Les évènements passés nous aident-ils à comprendre le présent ? C’est à cette question que cherche à répondre Laurent Wirth, Inspecteur général honoraire, à partir
de l’analyse de cinq « évènements- monde »

Chacun de ces évènements qui fait l’objet de très solides analyses, que l’on pourra largement utiliser,,est étudié pour lui-même, pour ses conséquences et pour sa place dans la mémoire des peuples. Ils font écho à nos préoccupations contemporaines (l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021, le dérèglement climatique, la protestation populaire, la pandémie de Covid 19, la question des réfugiés et des migrants). L’auteur cherche à redonner vie à des évènements parfois oubliés, à recréer « l’édifice immense du souvenir »  comme le disait Marcel Proust ( la « madeleine « du titre est bien entendu une référence proustienne). Il montre aussi qu’un évènement local peut avoir des répercussions mondiales ( «le battement d’aile d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » s’interrogeait en 1972 le météorologue Edward Norton Lorenz).

L’ouvrage était achevé lors de l’invasion de l’ Ukraine par la Russie, mais on peut imaginer que l’auteur lors d’une réédition ajoutera un chapitre consacré à l’identité ukrainienne ou à l’impérialisme russe. Il conclut cependant son ouvrage par un bref post- scriptum : « A l’heure où j’écris ces lignes, la guerre déclenchée par Poutine ravage l’Ukraine depuis plus d’un mois et fait planer le spectre d’une guerre mondiale. Ces évènements dramatiques font remonter à la surface le souvenir du dépeçage de la Tchécoslovaquie et de l’agression de la Pologne, la menace nucléaire en plus. La madeleine a un goût de sang et le battement de l’aile du papillon est assourdissant comme le cri déchirant des sirènes de Kiev. »

 2021/ 1814. Les deux invasions du Capitole

L’invasion du Capitole par les partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021 a marqué les esprits. Elle réveille le souvenir de la prise de Washington par les troupes britanniques le 24 août 1814 et l’incendie de tous les bâtiments publics au premier rang desquels le Capitole.

La guerre qui opposa les États-Unis à l’Angleterre entre 1812 et 1814 est peu connue (un historien parle même de « forgotten war », de guerre oubliée), peu commémorée (d’avantage au Canada qu’aux E-U). Elle mérite cependant d’être étudiée. Elle s’inscrit dans le cadre plus vaste de la rivalité franco-anglaise pour la maîtrise des mers et le contrôle d’un vaste empire colonial (Guerre de Sept Ans, perte du Canada et de l’Inde, soutien de la France aux jeunes États-Unis lors de la guerre d’ Indépendance.

Au début du XIXe siècle, les dirigeants britanniques n’avaient pas réellement accepté l’indépendance des E-U et multipliaient les provocations en attaquant des navires américains, malgré l’affirmation de la neutralité des E-U, ce qui conduisit les E-U à déclarer la guerre à l’Angleterre en 1812. L’opinion était loin d’être unanime et des débats opposèrent les fédéralistes, favorables à un État fédéral fort et opposés à la guerre au parti républicain-démocrate ( la scission entre Républicains et Démocrates intervint en 1825) animé par Jefferson et Madison, président de 1809 à 1817 qui déclencha la guerre et fut l’objet de critiques ( ses adversaires parlaient de Mister Madison’s war). Les buts de guerre étaient de s’emparer du Canada pour les E-U et d’affaiblir les E-U pour l’Angleterre. La guerre elle-même fut une guerre de « basse intensité », anachronisme que l’auteur assume pour l’opposer aux guerres napoléoniennes. Alors que les guerres napoléoniennes engageaient plusieurs centaines de milliers d’hommes et faisaient plusieurs dizaines de milliers de morts, la guerre anglo-américaine fit environ 30 500 morts, disparus ou blessés, soit la moitié de la bataille de Waterloo.

