Avec cet ouvrage dense et passionantC’est ici une nouvelle édition augmentée. La première datée de 2021 avait été chroniquée par Jean-Pierre Cositille – le CR est ici, Thomas Gomart dresse un paysage des relations internationales qui sont aujourd’hui façonnées par les tensions sino-américaines. Pour ce faire, il s’appuie sur des exemples récents et aussi historiques afin d’éclairer de façon pédagogique les tenants et les aboutissants des guerres « visibles » et « invisibles ». Certes, au vu de l’actualité en Ukraine, on pourrait regretter le peu de place accordé à la Russie dans ce livre. Mais, l’auteur offre malgré tout une grille de lecture de la géopolitique mondiale qui ne soit pas seulement vue par le prisme militaire et/ou économique : il introduit aussi des données environnementales, sociales ou technologiques.

Thomas Gomart est historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il est membre des comités de rédaction de Politique étrangère, de la Revue des deux mondes et d’Etudes dont il assure la chronique internationale. Son précédent ouvrage, L’affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques (« Texto », 2020), a reçu, entre autres, le Prix du livre géopolitique.

L’auteur présente son ouvrage comme une sorte de réponse à La Guerre hors limites (1999) de deux officiers chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui qui listent 24 formes de guerre tout en écrivant que « toutes [les] actions non guerrières pourraient être les nouveaux facteurs constitutifs des guerres future ». Plus largement, l’objectif de Thomas Gomart est de rendre visible les mécanismes invisibles des puissances. Pour ce faire après un prologue, il divise son livre en deux grandes parties : d’un côté, le domaine du visible (conflits, environnement, commerce et inégalités) et de l’autre celui de l’invisible (numériser, innover, dissimuler, contrôler). Pour chacun des chapitres, il présente les grandes évolutions récentes avant de conclure sur les intentions des 3 grands pôles de puissance que sont la Chine, les Etats-Unis et l’UE.

Prologue

L’auteur met en exergue tout d’abord que la Chine aujourd’hui est n°2 sur la scène internationale devant l’UE et qu’elle convoite la place de n°1 des Etats-Unis. Ce changement s’explique par la mondialisation qui met en concurrence les modèles de gouvernement, de consommation et de comportement par la propagation technologique (transformation intentionnelle) et par la dégradation environnementale (transformation non-intentionnelle). Dans ce contexte, la crise de la Covid-19 a accéléré la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques et a recomposé la hiérarchie des puissances au détriment des nations incapables de s’adapter au nouvel environnement technologique. Thomas Gomart note alors qu’en Europe (surtout en France), nous n’avons pas encore assez identifié les affrontements invisibles en cours car les discussions sur la mondialisation ignorent les intentions stratégiques des non-Européens et que les relations internationales sont un rapport de force avant d’être un débat d’idées.

Il revient ensuite sur la crise de la Covid-19 qu’il présente comme une crise sanitaire dans ses causes et technologique dan ses effets. Elle a constitué un court-circuit durable de la mondialisation avec un confinement de milliards d’être humains connectés. Elle a permis de prendre conscience des limites du monde mais a aussi servi de catalyseur des tensions latentes. Il met en avant deux caractéristiques de cette crise : d’un coté, le décalage entre le nombre de victimes et l’ampleur des victimes et, de l’autre, la combinaison à trouver entre matérialité des moyens utilisés et immatérialité des moyens mobilisés pour la juguler. La crise a modifié les équilibres entre Asie et Occident : elle a surtout signé la rupture entre la Chine et les Etats-Unis mettant ainsi fin à un cycle de 40 ans où néolibéralisme et réformes structurelles de Deng Xiaoping ont permis un formidable transfert industriel et technologique des Etats-Unis, d’Europe et du Japon vers la Chine. Ce sont ces transferts qui permettent aujourd’hui à la Chine de contester la suprématie américaine. Or, pour Trump comme pour Biden, les fondamentaux de la puissance américaine sont les mêmes et reposent sur l’unilatéralisme. Comme le montre la bataille technologique autour du déploiement de la 5G avec des enjeux à la fois militaires et économiques, la Chine représente pour les Américains la principale menace. Ainsi, la crise de la Covid 19 a accéléré la désoccidentalisation de la politique internationale tout en mettant en lumière différentes conceptions de la mondialisation.

