Xavier Pasco ouvre ce dossier par une question : « Quel nouveau départ pour l’activité spatiale ? ». Il se demande en particulier si l’activité spatiale a connu les transformations qui semblaient se dessiner il y a dix ans, d’autant que depuis de nombreux événements ont modifié la donne, comme l’inflexion de la politique spatiale américaine, le traité européen de Lisbonne et ses incidences en matière de politique spatiale européenne, l’augmentation des besoins en information, les préoccupations de sécurité post-11 septembre 2001 ou les débats sur la « surpopulation orbitale ». Xavier Pasco développe son analyse sur plusieurs poins : la multiplication des acteurs étatiques de l’activité spatiale et leur interdépendance croissante qui nécessitent des recompositions stratégiques et économiques et de nouveaux « codes de conduite » ; l’émergence difficile d’une Europe spatiale ; la volonté de nombreux pays de protéger leurs capacités en orbite, considérées comme des « intérêts nationaux vitaux », qui a conduit l’Europe à mettre à l’agenda international en 2008 le débat sur de nouvelles règles internationales d’occupation de l’espace ; une « crise du sens » des grands programmes spatiaux et, face à leurs coûts et à l’émergence d’acteurs privés, la nécessité d’une redéfinition de la place de l’État dans l’activité spatiale.
Yannick D’Escatha (président du CNES) présente ensuite, dans un long entretien, « La place du CNES dans le paysage spatial international ». Il insiste sur l’importance de l’activité spatiale dans l’économie, l’industrie, les sciences et la société, et souligne l’effort budgétaire français (2 milliards d’euros, le premier d’Europe) en faveur de l’Espace. Il revient ensuite sur les enjeux et le fonctionnement d’une Europe spatiale et les questions qu’elle pose en matière de souveraineté/influence française, en affirmant que la France continue à jouer un rôle moteur et qu’il n’y a pas de concurrence entre l’ESA et le CNES. Il aborde enfin la question de l’avenir de l’ISS, à chercher du côté de Mars, et celle de la concurrence nouvelle des pays émergents comme la Chine.
Dans « Une ambition spatiale pour l’Europe : quelle vision française à l’horizon 2030 ? », Emmanuel Sartorius (Ingénier général des Mines, président du groupe de travail du Centre d’analyse stratégique sur l’avenir de la politique spatiale européenne) livre les conclusions du groupe et dessine des pistes de réorientation de la politique spatiale européenne, face à la réorientation de la politique spatiale américaine et l’émergence de la Chine et de l’Inde comme puissances spatiales. Selon le groupe d’experts, le traité de Lisbonne (qui confère à l’UE une compétence spatiale pleine et entière, partagée avec les États membres) offre une opportunité pour relancer une politique spatiale européenne (politique que l’UE doit élaborer selon l’article 189 du traité), dont les grands objectifs seraient la réponse aux besoins des citoyens et aux grandes politiques publiques (prévention et gestion des risques protection de l’environnement), la défense et la sécurité européennes, le progrès scientifique et la compétitivité de l’industrie spatiale européenne. Cela passe, pour le groupe, par une nouvelle gouvernance des activités spatiales, une garantie de l’accès à l’espace pour l’UE qui doit viser l’autonomie complète en la matière, un effort budgétaire de l’UE très important (passer de 4,1 milliards d’euros par an en 2011 à 6,7 milliards à horizon 2030) et des coopérations internationales. On rapprochera cet article de celui que Géraldine Naja (responsable du Bureau des relations avec l’UE à l’ESA) consacre à la présentation de « L’Espace européen après Lisbonne » et, pour les questions de sécurité et d’accès à l’espace, de la présentation du Commandement interarmées de l’espace (CIE) par le général Yves Arnaud (général commandant, CIE) : « Garantir la liberté d’action dans l’espace ». Quant aux questions économiques et industrielles abordées par E. Sartorius, elles sont complétées par l’article de François Auque (président d’Astrium, la branche Espace du groupe EADS), « Écrire l’avenir de l’Espace, le projet d’Astrium », et par l’entretien avec Reynald Seznec (PDG de Thales Alenia Space), « L’Europe spatiale reste à construire ».