La guerre possédait de multiples dimensions. 3 à 4000 esclaves noirs avaient rejoint les rangs anglais, les « black loyalists ». Les Anglais ne les livrèrent pas après la fin de la guerre. Les Indiens, inquiets de la violation des traités et de l’expansion des États-Unis, soutinrent les Britanniques. En 1813, des Indiens wyandots massacrèrent plusieurs dizaines de prisonniers à River Raisin ; quelques mois plus tard, une victoire américaine près lac Érié conduisit à la mort des chefs indiens qui menaient la guerre.
Plus au sud, d’autres tribus indiennes comme les Creeks se soulevèrent, mais furent battues.
Les opérations furent à la fois terrestres et navales. Sur terre, les Anglais remportèrent d’abord certains succès dont le plus spectaculaire fut la prise de Washington le 24 août 1814. Tous les bâtiments qui symbolisaient la jeune démocratie américaine (Maison Blanche, Congrès, bibliothèque du Congrès) furent incendiés. Mais cela provoqua un sursaut de patriotisme chez les Américains. Les Anglais ne parvinrent pas à s’emparer de Baltimore et durent se replier. C’est à cette occasion que fut composé par l’avocat Francis Scott Kay le poème qui devint ensuite « the Star -spangled banner », hymne officiel depuis 1931. A la toute fin de la guerre, les Américains empêchèrent les Britanniques de s’emparer de la Nouvelle-Orléans. Mais la surprise de la guerre fut surtout une surprise navale. La marine américaine parvint à tenir en échec et parfois à l’emporter sur la puissante marine britannique.
La paix fut conclue par le Traité de Gand ( 24 décembre 1814) qui ramenait chaque camp à ses positions initiales. La guerre eut de grandes conséquences. Elle conforta les Américains dans la conscience qu’ils avaient de leur territoire et dans leur identité nationale. Elle conforta les Américains dans leur politique d’expansion en Floride, au Texas et par là même à l’extension de l’esclavage. Elle se traduisit par une politique d’expansion au détriment des tribus indiennes qui furent refoulées et déplacées. Ce renforcement du nationalisme américain donna naissance à l’idée de « la destinée manifeste » des E-U (1845) à la doctrine Monroe (1823) dont l’auteur souligne que l’on pourrait la synthétiser non par l’ expression « l’Amérique aux Américains », mais plutôt par « l’ Amérique aux États-Unis ». La guerre de 1812-1814 pourrait ainsi apparaître comme la base de l’impérialisme des E-U et de leurs interventions en Amérique latine (intervention à Cuba contre l’ Espagne en 1898 qui permit aux E-U de prendre le contrôle des Philippines.) et au-delà. Si les relations entre les E-U et le Canada furent longtemps difficiles, la guerre fut la dernière entre les E-U et l’Angleterre et en
1946, Churchill pouvait évoquer la « special relationship » qui unissait les deux États. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier 2021 réactivèrent la mémoire de la destruction du Capitole en 1814.

2019 / 1815 . La jeune fille et le volcan. : l’attention portée aux évolutions du climat et aux dérèglements climatiques

2019 se réfère à la déclaration de Greta Thunberg à l’ONU alertant sur les dangers du réchauffement climatique et évoquant la responsabilité des dirigeants mondiaux : «Comment osez- vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses » ; 1815 est l’année de l’éruption du volcan Tambora situé sur l’île de Sumbawa à l’est de Java.
L’éruption des 10- 11 avril 1815, qui est une éruption de type « plinien », c’est-à-dire comparable à celle du Vésuve en 79,le terme se réfère à Pline l’ Ancien qui périt lors de l’éruption du volcan et à son neveu Pline le Jeune qui analysa l’éruption, fut semble- t -il l’une des plus importantes éruptions des temps historiques. Elle fit des milliers de morts sur l’île, ensevelis par les cendres, morts de faim, mais elle eut des conséquences mondiales.