Il termine ce prologue en constatant l’absence d’autorité morale qui soit capable d’imposer un ordre mondial. Certes, les Européens aspirent à ce statut mais sans convaincre malgré les coopérations en tous genres car « notre pouvoir de transformation excède largement notre pouvoir d’anticipation ». L’auteur met alors en avant 3 constats :

  • Les contraintes environnementales doivent être le cadre de tout effort d’anticipation dont les contours sont dessinés par le rapport de force entre la Chine et les Etats-Unis

  • le système international repose sur un emboîtement complexe de souverainetés et de juridictions : les puissances cherchent alors à contrôler les noeuds névralgiques reliant les « espaces communs » (mer, air, espace exo-atmosphérique et « datasphère »)

  • le système international n’est pas figé par la rivalité sino-américaine : elle libére d’autres énergies sur le plan militaire (Russie, Turquie, Boko Haram…) et sur le plan économique (très grandes entreprises)

Conflits

La compétition stratégique actuelle n’a pas seulement lieu à travers un affrontement militaire central : elle se joue désormais davantage sur les marges. Mais, les équilibres stratégiques globaux sont conditionnés avant tout par les rivalités entre la Chine et les Etats-Unis.

Thomas Gomart revient d’abord sur les différentes « grandes stratégies » qu’il définit comme une mise en cohérence sur le long terme des politiques économiques, des actions diplomatiques et des efforts militaires pour exister sur la scène internationale en étant capable de promouvoir ses intérêts et son système de valeurs. Il constate que celle des Etats-Unis se définit de plus en plus en fonction de celle de la Chine et réciproquement. La stratégie américaine consiste à maintenir une supériorité de moyens pour leur permettre d’emporter la décision après un choc frontal. De son côté, la stratégie chinoise a pour objectif de soumettre l’ennemi sans le combattre directement. L’auteur note que ces deux pays s’affrontent déjà dans de nombreux domaines tout en se livrant à des préparatifs militaires visibles et invisibles. Du côté américain, les moyens militaires doivent faire face à 4 défis : la montée en puissance de la Chine en Asie-Pacifique, le « Grand Moyen-Orient » avec le terrorisme islamiste, la stratégie de certaines puissances (Russie, Iran, Corée du Nord) pour contester l’ordre international et la dérégulation de l’espace exo-atmosphérique et du cyber. Du côté chinois, la modernisation des forces armées doit permettre de faire face à 4 objectifs : avoir des capacités de projection pour apparaître comme une puissance globale capable de tenir tête aux Etats-Unis, multiplier les opérations dans le cyberespace, asseoir sa suprématie militaire vis-à-vis de ses voisins qui n’ont pas l’arme nucléaire et développer des stratégies de déni d’accès (surtout en mer de Chine). Le dossier de Taïwan constitue une des pierres d’achoppement des relations sino-américaines à cause de l’asymétrie des enjeux : pour les Etats-Unis, c’est un élément de leur présence en Asie alors que pour la Chine, elle revêt un caractère existentiel. Thomas Gomart met aussi en exergue une des grandes différences stratégiques entre ces deux puissances, à savoir l’importance accordée aux alliances militaires : pour les Américains, elles offrent des possibilités de projection globale mais le principe est critiqué par les Chinois. Cependant, la B&R lancée par Xi Jinping est un projet géoéconomique basé sur la connectivité mais possède aussi une dimension géostratégique en transformant la Chine en puissance amphibie tout en trouvant des points d’appui au-delà de sa zone d’influence traditionnelle. Pour endiguer l’expansion chinoise, les Américains ont mis en place une « stratégie indo-pacifique » consistant à relier militairement les océans Indien et Pacifique tout en s’appuyant des alliés régionaux. C’est pourquoi, ils se rapprochent de l’Inde mais celle est plus un partenaire stratégique qu’un vrai allié, d’autant plus qu’il y a une asymétrie croissante entre les économies chinoise et indienne. La configuration géostratégique de l’espace indopacifique est bien un enjeu décisif des 20 prochaines années comme le montre l’alliance en 2021 des « 3 démocraties maritimes » (Etats-Unis, Angleterre, Australie) dans le cadre d’Aukus.

