L’ouvrage, La mémoire collective en question(s),  est organisé en cinq parties, chacune nourrie de nombreuses contributions. Celles-ci font quelques pages mais comportent néanmoins toutes une bibliographie sur l’angle traité. On remarque aussi un intéressant système de renvois entre articles du même ouvrage. Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc sont sociologues et politistes, directrices de recherche au CNRS et déjà auteures d’A quoi servent les politiques de mémoire ?  en 2017.

Pourquoi questionner la mémoire collective ?

Les deux coordinatrices de cet ouvrage remarquent tout d’abord que rien n’échappe plus à la mémoire : la littérature, le cinéma et l’art contemporain se nourrissent d’histoires familiales heurtées entremêlant souvenirs intimes et évènements collectifs. La mémoire n’est pas un enjeu du passé mais un objet du présent. Ce qui fait la particularité de ce livre, c’est qu’il rassemble des sociologues, politistes ou encore anthropologues. Le présent ouvrage est donc aussi un livre d’histoires. Malgré la variété d’angles abordés, les auteures soulignent bien qu’ils n’ont aucune visée d’exhaustivité.

De quoi se souvient-on ? : passés consacrés, passés éludés

Treize contributions forment cette première partie. Il s’agit d’abord de cerner cet objet qu’est la mémoire collective. La mémoire individuelle entretient toujours un rapport étroit avec la collective. Elle est aussi un facteur d’identité. Anne Simonin livre une réflexion sur le fait de savoir si on peut décréter l’oubli en prenant l’exemple des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. L’article suivant se focalise sur la question de la mémoire de la Shoah en Pologne tandis que Florent Brayard revient sur le statut si particulier d’un texte comme Mein Kampf. A ce titre, la publication de « Historiciser le mal » est très particulier avec son appareil de notes extrêmement fourni. Cette partie propose également de s’arrêter sur le cas du communisme ou de l’idée de politique mémorielle. Michael Werner s’arrête sur la réconciliation franco-allemande en se demandant s’il s’agit d’un modèle de travail de mémoire. Rappelons qu’il existait 150 jumelages en 1963 et 2500 quarante ans plus tard. Jie-Hyun Lim s’interroge pour savoir si une mémoire cosmopolite est possible. Elle prend le cas de l’Asie de l’Est et du Sud-Est autour de la question des « femmes de réconfort » mais envisage également l’Europe de l’Est « qui oscille entre appel à la responsabilité mondiale et mise en avant d’un souvenir national ».

Qui a droit à la mémoire ? Hiérarchies et contestations

Nina Leonhard se demande si, dans l’armée, la mémoire est possible sans la tradition ? En effet, dans de nombreux pays, l’armée joue un rôle central dans les cérémonies et commémorations. Un autre article propose une réflexion sur ce qui reste de la mémoire communiste tandis qu’Elizabeth Jelin pose l’alternative suivante : faut-il se souvenir des victimes ou leur donner la parole ? Il y a les victimes qui ne sont plus là et il y a les rescapés. C’est toute la question du témoin qui est présente ici en filigrane. Ensuite, une autre contribution aborde la question des publics de la mémoire à partir d’une étude menée auprès des visiteurs du Musée de la mémoire et des droits humains à Santiago du Chili. Quelles sont les attentes du public du musée par exemple ? La diversité est grande mais il s’agit en tout cas de personnes prêtes à s’inscrire dans la morale collective consensuelle. Patrick Le Galès montre comment les villes sont devenues des entrepreneurs de mémoire. Certaines mémoires sont redécouvertes, d’autres euphémisées comme celle des passés ouvriers. L’esclavage et ses traces matérielles avec les fortunes accumulées est aussi un aspect central de cette question à Liverpool ou Nantes.

Comment construit-on le passé ? Légitimation et dynamiques sociales

La concurrence des mémoires n’est pas récente. Elle a été constitutive de cette politique de mémoire du XIXe siècle et loin de défaire la nation, elle a su au contraire contribuer à la consolidation de l’imaginaire historique national. « Le commun n’est pas nécessairement la négation de l’hétérogénéité et de la conflictualité mais peut en être le produit ». Anne-Marie Thiesse a montré le rôle joué par la littérature dans la construction des identités nationales en Europe au XIXe siècle. Pierre Rouillard propose une entrée originale en s’interrogeant sur combien de mémoires ont les objets ? En effet dès le début un objet porte en lui-même des traditions maintenues ou nourries de transferts ou d’appropriations techniques ou esthétiques plus ou moins profonds. Un objet peut connaître plusieurs usages. Peter Schöttler se demande si les historiens sont des militants de la mémoire. Il l’aborde notamment avec le cas de la Shoah.

A quoi sert la mémoire ? Normativité et institutions

La mémoire peut être un élément de pacification et de réconciliation mais elle peut aussi représenter un arsenal intéressant pour investir les espaces de lutte du présent. Claudia Feld se demande si la mémoire permet de mobiliser les foules. A partir d’exemples d’Amérique latine, elle pointe cinq conditions qui, sans être les seules, nous permettent de comprendre  les manières dont la mémoire peut fournir l’impulsion de mobilisations de masse. L’une d’elles est l’enracinement dans des causes du présent. Antonio Garcia Castro revient sur le rôle de l’école pour transmettre l’histoire. En Argentine, enseigner le passé récent c’est en grande partie enseigner la dictature. L’entrée suivante est consacrée au tourisme de mémoire. A Auschwitz, le nombre de visiteurs a été multiplié par trois. Le tourisme de mémoire pose aussi la question de son voisinage avec le tourisme patrimonial. En épilogue, on trouve une conversation entre Marie-Claire Lavabre et Antonio Garcia Castro.

Cet ouvrage propose donc de nombreuses et intéressantes variations sur la mémoire collective. Le sommaire joint à ce compte-rendu permet d’apprécier toute la richesse de cet ouvrage.