En effet, l’éruption se traduisit par la propulsion dans la stratosphère, à plus de 25 km d’altitude de particules soufrées qui se transformèrent en aérosols et formèrent un écran, un voile, accroissant l’opacité de la haute atmosphère et limitant le rayonnement solaire provoquant un « hiver volcanique » qui dura trois ans et engendra de nombreuses calamités : absence de mousson en Inde, pluies, faible ensoleillement, baisse extrême des températures dans le reste du monde. On qualifia l’année 1816 d’« année sans été ». Le refroidissement et le dérèglement climatique compromirent les récoltes et provoquèrent des famines en Inde, au Bengale et en Chine dans le Yunnan dont des écrivains indonésiens et chinois portèrent témoignage. Sur la côte est des États-Unis, le refroidissement provoqua une série de mauvaises récoltes et accéléra l’expansion vers l’Ouest. En Europe, l’Irlande fut durement touchée par une famine qui annonçait celle de 1847, famine accompagnée d’une épidémie de typhus qui firent des dizaines de milliers de morts, et provoquèrent une importante émigration des Irlandais. La crise toucha durement les communautés montagnardes suisses. En France,en Alsace, mais aussi dans des départements comme le Cantal et le Lot, le dérèglement climatique provoqua de fortes hausses des prix du blé et du pain, des spéculations sur les grains, des émeutes et des attaques de convois de grains. Le dérèglement climatique eut des conséquences à long terme : les inondations au Bengale provoquèrent l’apparition et la diffusion d’une nouvelle souche de choléra qui se diffusa dans le monde entier. A plus long terme, l’épidémie déboucha sur une réflexion sur l’hygiène des habitations et accéléra les recherches sur les mécanismes de l’infection microbienne mis en lumière par Louis Pasteur et Robert Koch. Elle contribua au développement de la culture de l’opium dans le Yunnan. Elle accéléra la migration vers l’Ouest des paysans de la côte Est des États-Unis touchés par les mauvaises récoltes et la pauvreté. Elle eut des conséquences parfois inattendues : les œuvres des écrivains britanniques comme Byron ou Maria Shelley et son roman Frankenstein portent la marque de ce climat froid et brumeux. Enfin le refroidissement de 1816-1817 accéléra le développement des études sur le climat. Des observatoires météorologiques furent créés aux États-Unis et en France. On revint sur l’idée d’un refroidissement continu de la terre et quatre auteurs suisses comme Venetz mirent en évidence l’existence de périodes de glaciation et de réchauffement et élaborèrent la théorie des âges glaciaires.

Ainsi, l’éruption du volcan de l’île de Tambora peut-elle être considérée comme l’un des points de départ de l’attention portée aux phénomènes climatiques et environnementaux. Le premier « Earth day » eut lieu aux États-Unis le 22 avril 1970 et en 1972, le célèbre rapport Meadows souligna les dangers qu’une croissance sans limite faisait courir à l’environnement. Ces préoccupations favorisèrent les études historiques sur le climat et l’environnement.

2011/ 1871. La répétition du geste des communards

L’auteur analyse la dimension mondiale de la Commune et la mémoire de l’évènement. La Commune s’inscrit dans le contexte de violence politique de la décennie 1860-1870 : unité italienne, conflits en Espagne, développement du nationalisme irlandais, soulèvements à Cuba, guerre civile au Mexique. De nombreux volontaires étrangers participèrent à la défense de la France lors de la guerre de 1870 et à la Commune. Garibaldi, incarnation du rêve d’une « République universelle », s’engagea pour la défense de la France et prit le commandement de l’armée des Vosges qui comptait de nombreux volontaires étrangers. Garibaldi ne participa pas à la Commune, mais lui rendit hommage. De nombreux étrangers, Italiens, Polonais, Franco- Américains comme Gustave Cluseret, Hongrois, Russes comme la Russe Anna Jaclard née Korvine – Krokovskaïa, participèrent à la Commune. Mais ils étaient minoritaires, la majorité des Communards appartenant à la population travailleuse parisienne.
Le Conseil de la Commune élu le 26 mars comptait des socialistes internationalistes membres de l’Association Internationale des travailleurs ( AIT), comme Eugène Varlin, Benoît Malon, Jules Vallès, Edouard Vaillant, Léo Frankel ou Eugène Pottier auteur des paroles de l’Internationale composée pendant la Semaine sanglante.