L’auteur met ensuite en avant que Ben Laden a entraîné les Etats-Unis et leurs alliés dans une guerre contre le terrorisme qui a facilité la montée en puissance de la Chine tout en ouvrant un nouveau cycle stratégique. Dans cette guerre, les armées occidentales ont cherché à l’emporter grâce à leur supériorité technologique mais ils ont redécouvert à leur dépens la guerre asymétrique. Ces armées se livrent alors à une contre-insurrection globale basée sur la maîtrise du ciel (frappes à distance par drones), la recherche du renseignement et la formation de forces armées autochtones. Résultat : le plus souvent, les armées occidentales sont perçues comme des forces d’occupation par les populations locales. De leurs côtés, les groupes terroristes savent tirer parti de la mondialisation via les réseaux sociaux pour communiquer et recruter. Au nom de cette guerre contre le terrorisme, les stratèges américains ont militarisé la politique étrangère : ainsi, le contre-terrorisme a marginalisé le Département d’Etat et les agences de développement au profit des forces armées et des services de renseignement. Le contre-terrorisme explique aussi l’orientation prise par la politique étrangère de la France, notamment au Sahel. Thomas Gomart note alors que l’efficacité d’une intervention extérieure (voire la notion de victoire) est relative : elle dépend de l’intention politique qui les sous-tend, intention bien sûre jamais révélée et évoluant au gré des situations.

En parallèle du cycle du contre-terrorisme, a lieu un 2ème cycle : celui de la compétition des puissances régionales. Dans ce cycle, l’intervention de 2003 en Irak et la décision d’Obama de ne pas intervenir en Syrie après l’utilisation d’armes chimiques constituent des tournants majeurs. En effet, ils ont contribué à la perte de l’autorité morale des Etats-Unis tout en déstabilisant fortement le Moyen-Orient. La Chine et la Russie utilisent ces échecs américains pour justifier le retour à une compétition de puissances légitimant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures et une reconnaissance de zones d’influences, tout en rejetant ouvertement le discours occidental. Ainsi, la Russie, surtout avec Poutine, s’est lancée dans un cycle d’interventions militaires dans l’espace post-soviétique (Géorgie, Ukraine, Moldavie, Tadjikistan) et sur son territoire (Tchétchénie) mais aussi dans des prises de position au-delà de ses sphères d’influence traditionnelles (Syrie, Haut-Karabakh). Dans ce cadre, la spécificité de la Russie est sa capacité à opérer à tous les niveaux de conflictualité. Deux autres pays ont une politique de puissances avec des conséquences au-delà de leur environnement régional : l’Iran et la Turquie. La République islamique d’Iran fondée en 1979 sur un antagonisme viscéral vis-à-vis des Etats-Unis a une influence directe sur 4 capitales (Beyrouth, Damas, Sanaa et Bagdad) et en Méditerranée orientale, en mer Rouge et en mer Caspienne. Capable de planifier et réaliser des opérations complexes, l’Iran a une stratégie offensive sur 3 niveaux : un terrorisme d’Etat à finalité diplomatique, une guerre asymétrique pour l’influence régionale et une balistique dans le cadre de rivalités de puissance. De son côté, en Turquie, Erdogan s’est lancé dans une politique destinée à établir une sphère d’influence, à réduire la dépendance aux importations énergétiques et à affirmer son autorité sur l’islam politique. Dans ce but, il procède à un déploiement de forces terrestres en Libye, Irak et Syrie ainsi que des forces navales en Méditerranée orientale et dans les eaux territoriales de Chypre. Il renforce aussi son influence croissante dans la Corne de l’Afrique (Somalie) et en Europe grâce à sa diaspora.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart relève une multiplication des conflits depuis la fin de la Guerre froide sans victoire décisive permettant d’imposer un ordre. Il revient sur les intentions de la Chine qui veut transformer la mer de Chine en un lac chinois, remettre Taïwan dans le giron continental et sécuriser les voies d’approvisionnement (et plus tard, les nœuds critiques de la B&R). Pour le moment, la Chine procède par grignotages stratégiques destinés à limiter les risques et à créer le doute chez les alliés des Etats-Unis sur leur protection. Mais, au final, l’intention des Chinois est de créer une sphère d’influence permettant à terme la promotion d’un ordre international (mais aussi de normes et d’un droit) plus compatible avec leur avantage comparatif. De leur côté, l’intention des Américains est de concentrer leurs forces pour préparer la confrontation (pas seulement militaire) avec la Chine entraînant aussi une évolution de leurs alliances (Aukus, OTAN). Ils peuvent exploiter deux de leurs avantages que sont leur suprématie militaire et leur approche globale. Enfin, de son côté, l’UE ne peut pas se penser en puissance sauf le Royaume-Uni (mais qui est sorti de l’UE) et la France (qui n’arrive pas à provoquer un effet d’entraînement). Cependant, il y a dans l’UE une prise de conscience de la dégradation des conditions stratégiques : certains pays sont prêts à relever la garde face à la Russie et à la Turquie ainsi qu’à développer leur industrie de défense, indispensable pour rester dans la course technologique. Mais, l’intention profonde des Européens est de presque tout miser sur le droit international pour empêcher les conflits malgrè son délitement à cause du comportement des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie et de la Turquie ainsi que de la faillite d’Etats en Afrique et des attentats terroristes.