John Logsdon (fondateur du Sapce Policy Institute, professeur émérite à l’université Georges Washington) examine « La politique spatiale américaine : entre changement et continuité ». Depuis l’élection de Barack Obama en 2009, deux initiatives ont été proposées, dont John Logsdon présente les origines, l’été actuel et les perspectives à venir : la priorité à la diplomatie internationale (au lieu de l’unilatéralisme de l’ère Bush) comme moyen de créer un environnement spatial sûr et stable, et une nouvelle approche des vols spatiaux habités (partenariats public-privé sur le transport d’équipages et investissements massifs dans les technologies de pointe plutôt que dans la construction des systèmes d’exploration de l’espace par l’homme). Si la première initiative est en cours d’application et semble donner des résultats prometteurs, la seconde s’est heurtée à une forte opposition de la communauté spatiale, des milieux économiques concernés et des spécialistes membres du Congrès, d’autant qu’elle supposait une réforme institutionnelle de la NASA et l’annulation d’investissements lourds (9 milliards de dollars) et de contrats et des suppressions d’emplois. L’administration Obama a donc abandonné en grande partie son initiative et la réforme institutionnelle et adopté la réforme proposée par le Congrès, consistant à autoriser la NASA à développer un vaisseau spatial pour l’espace profond et un lanceur lourd, mais avec des budgets qui n’augmentent pas. Il n’est pas certain que les États-Unis aient encore la volonté politique d’entreprendre un vol spatial habité.
Isabelle Sourbès-Verger (chercheur au CNRS) s’interroge quant à elle sur les puissances spatiales émergentes dans « Russie, Japon, Chine, Inde : quelles politiques spatiales en 2012 ? » . Dans une perspective comparative, elle montre que la Chine, qui développe ses propres technologies, est à la fois un futur grand concurrent pour les États-Unis, mais aussi un marché attractif. La Russie de Medvedev et Poutine marque un intérêt permanent pour le développement en coopération des activités spatiales et pour une ambitieuse politique d’exploration. L’Inde est le pays le plus sollicité et le plus ouvert aux coopérations, tandis que le Japon coopère dans un cadre contraint avec son partenaire naturel, les États-Unis, dans un contexte de crise économique et de difficultés intérieures.
Enfin Gérard Brachet (chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique, président de l’Académie de l’Air et de l’Espace) présente « Les enjeux d’un développement durable des activités spatiales ». L’espace circumterrestre est un milieu fragile. Face à la multiplication des acteurs et du nombre de satellites, face à la prolifération des débris et l’interférence possible de systèmes d’armes basés au sol (voire le développement d’armes spatiales), son utilisation à des fins civiles, commerciales ou militaires est remise en cause, Il existe bien un cadre institutionnel et juridique des activités spatiales qui date des années 1960-1970 (par exemple le CUPEEA/CUPEOS, comité de l’Assemblée générale de l’ONU créé en 1959, et le Traité de l’Espace de 1967, complété depuis) et une surveillance surtout assurée par les États-Unis. Mais cela ne suffisait plus et de nouvelles initiatives internationales ont été prises ces dernières années. Une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies a défini des mesures de bonne conduite (non contraignantes) pour la limitation de la production de débris spatiaux en 2007. Plusieurs initiatives diplomatiques ont été lancées pour améliorer la sécurité des activités spatiales : projet de traité présenté par la Russie et la Chine à la Conférence du désarmement et visant à interdire le déploiement d’armes dans l’espace, qui a rencontré l’hostilité américaine et de fortes réserves des membres de l’UE ; projet de « Code de conduite pour les activités menées dans l’espace extra-atmosphérique » de l’UE en 2007-2010 ; initiative française « Viabilité à long terme des activités spatiales » en 2008 qui a abouti à un groupe de travail spécialisé du CUPEEA/CUPEOS en 2010.
En marge de ce riche dossier, on lira avec intérêt deux articles particulièrement utiles pour le programme de Géographie de Terminale : un entretien avec Jean-Christophe Victor (fondateur et directeur scientifique du LEPAC, créateur du magazine Le dessous des cartes) sur « Le basculement du monde est une revanche sur l’histoire », qui traite des pays émergents et de l’essor de l’Asie ; et l’article de Nicolas Mazzucchi (professeur à l’École de Guerre économique, fondateur de Polemos Consulting) sur « Emprise stratégique de l’État et puissance internationale : le cas des métaux en Russie », qui montre comment la Russie oriente sa stratégie de puissance vers une politique de réindustrialisation fondée sur ses ressources minières métalliques et sur le déploiement mondialisé des groupes miniers russes.
Laurent Gayme © Les Clionautes