Entre le début du 16e siècle et la prise du pouvoir par Louis XIV, près de deux siècles s’écoulent durant lesquels la noblesse semble vivre en « liberté ». Les conditions de vie, d’ascension sociale, et les comportements politiques sont au cœur de ce recueil d’articles d’un des meilleurs spécialistes de la question nobiliaire.

Tout à la fois paradoxal et provocateur, le titre de ce recueil d’articles est à l’image du contenu des contributions que Jean-Marie Constant publie ici ; l’auteur adopte une grande liberté de ton, se détachant de possibles enjeux politiques et il s’embarrasse de peu de préambules et de formules littéraires, préférant prendre à bras le corps des thématiques, par ailleurs fort vastes, dont il est un spécialiste reconnu dans le monde universitaire.

Cette publication offre au lecteur un échantillon des travaux réalisés durant trente ans par ce professeur de l’Université du Maine (Le Mans). Si nous disposions de quatre livres importants de J-M Constant – sur la Ligue catholique, sur les Guises, sur les conspirateurs du premier XVIIe siècle et sur la vie quotidienne de la noblesse française – ses principaux articles étaient jusqu’alors dispersés dans diverses revues, ouvrages collectifs, livres d’hommages et actes de colloques. Désormais, ils sont mis à la disposition d’un plus vaste lectorat, ce qui était nécessaire car la thèse de J-M Constant, intitulée Nobles et paysans en Beauce aux XVIe et XVIIe siècles, fut bien publiée à Lille en 1981, mais elle n’avait connu qu’une diffusion relativement confidentielle. La lecture de ce recueil permet de s’apercevoir des reprises, des amplifications et des systématisations que les réflexions de l’auteur subissent avec le temps. Elles bénéficient des sédimentations des années passées pour affermir les références et les notions employées. Ainsi, le premier article du recueil date de 1972 et traite d’histoire économique, puis J-M Constant, à l’image de la production historique, s’en démarque progressivement pour s’attacher à des thèmes d’histoire politique et culturelle, voire anthropologique. La contribution la plus récente date de 2004 et elle porte sur la culture politique. Leur point commun est une articulation autour d’un thème central: l’analyse de la noblesse française, de sa place et de son rôle dans la société à la veille de la victoire de l’absolutisme louisquatorzien, entre les années 1550 à 1650.

Avec l’appui de Laurent Bourquin, d’Annie Antoine, Frédérique Pithou, et de Nicolas Leroux, quatre universitaires anciens élèves de J-M Constant, les Presses Universitaires de Rennes rendent donc hommage à cet historien de la noblesse. Certes, on peut regretter quelques déficiences dans le travail éditorial – problèmes d’orthographe des patronymes (Du Beuil devient Du Breuil, puis du Beuil au cours du même article : p.115-121), oublis de références en notes de bas de pages, sources et citations non relevées à plusieurs reprises (p.87 p.195, p.224, p.225, etc.), et absence d’index onomastique et topographique qui prive les lecteurs d’un outil de travail précieux.
En dépit de ces quelques critiques, les P.U.R rendent cependant un important service aux historiens en rassemblant dans le volume ces 18 contributions.