Environnement

La lutte contre le réchauffement climatique ou la baisse de la biodiversité sont en grande partie subordonnées aux rapports sino-américains. Ainsi, la prise de contrôle du « thermostat planétaire » constitue un des objectifs essentiels ouvrant la voie à une nouvelle ère géopolitique.

Thomas Gomart relève d’abord que la collapsologie traduit la peur d’un effondrement général provoqué par la combinaison de crises de différentes natures se nourrissant les unes des autres. Pour faire face à ces crises, les politiques environnementales (surtout dans leur volet énergétique) produisent des effets variables. Ainsi, la croissance démographique se traduit par une demande croissante de consommation d’énergie primaire. Mais, paradoxalement, l’utilisation de machines moins consommatrices en énergie n’entraîne pas une baisse globale de combustible vu que le nombre de machines continue d’augmenter. L’auteur met en exergue que la question du dérèglement climatique est identifiée depuis la Guerre froide. Depuis la présidence Carter, face à ce dérèglement climatique, les politiques énergétique et climatiques américaines ont évolué entre des intérêts contraires tout en rompant avec la tradition scientifique : les décideurs sont encore en plein déni face aux transformations. De son côté, le modèle chinois est profondément ambivalent : la Chine est leader dans les énergies vertes mais a un mix énergétique composé à plus de 80% de pétrole et de charbon. Les positions respectives de ces deux puissances expliquent l’inertie de l’agenda climatique. De plus, la « justice climatique » (« droit » pour chaque être humain d’émettre une quantité plus ou moins égale de gaz à effet de serre) est un vœu pieux car la vulnérabilité et la préparation ne sont pas comparables selon les pays, les modes de vie générant des différentiels croissants entre les pays mais aussi au sein des pays. Dans ce contexte, le réalisme environnemental prévaut : les Etats instrumentalisent le dossier climatique dans leur compétition pour asseoir leur légitimité vis-à-vis de leur population et des autres pays. Enfin, les atteintes à la biodiversité ont une dimension globale comme le montre la surpêche. En effet, la CNUD signée à Montego Bay en 1982 définit les zones de pêcha par les limites extérieures des ZEE mais elle prévoit aussi que les pays incapables d’exploiter leurs stocks peuvent céder leurs surplus à des pays tiers à condition de ne pas dépasser le rendement maximal durable et que l’accord bénéficie aux pays et à leur population. Or, dans certaines zones suscitant les convoitises (comme les eaux de Madagascar, les accords sont déséquilibrés, voire opaques.

Ensuite, Thomas Gomart met en exergue le lien direct entre guerres industrielles du XXème siècle et pollutions massives car il n’y a désormais plus de limite dans l’utilisation de techniques destructrices (chimie, nucléaire…). Il évoque aussi le cas des déchets plastiques qui occasionnent des ravages pour la biodiversité et dont la gestion est devenue un objet géopolitique. En effet, en 2018, la Chine interdit l’importation de déchets plastiques : la Malaisie devient alors le « hub » mondial des déchets plastiques. Ainsi, la prise en compte des conditions environnementales du partenaire est donc devenue une des stratégies de puissance.