Les années 1860-1870 marquent le développement d’une information à l’échelle mondiale (télégraphe, pose du premier câble transatlantique en 1866, agences de presse comme l’agence Reuters, correspondants de guerre) et de nombreux correspondants rendirent compte de la Commune. Cependant nombre d’entr’eux se trouvaient à Versailles, et leurs dépêches étaient à quelques exceptions près, hostiles aux Communards, même si certains déplorèrent la violence de la répression. L’interprétation et la mémoire de la Commune sont également complexes. Si tout le monde s’accorde pour y voir une insurrection d’abord républicaine à coloration socialiste, les interprétations divergent sur sa signification : faut-il y voir le dernier exemple des insurrections du XIXe siècle ou l’annonce de temps nouveaux ? Marx, qui jugeait l’insurrection prématurée, suivit ensuite la Commune avec sympathie, informé par Auguste Serraillier et Elisabeth Dmitrieff. Il considéra la Commune comme un exemple de la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État et comme le début d’une société nouvelle et émancipatrice. Cependant, le mouvement révolutionnaire était divisé entre ceux qui tiraient de l’échec de la Commune la nécessité du État socialiste fort (c’était la thèse de Marx et surtout de ses disciples) et ceux qui, comme Bakounine soulignaient sa dimension libertaire. Ces tensions entre marxistes et anarchistes aboutirent à la disparition de l’ AIT en 1876. La mémoire de la Commune fut d’abord une mémoire hostile, de nombreux écrivains ayant manifesté leur hostilité, et du côté des communards une mémoire silencieuse, clandestine par peur de la répression.

A partir des lois d’amnistie de 1879 et 1880, la situation évolua. Le mur des Fédérés devint un lieu de commémoration d’abord modeste, puis plus important en particulier en 1899 au moment de l’Affaire Dreyfus. Avant 1914, la SFIO possédait le « monopole » de la commémoration. Comme on le sait après 1920, la mémoire fut une mémoire partagée entre socialistes et communistes, les communistes se voulant les héritiers de la Commune. Un survivant de la Commune, Zéphirin Camélinat, avait rejoint le PC. Cependant, lors de la victoire du Front populaire une grande manifestation unitaire eut lieu le 25 mai 1936. Comme on le sait une petite partie de l’extrême-droite ( Doriot) rendit elle aussi, hommage aux communards. En 1940, le général Weygand déclara Paris ville ouverte pour éviter un siège et une réédition de la Commune. Après la guerre, la commémoration demeura une quasi exclusivité des communistes, mais avec des effectifs de plus en plus restreints. Mai 1968 et la célébration du centenaire ravivèrent la mémoire de la Commune. La Commune des soixante-huitards fut une Commune pacifique, libertaire, celle de Bakounine plus que celle de Marx. Le centenaire fut l’occasion de commémoration et d’un renouveau du travail historique. Le parti communiste organisa un colloque « verrouillé » puisque ses conclusions « devaient être conformes aux
conceptions marxistes-léninistes », mais en même temps un autre colloque, auquel participait l’historien Jacques Rougerie, permit de réaliser de notables avancées historiographiques.
L’histoire l’a emporté sur la mémoire militante en soulignant l’aspect d’une « Commune crépuscule », ultime révolution du XIXe siècle davantage qu’une « Commune aurore ». La critique et le déclin du communisme ont accéléré ce refroidissement de la mémoire de la Commune, entrée « à bas bruit » dans la mémoire républicaine. Cependant, les années 2010 virent une résurgence de la mémoire de la Commune. Lors des Printemps arabes, l’occupation durable de la rue à Tunis et au Caire, place Tahrir peuvent être vues comme des résurgences de l’occupation populaire de l’espace urbain. On pourrait voir des mouvements comparables dans le mouvement d’occupation de la place Taksim à Istambul, du mouvement « Occupy Wall Street » aux E-U ,des « Indignados » en Espagne ou de l’occupation de la place Maidan en Ukraine. En France le mouvement « nuit debout » de 2016 et surtout le mouvement des gilets jaunes répètent le geste d’occupation de l’espace public qui avait été celui des Communards. La revendication en faveur du RIC ( referendum d’initiative citoyenne) marque cette aspiration à une démocratie directe. La diversité du mouvement fut « un véritable
carrefour pour ne pas dire un rond-point » (nos IG savent parfois manier l’ humour …) de contestations de nature très diverses.

