Dans une bibliographie déjà considérable consacrée à la guerre d’Algérie, l’ouvrage de Philippe Bourdrel a le mérite de recenser la plupart des sujets brûlants qui ont prêté ou prêtent encore le flanc à la polémique. En trois chapitres de taille inégale, Philippe Bourdrel fait le point sur « les années perdues » de 1945 à 1955, « du terrorisme à la répression », entre février 1956 et mai 1958, avant de terminer dans « les fausses espérances et le chaos », de 1958 à mars 1962.
Dans un « livre noir », consacré à un conflit sanglant, la question des sources et des recueils de témoignages prend toute son importance, d’autant que de nombreux protagonistes sont encore vivants.
Sans doute que l’utilisation de l’enquête orale aurait pu permettre de donner un peu plus de vie à ces longues listes d’événements, consignés parfois de façon très administrative. C’est sans doute la nuance la plus importante que l’on pourrait apporter à la fin de la lecture de cet ouvrage. Recueil de témoignages et de sources sans doute, mais dont les témoins sont singulièrement absents.
Il manque en effet des témoignages sur l’accueil des rapatriés d’Algérie sur les quais de ces ports du midi de la France pendant l’été 1962, tout comme des évocations des situations des appelés du contingent pendant les périodes les plus difficiles du conflit (embuscade de Palestro, Putsch des généraux, etc.).
Singulièrement absente également, une mise en situation du décalage croissant entre les Européens d’Algérie et les Français de Métropole tout comme une réflexion de fond sur les écarts économiques et sociaux devenus de plus en plus importants entre les populations rurales musulmanes et les agriculteurs, gros ou petits, de souche européenne.
Chaque personnage important de ces événements d’Algérie, (Pierre Mendès- France, Guy Mollet, Messali Hadj, Ben Bella) est présenté dans le corps du développement, ce qui peut parfois dérouter. Ramenés au rang d’une notice biographique, des acteurs majeurs de cette période ne sont pas forcément présentés comme des responsables de la situation sur laquelle ils intervenaient.
Les années perdues
La plupart des historiens font commencer la guerre d’Algérie lors des événements du 8 mai 1945 à Sétif dans le Constantinois. La comptabilisation des victimes de ces émeutes durement réprimées a toujours été délicate et le mérite de l’ouvrage est de faire le point avec un sens évident de la nuance. Entre les chiffes officiels (1165) et les estimations d’El Moudjahid (80 000 tués), on pourra apprécier les différents modes de calcul du gouverneur général de l’époque (1340), du ministère de l’intérieur (1500), du colonel Shoen (de 6 à 8000), jusqu’ à la commission du général Tubert, suspendue au bout de huit jours par le gouvernement provisoire (15000).
Le consulat américain faisant à cet égard de la surenchère, (45 000), par rapport aux chiffres du PPA, clandestin. (35 000). Ce petit rappel des chiffres des victimes musulmanes lors de la répression des émeutes du Constantinois est significatif de la méthode qui sera suivie ensuite pour la comptabilisation des victimes lors des différentes étapes du conflit.
Toutes les provenances et les sources sont évoquées, mais pas forcément avec un choix éclairant au bout du compte. Pour les émeutes de Philippeville en août 1955, la même méthode est suivie, privilégiant les sources militaires et gouvernementales françaises, il est vrai plus accessibles, mais négligeant étrangement les témoignages même s’ils sont toujours sujets à caution dans un tel contexte.
Du terrorisme à la répression
Parmi les documents les plus importants et sans doute les plus intéressants cité dans cet ouvrage, le rapport du contrôleur général Lucien Ferré est tout à fait passionnant et justifie à lui seul la lecture de l’ouvrage.
La façon dont ce fonctionnaire des services extérieurs de l’action administrative et économique évalue le rôle de l’armée, l’organisation de la répression et son rôle dans l’extension de la rébellion permet au lecteur de comprendre l’enchaînement de situations et de circonstances qui devait conduire l’Algérie au drame. A la fin de cette présentation en effet, les événements qui suivent, et qui ont été très largement évoqués, présentés, détaillés dans d’autres ouvrages généraux consacrés à la guerre d’Algérie, perdent un peu de leur relief.
La bataille d’Alger, dont les épisodes les plus dramatiques ont été rappelés récemment par le Général Aussaresses, les actions de contre-terrorisme, le rôle de certaines unités de l’armée et de certains hommes politiques, sont évoqués appuyés par des sources difficilement contestables mais qui manquent sensiblement de relief et peut-être même de « vécu ».
Les fausses espérances et le chaos
Ce troisième et dernier chapitre qui s’ouvre très logiquement sur les « illusions » introduites dans l’esprit des Européens d’Algérie le 13 mai 1958, est sans doute le plus intéressant des trois, grâce à une utilisation méthodique des sources militaires, policières mais aussi émanant du FLN.
En effet, la partie consacrée à l’épuration sauvage menée au sein du FLN dans la Vilaya 3 sous le contrôle du colonel Amirouche est particulièrement explicite et significative d’une dérive stalinienne de certaines factions du FLN. Cette opération d’intoxication menée au départ par l’armée Française et par les services du colonel Godard, à l’origine des opérations de renseignement pendant la bataille d’Alger, a eu des effets destructeurs au sein des katibas, des unités combattantes FLN, dans le massif de l’Afkadou.
On peut faire à cet égard un rapprochement entre cette opération d’intoxication menée par les militaires Français et les effets ravageurs d’une action équivalente menée par les services de l’Abwehr au sein de l’armée Rouge en 1938. Pour cette partie, les archives précieuses des services historiques de l’armée de terre ont été amplement et efficacement sollicitées.
Du fait de l’importance de ces témoignages, de la précision des sources et surtout du caractère mal connu de ces épisodes, d’autres périodes, davantage évoquées dans de nombreux autres ouvrages, perdent un peu de leur intérêt. Le putsch des généraux, les barricades d’Alger, le drame de la rue d’Isly, l’abandon des harkis sont traités de façon très classique.
On restera aussi sur sa faim à propos de l’épisode du Métro Charonne le 8 février 1962. Le déroulement de cette manifestation est complètement absent de cet ouvrage. Cela aurait sans doute utilement complété les données concernant les manifestations FLN du 17 octobre 1961 et la brutale répression qui en a résulté. Les sources policières ont d’ailleurs été très précieuses.
Le rôle de Maurice Papon, préfet de police, y est bien entendu évoqué à la lumière de son procès de 1997, mais de façon tout de même assez discrète.
Les derniers jours de l’Algérie Française, le drame des harkis, qui mettent fin à ces pages sanglantes, mettent la touche finale à cet ouvrage auquel il manque toutefois un bilan qui ne soit pas simplement comptable. Sans doute que l’auteur, voulant éviter le parti pris a souhaité éviter ce risque sur un sujet à propos duquel, même en pleine « Année de l’Algérie », les plaies ne sont pas encore cicatrisées.