Ces articles sont regroupés, non par ordre chronologique de publication, ou suivant la chronologie de l’histoire de France, mais en trois parties thématiques. Intitulée Regards obliques sur l’identité noble, la première regroupe 5 contributions qui combinent différentes approches. Le volume s’ouvre sur un article important à propos des mesures statistiques de la noblesse au sein de la société d’Ancien Régime. Dans ce travail reconnu, l’auteur développe la notion de densité nobiliaire pour, ensuite, évaluer le poids social de cet ordre. Dans un article de 1974, Constant reconstitue le tissu nobiliaire de l’espace beauceron par le moyen de l’enquête de noblesse lancée en 1667 sous le règne de Louis XIV afin de débusquer les faux nobles : il constate la faiblesse de la remise à la taille de « faux nobles » (9 familles payant l’amende sur quelque 216). Grâce à cette enquête, des tableaux fort intéressants sur l’intégration nobiliaire permettent d’affiner les origines sociales des maisons, leurs fonctions dans la société, et de préciser l’importance de l’agrégation à cet ordre au XVIe siècle (p.31).
L’existence d’études sur la noblesse de l’élection de Bayeux (James Wood), sur la noblesse bretonne (Jean Meyer), et sur la Provence (Monique Cubells) amène fréquemment l’auteur à suivre une démarche comparative pour souligner les points de convergence et de divergence entre le modèle beauceron et les autres provinces. S’attachant alors à distinguer des processus d’assimilation à la noblesse, il en esquisse des géographies, précisant la plus ou moins grande « ancienneté » des nobles, leur renouvellement à Bayeux, en Provence et à Paris qui s’opposent, par exemple, à l’ancienneté nobiliaire bretonne. De même, il réalise une sociologie de l’anoblissement, insistant sur le moindre poids de l’office en Beauce au cours de ce processus d’intégration, à la différence du cas normand.
Volontiers iconoclaste, et empruntant toujours la voie du comparatisme, Constant rompt avec la tradition historiographique qui opposait les noblesses française et anglaise et attribuait à la première une plus grande fermeture sociale. Cette confrontation permet de rappeler de façon salutaire quelques principes sur la reproduction nobiliaire dans les deux monarchies : en France, l’anoblissement concerne généralement la famille entière, alors que seul l’aîné porte le titre de lord en Angleterre (p.60) ; la dérogeance nobiliaire dans le royaume des lys pouvait être effacée par des lettres de réhabilitation de la Cour des Aides, ce qui rapprocherait de la noblesse anglaise. On ne peut que regretter la rapidité de ces comparaisons ambitieuses, car l’auteur leur consacre seulement 8 pages, ce qui laisse le lecteur insatisfait face à des conclusions stimulantes, mais brèves.
Cette première partie s’achève par un article consacré à l’identité noble, depuis les valeurs morales jusqu’au positionnement nobiliaire face aux hommes de loi et aux militaires.

La seconde partie s’articule autour de la notion de noblesse seconde. Cette expression a été forgée sur le modèle de la bourgeoisie seconde qu’avait utilisé Henri Drouot à propos de l’opposition des notables urbains médians à l’encontre des officiers du roi, et elle fut employée une première fois au séminaire de Denis Richet, à la fin des années 70 (Robert Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la France moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1999, t.46, p.11). À partir d’un colloque à Oxford en 1989, Jean-Marie Constant a mis en vogue cette expression et l’a popularisée dans ses divers ouvrages. Elle désigne les élites nobiliaires situées juste en dessous de la grande aristocratie des pairs et des ducs. Ainsi, ces lignages encadrent le pays, ils servent de relais au pouvoir monarchique et aux princes ; pour la Champagne, Laurent Bourquin a dénombré sept lignages qui relèveraient de la noblesse seconde ; pour le Limousin, Michel Cassan en compte cinq. Il s’agit donc de l’élite nobiliaire provinciale.
Après une contribution générale sur « ce groupe socio-politique dans la France de la première moitié du XVIIe siècle », l’étude des comportements de « barons français » pendant les guerres de Religion s’appuie sur l’utilisation des notices consacrées aux chevaliers de l’ordre de Saint Michel entre 1560 et 1610, et débouche sur la réalisation d’une typologie des conduites et des fidélités nobles.
Une étude de cas est consacrée aux Du Bueil, modèle de noblesse seconde dont la généalogie et les parcours sont reconstitués par l’auteur, depuis le XIVe siècle jusqu’au poète Racan (1589-1670). L’attention que porte la noblesse à l’exploitation de son patrimoine constitue un des thèmes importants des travaux de Constant, en opposition avec le stéréotype du noble dispendieux. Dans l’étude de la baronnie d’Auneau (qui appartenait aux de Sourdis), il démontre la hausse constante des revenus de cette baronnie jusqu’à la Fronde, puis l’extension de sa superficie, ce qui constituerait une preuve de l’intérêt manifesté par ses détenteurs.
Les deux derniers articles de cette partie s’orientent vers une étude anthropologique de la noblesse. La confrontation de deux œuvres littéraires, l’Astrée d’Honoré d’Urfé et les Bergeries de Racan, confirme la place spécifique du château dans la mentalité nobiliaire, sorte de refuge utopique pour une noblesse qui se croyait encore libre. Avec « l’amitié : moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la 1e moitié du XVIIe siècle », l’auteur participe aux tendances récentes de l’histoire politique, et insiste sur les facteurs psychologiques, sur les réseaux et sur les solidarités plus que sur les conflits, les intérêts et les rapports de domination. Si la phrase célèbre de Montaigne à l’égard de La Boétie (« parce que c’était lui, parce que c’était moi ») oblige à prendre en compte la portée de l’amitié dans les solidarités humaines, et en particulier parmi les élites, on peut s’étonner de l’affirmation bien générale selon laquelle les nobles « étaient porteurs de vertu, de liberté, de l’idée que la conscience individuelle doit l’emporter sur la raison d’état, de solidarités qui prenaient la forme ancienne de l’amitié, mais annonçaient les futures organisations politiques que seront les partis politiques tels que nous les connaissons » (p.187).

La troisième partie est composée de sept contributions. Elle traite des dissidences nobiliaires, d’une part pendant les guerres de Religion, puis sous les ministériats de Richelieu et de Mazarin. Ces analyses renforcent la thèse que la noblesse était un frein à l’avancée de l’Etat moderne et de la monarchie absolue, que cette dernière s’est efforcée de mettre au pas ces franges rebelles « d’hommes libres ».
Commençant par l’étude de la noblesse protestante dans la seconde moitié du XVIe siècle, J-M Constant souligne que les structures ligueuses et celles des villes protestantes du sud de la France correspondaient à l’imaginaire politique du XVIe siècle, avec un « protecteur, grand seigneur, chargé de la défense » (p.202). Par la description rapide des idées politiques d’un gentilhomme réformé, le poète Jean de la Taille, publiées dans Le Prince nécessaire (1572), l’aspiration à entourer le pouvoir politique de conseils apparaît nettement au sein de la noblesse moyenne – La Taille proposant la création d’un conseil des grands et d’un conseil de nobles moyens pour soutenir le roi !
Une rapide biographie d’Henri de Guise (p.217-225) illustre l’incompréhension nobiliaire à l’égard des mutations du pouvoir royal et du rôle qu’il assigne aux grands lignages.
La partie qui traite de la période 1640-1660 est la plus stimulante de l’ouvrage.
Les trois articles qui la composent développent des thèses séduisantes. Comme il l’avait déjà constaté dans son étude doctorale sur la Beauce, J-M Constant voit dans les assemblées de noblesse qui se tiennent sous la Fronde un instrument spécifique entre les mains de la noblesse moyenne, dont le jeu est distinct de celui des princes d’une part, et de celui des petits nobliaux, d’autre part. Qu’il s’agisse d’assemblées reconnues, comme en 1649 et en 1651 (p.239-252) avec le rêve de bailliages unis, de réunions plus clandestines, comme pendant la révolte nobiliaire de 1658-1659 en Orléanais (p.253-253), ou durant la cabale des Importants de 1643 (p.265-277), à chacune de ces tentatives politiques, la noblesse moyenne se confronte au pouvoir monarchique et à ses agents, dont certains grands aristocrates sont les instruments.
Doit-on aller jusqu’à penser que les échecs des assemblées nobiliaires sont autant d’impasses pour les formes anciennes de pratiquer la politique et que les tentatives de révolution nobiliaire appartiennent à un « combat d’arrière-garde » face à la montée de la « techno-structure » propre à l’Etat moderne (p.252) ?

Alain Hugon C.R.H.Q/Université de Caen

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