2019/ 1918 : Le retour du spectre pandémique

La grippe espagnole de 1918-1919 est l’exemple d’un évènement dont la mémoire a longtemps été occultée ( la mémoire de la Première guerre mondiale occupait une place
majeure) et qui suscite un regain d’intérêt et de recherches avec le développement des grandes épidémies du début du XXIe siècle ( Sras, grippe aviaire, Covid 19).

Apparue en mars 1918 dans le camp militaire américain de Fuston dans le Kansas (mais peut-être avait- elle d’autres origines, peut -être chinoises) où les conditions de promiscuité étaient déplorables, l’épidémie se répandit rapidement avec l’arrivée des troupes américaines en France (200000 hommes par mois) et toucha, à partir d’avril 1918, d’abord des militaires puis des civils. L’épidémie se caractérisait par sa contagion et le grand nombre de personnes touchées. La première vague d’avril fut relativement bénigne et peu médiatisée, mais les vagues de l’automne 1918 et du début de 1919 furent beaucoup plus virulentes, plus meurtrières et suscitèrent une inquiétude générale. L’épidémie agissait comme un boomerang, se déplaçant des E-U vers l’ Europe, puis de l’ Europe vers l’Amérique. A partir d’octobre, la pandémie devint un sujet de préoccupation majeure en France. Elle se répandit ensuite dans le monde entier par les bateaux qui accostaient dans différents ports et fit 50 millions de morts, peut- être davantage, surtout en Asie (35 millions de victimes, dont 18,5 millions en Inde, peut-être 10 millions en Chine) 2,6 M en Europe dont 240000 en France, 2,4 M en Afrique, 2 M en Amérique. En Océanie (85000 décès), à Tahiti et sur l’une des îles Samoa (sur une autre île Samoa la quarantaine imposée aux navires évita la contagion) les habitants furent décimés car ils n’étaient pas immunisés contre la maladie. Après la troisième vague de février-mars 1919, le fléau prit fin progressivement. Les malades souffraient épouvantablement. Certaines victimes de la grippe sont connues (Apollinaire, Edmond Rostand), Freud et Anatole France perdirent leurs filles et le deuil frappa des millions de familles. Il faut ajouter les personnes contaminées que l’on estime à un tiers de la population mondiale. Pour des raisons non élucidées, ce furent des populations jeunes (20-35 ans, puis 15-24 ans) qui furent les plus touchées. Les témoignages attestent de grandes souffrances pulmonaires pour les personnes les plus gravement atteintes (les soldats grièvement blessés ou gazés) et de la grande fatigue éprouvée par les personnes contaminées. Les témoignages des médecins montrent que tous soulignaient que les services hospitaliers étaient surchargés. Le désarroi était grand car on pensait que les progrès de la médecine, dans le sillage de Pasteur et de Koch permettraient de faire face aux épidémies. Plusieurs mesures furent prises dans un grand désordre : port du masque aux États-Unis et au Canada, fermeture de nombreux établissements scolaires en France, fermeture des salles de spectacle, assainissement des rues, désinfection, isolement des malades. Ce « chaos thérapeutique »
comme le disait un médecin de l’époque venait de l’incapacité à identifier la cause de la grippe et à trouver un remède adapté. Cependant dès 1918, des bactériologistes de l’Institut Pasteur de Tunis avaient émis l’hypothèse que la grippe serait due à un « virus filtrant » c’est-à-dire un virus trop petit pour être observé au microscope. Les virus grippaux ne furent cependant identifiés que dans les années 1930 et des vaccins furent mis au point d’abord aux États-Unis pour protéger les soldats, puis par l’Institut Pasteur en 1947. Face à l’épidémie, le silence s’installa, le deuil des morts de la guerre l’emporta sur celui des morts de la pandémie et l’on peut parler d’un « refoulement de la mémoire collective » : absence de commémoration (sauf dans les Samoa occidentale et en Nouvelle Zélande où les populations maories furent durement touchées),  pas de lieu de mémoire pour la pandémie, peu de travaux historiques avant les années 1970-1990. Par la suite, dans les années 1920- 1960, la mise au point de nouveaux vaccins et la découverte des antibiotiques conduisirent à penser que la grippe espagnole avait été une sorte d’anomalie. La grippe asiatique de 1957 et la grippe de Hong-Kong de 1968-1970 ne provoquèrent pas d’inquiétude majeure. Cependant, la pandémie de Sida, puis le Sras et la grippe aviaire sensibilisèrent de nouveau les populations des pays riches au risque infectieux, sans parler de la pandémie de Covid 19.

