Deux ans après « Le voyage de Marcel Grob », Philippe Collin et Sébastien Goethals proposent un nouvel album où ils reviennent sur l’époque de la guerre froide à travers le destin des frères Werner. Philippe Collin anime des émissions sur France Inter et Sébastien Goethals s’est déjà fait connaître pour l’adaptation de polars. La bande dessinée est complétée par un dossier à la fin et comprend également une rapide bibliographie.
L’enfance des jeunes Werner
L’histoire commence en 1945 dans les ruines de Berlin avec l’image iconique des soldats soviétiques sur le toit du Reichstag. On apprend assez vite que les frères Werner sont des juifs devenus orphelins. Ils errent dans une Allemagne en pleine désolation. On les retrouve quelques années plus tard à Leipzig en 1953, accueillis par une famille. On mesure tout de suite une des grandes forces de l’ouvrage qui est d’arriver à concilier la grande et la petite histoire. En effet, tout au long du livre on reconnaît des épisodes connus comme l’insurrection dans la partie Est de Berlin en 1953 ou plus tard la construction du mur de Berlin. Au début du livre, Konrad part à la recherche d’aspirine pour son frère Andréas avant d’être arrêté et confondu avec un voleur. La Stasi utilise alors la situation pour l’enrôler en faisant pression sur le destin de son frère. On suit la vie des deux Werner de 1953 à 1961 mais, lors d’une interpellation, Andréas abat un ancien nazi qu’ils devaient arrêter. Condamné à quelques mois de prison, il est libéré pour se voir confier avec Konrad une mission d’une toute autre ampleur.
Deux frères, deux destins
Les deux frères sont alors séparés avec Konrad qui part vivre à l’Ouest pour devenir une taupe. Andréas devient kinésithérapeute et doit accompagner les équipes d’Allemagne de l’Est pour éviter que certains membres ne désertent quand ils sont à l’étranger. Le récit assume les sauts chronologiques car il se poursuit ensuite en 1974 autour d’un évènement : le match de football qui oppose RFA et RDA lors de la coupe du monde. Konrad mène une vie parfaitement intégrée à l’Ouest avec femme et enfants et gravite autour de l’équipe de football de la RFA. Il découvre alors que son frère, qu’il n’a pas revu depuis plus de douze ans, fait partie de la délégation est-allemande. Malgré les consignes ils se revoient en cachette mais, très rapidement, on découvre le gouffre qui s’est creusé entre eux. Andréas rêve de l’Ouest tandis que Konrad ne comprend pas l’attirance de son frère.
Le match
On suit l’avant-rencontre avec notamment Steffi Herzog, la directrice de l’hôtel, qui accueille l’équipe de RDA. Elle n’est pas insensible au charme d’Andréas Werner. Lorsque les joueurs est-allemands arrivent à Hambourg la tentation est grande pour certains d’entre eux de découvrir au minimum la vie à l’Ouest, voire d’y rester. A partir de la page 99, la tension monte encore d’un cran jusqu’au début du match. On voit comment les supporters de RDA sont à la fois triés et encadrés par les membres de la Stasi. Tout le monde s’attend à une victoire écrasante de la RFA mais le résultat n’est pas celui qui était attendu. Cette partie occupe une vingtaine de pages.
Bien plus qu’un match de football
Le football est certes au cœur de cet ouvrage mais même si on n’est pas passionné par le ballon rond, l’histoire intéressera pour ce qu’elle contient de beaucoup plus ambitieux. Les auteurs décrivent notamment les tensions qui existent entre les joueurs de la RFA avec d’un côté, Franz Beckenbauer, et de l’autre Paul Breitner, dont les sympathies communistes sont clairement exprimées. Ce dernier fait pression sur sa fédération pour obtenir une prime en cas de victoire finale. Son attitude est l’objet de railleries de la part de certains de ses camarades qui voient dans cette revendication une contradiction avec ses accointances communistes. Pendant ce temps, Andréas a pris sa décision et souhaite passer à l’Ouest profitant de l’ambiance d’après match. Ensuite, à vous de découvrir ce qui va se passer mais on peut juste dire que le livre propose un autre saut dans le temps avant de retrouver les deux frères Werner.
Un dossier documentaire pour contextualiser et aller plus loin
A la fin de l’ouvrage, Fabien Archambault, historien et maître de conférences auteur d’un livre sur le football, propose un certain nombre de clés. Il retrace d’abord les grands temps de l’histoire de l’Allemagne après 1945 et, moins connu sans doute, explique la situation de ceux qu’on a appelés les enfants loups, c’est-à-dire ces enfants livrés à eux-mêmes en 1945. Il propose également une approche pertinente de ce qu’a représenté le football en RDA et en RFA. En RFA, ce sport fut longtemps regardé avec détachement tandis que la gymnastique était valorisée. En RDA, chaque club portait un nom en référence avec un métier comme le Dynamo pour les policiers ou le Lokomotiv pour les cheminots. Enfin, Fabrice Archambault précise ce qu’était l’ « Aktion Leder » que l’on voit dans le récit et qui avait pour but de surveiller les équipes et les supporters est-allemands lors de leurs déplacements à l’étranger.
Voici donc une bande dessinée aux multiples dimensions : c’est à la fois une histoire de famille et d’amitié, un exemple de géopolitique, une histoire de sport et, ce qui est particulièrement réussi, c’est qu’aucune dimension n’écrase jamais l’autre ou ne s’avère être un prétexte. Un ouvrage à acquérir et à faire lire.
Pour en feuilleter quelques pages, c’est ici.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes