemand ou sous contrôle britannique en rejoignant l’Algérie.

La très grande connaissance qu’a l’auteur des acteurs de cette période, des bâtiments, du moindre incident (par exemple un commandant de navire ex-vichyste refusant de serrer la main tendue par de Gaulle qui inspectait le bâtiment ) fournit un essai sur la difficulté de l’amalgame entre les deux marines.
Le cas italien est également analysé en détail, et Jean Bisson montre à quel point il a été difficile pour officiers et marins d’aller mettre le gros de la flotte sous les murailles de Malte, chez l’ennemi. Le sort qui a été réservé aux grandes unités (transport d’ex-prisonniers, autres tâches subalternes) sans véritablement correspondre à la notion de co-belligérance avec les Alliés contre les Allemands, ce qui était espéré fut source de déception parmi les marins italiens. Avoir cessé le combat fut difficilement accepté, comme par ces quelques marins qui firent le salut hitlérien lors d’une inspection par l’officier britannique sous l’autorité de laquelle ils étaient placés.
La encore, il semble que rien n’échappe à l’auteur qui a manifestement beaucoup. L’autre partie de la marine italienne, minoritaire en tonnage (les vedettes rapides notamment) et restée favorable à la République de Salo mène presque jusqu’au bout et en étroite collaboration avec le commandement allemand diverses opérations. Là encore les motivations des uns et des autres sont analysées finement.

Le livre se complète par une chronologie, un très utile glossaire et une bibliographie fournie dans laquelle les ouvrages jugés les plus importants étant signalés par un astérisque. Il se termine par une série de reproductions photographiques d’Alger en 1943 et de différents navires actifs en Méditerranée au cours de cette période (certains clichés déjà pris par le très jeune Jean Bisson) et par des photos de maquettes, la plupart ayant été construites par l’auteur.

Au total, voici un ouvrage d’un abord parfois déroutant mais qui est désormais indispensable à consulter pour étudier l’histoire de cette période en Méditerranée.