2015/ 1922 : une vague peut en cacher une autre : apatrides, réfugiés, migrants

La photo du petit Aylan Kurdi publié le 2 septembre 2015, et la crise migratoire de 2015 permettent de rappeler les crises migratoires de la Première guerre mondiale et surtout de l’après-guerre.

Lors de la partition de la Haute-Silésie en 1922, de nombreux Allemands quittèrent les régions attribuées à la Pologne. A la suite du traité de Trianon, 3 millions de
Hongrois résidaient en dehors des frontières de leur État. Trois groupes furent particulièrement touchés par les migrations forcées. Les violences qui marquèrent la révolution russe, la guerre civile et la défaite des armées blanches conduisirent à l’exil de plus de 500 000 Russes. Partis de Crimée et passant par Constantinople, beaucoup s’établirent en France, notamment à Paris, sur la Côte d’Azur et dans les régions industrielles. L’image du prince russe devenu chauffeur de taxi est plus ou moins mythique, la plus grande partie des exilés travaillant dans l’industrie, en particulier dans l’automobile devenue « un bastion russe. ». L’Allemagne fut également un pays d’accueil, notamment de Juifs russes, au moins jusqu’en 1923 et la période de l’hyperinflation. Le second groupe de réfugiés fut constitué parles 700 000 Arméniens  survivants du génocide. La plupart d’entre eux vivaient dans des conditions très difficiles dans des camps en Syrie, au Liban et en Égypte. Beaucoup de ces rescapés gagnèrent la France. Le troisième groupe était constitué par le million et demi de personnes qui furent contraintes à un échange forcé de population au terme d’une convention gréco-turque intégrée au traité de Lausanne de 1923. Le traité intervenait après les victoires et les violences kémalistes contre les Grecs, en particulier le sac impitoyable de Smyrne en septembre 1922. 1,3 M de Grecs orthodoxes, ainsi que des Assyriens et des Arméniens furent contraints de quitter la Cappadoce, la rive sud de la mer Noire et la Thrace orientale, tandis que 385 000 musulmans d’origine turque et vivant en Grèce devaient gagner la Turquie. Ces politiques avalisaient le principe d’une homogénéisation territoriale fondée sur des critères ethniques ou religieux. Ces migrations forcées montrent à la fois l’importance, au XIXe et au début du XXe siècle, de la nationalité et les difficultés de ceux qui en sont privés et deviennent apatrides.

En effet, cette période est marquée par ce que Gérard Noiriel a nommé « la tyrannie du national », l’affirmation des États-nations et la constitution de la nationalité comme critère essentiel de l’identité des individus, ce que montre le développement des passeport. Corollaire de cette « tyrannie du national »,certains États menèrent de vastes politiques de dénationalisation. Ce fut le cas de l’Urss qui adopta en décembre 1921 une loi de déchéance de nationalité qui frappait de nombreux émigrés russes. La Turquie mena également une politique de dénationalisation qui frappa surtout les Arméniens, mais aussi les Assyriens et les Assyro-Chaldéens. La dislocation de l’Empire austro-hongrois provoqua une augmentation du nombre d’apatrides, privés de leur nationalité d’origine, au sein des nouveaux États, des « réfugiés sur place » , comme le dit Catherine Gousseff. Les apatrides étaient « comme excommuniés du monde et vivaient extra legem » comme le disait le juriste antifasciste italien Egidio Reale, lui-même déchu de la nationalité italienne par le régime fasciste. Les nazis procédèrent également à de nombreuses déchéances de nationalité. Au total, dans les années 1920, on comptait en Europe 9,5 millions d’exilés, parmi lesquels 3 millions d’apatrides. La préoccupation du sort des réfugiés et apatrides contribua à la naissance d’une diplomatie humanitaire, en particulier dans le cadre de la SDN . Elle mit en place des politiques de soutien aux femmes et aux enfants arméniens, aux réfugiés russes. En 1922, fut créé « le certificat d’identité et de voyage à destination des personnes d’origine russe n’ayant acquis aucune autre nationalité », connu sous le nom de « Passeport NansenNansen , ancien explorateur polaire norvégien avait été nommé Haut Commissaire aux Réfugiés et obtint le Prix Nobel de la Paix en 1922 ».  Le passeport, délivré par l’État dans lequel se trouvait le réfugié, était restrictif (pas le droit de se déplacer librement, pas de protection de l’État de résidence), mais il plaçait les réfugiés sous le patronage de la communauté internationale : 450 000 passeports furent délivrés. D’autres organisations contribuèrent à améliorer la situation des réfugiés, en particulier le Bureau international du Travail (BIT) dirigé par le Français Albert Thomas. Les réfugiés ne demeurèrent pas passifs. Des associations russes et arméniennes d’entraide se développèrent. L’action de la SDN ne résista pas cependant au sombre contexte des années 1930 : arrivée des nazis au pouvoir, Anschluss, nuit de cristal, guerre d’Espagne et Retirada. Les égoïsmes nationaux et l’antisémitisme l’emportèrent comme le montra l’échec de la conférence d’Evian en 1938, destinée à trouver un pays d’accueil pour les réfugiés juifs fuyant le nazisme. La seconde guerre mondiale et l’après-guerre furent marquées par des déportations, des expulsions et  des déplacements de population massifs : peuples déportés par Staline (Allemands de la Volga, Tatars de Crimée, Tchétchènes, peuples baltes, Ukrainiens, Ruthènes), Allemands expulsés des États d’ Europe orientale, Hindous et Musulmans en Inde, Palestiniens, Juifs des États arabes. L’ Onu créa le Haut Commissariat pour les réfugiés et adopta une Convention qui affirmait le principe de non–refoulement des réfugiés. Les questions liées à l’immigration se poursuivirent jusqu’à nos jours (guerre d’Algérie, migrations de travail, guerre en Syrie, débats sur l’assimilation et l’intégration). La mémoire des réfugiés russes et arméniens est demeurée discrète, mais des travaux historiques ont permis d’en avoir une meilleure connaissance. L’auteur,très critique à l’égard des thèses de l’extrême-droite, voit dans l’accueil des migrants la traduction d’une certaine idée d’une Europe qui ne se replie pas sur elle-même.