Au XXème siècle, la géopolitique était façonnée par les enjeux liés au charbon, au fer, au pétrole, au gaz et à l’atome. Au XXIème siècle, elle s’est transformée avec la décarbonation, la décentralisation des nouveaux modes de génération d’électricité et la digitalisation. Le rythme de la transition crée alors de vives tensions géopolitique et géoéconomique car il dépend en grande partie par les choix faits par les Etats-Unis et la Chine. Ainsi, la gouvernance du climat pourrait devenir la mère des batailles car elle est désormais couplée au numérique. Dans ce cadre, la Chine promeut une conception de « civilisation écologique » et est considérée comme le pays le plus avancé en matière de « contrôle anthropocénique » (c’est-à-dire le déploiement de systèmes de surveillance destinés à gérer les écosystèmes naturels tout en imposant des normes de comportement). En parallèle, les Etats-Unis tiennent un discours de « domination énergétique » se basant sur le soutien inconditionnel aux projets d’énergie fossile, la lutte contre les énergies renouvelables et la relance du nucléaire. Il faut noter que les politiques énergétiques chinoises et américaines ont intégré 3 ruptures technologiques majeures : l’extraction de gaz et de pétrole de schistes favorisant l’indépendance énergétique américaine, le photovoltaïque dont la Chine contrôle l’ensemble des filières et les batteries à usage industriel ou pour véhicules individuels où la Chine est concurrencée par le Japon et la Corée du Sud. Les Etats-Unis et la Chine imposent donc une nouvelle forme de bipolarité aux autres acteurs. Ainsi, la transition modifie la notion de sécurité énergétique en passant « d’une compétition pour les ressources à une course à l’innovation » : les pays susceptibles de tirer profits de transition énergétique sont désormais ceux qui ont des ressources minières et ceux qui maîtrisent les technologies. Il y a aussi un enjeu autour de la neutralité carbone avec l’instauration du principe de la taxe carbone consistant à compenser les écarts entre les pays en faisant payer les producteurs en fonction de leurs émissions de CO2. Le but est alors de modifier les comportements économiques en favorisant les produits induisant le moins d’émission mais, à l’image de l’UE, il y a un risque de dégradation de la compétitivité économique face au dumping écologique des concurrents. Pour atteindre cette neutralité carbone, il existe différentes stratégies industrielles parmi lesquelles celles de la filière hydrogène et nucléaire. Ainsi, certains pays (comme la Chine et les Etats-Unis) investissent massivement dans le nucléaire, notamment dans de petits réacteurs modulaires (SMR) plus faciles à installer et produire en série.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart revient d’abord sur les intentions de la Chine. Cette dernière veut apparaître comme pleinement engagés dans la lutte contre le dérèglement climatique en diversifiant son mix énergétique (charbon, pétrole, gaz, nucléaire, ENR…). De leur côté, les Américains veulent demeurer au centre du système énergétique mondial ce qui est rendu possible par la fracturation hydraulique. Mais, ils doivent aussi revoir leur modèle si ils veulent retrouver une part de leur autorité morale. Quant à l’UE, elle veut apparaître comme la championne de la lutte contre le dérèglement climatique mais il y a en son sein de profondes divergences autour du rôle du nucléaire ainsi que sur l’instauration d’une taxe carbone.

Commerce

Le commerce mondial connaît une crise systémique qui a débuté avant la Covid-19. En effet, en déclarant la guerre commerciale à la Chine et à l’UE, Trump a mis fin à un cycle qui a commencé avec l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001. Désormais, la Chine dépasse les Etats-Unis pour l’exportation de marchandises et les Etats-Unis dépassent la Chine pour l’exportation de services. Un nouveau cycle s’est ouvert grâce aux profondes transformations du commerce par les plateformes numériques et à cause de la multiplication des décisions prises au nom de la sécurité nationale par les Etats-Unis et la Chine au détriment des règles multilatérales. De son côté, l’UE subit les effets de la rivalité sino-américaine plus qu’elle ne les exploite. Il faut noter une rupture historique majeure : la part croissante du commerce mondial est désormais entre les mains d’une thalassocratie illibérale, à savoir la Chine.

Thomas Gomart note d’abord que les formes et les modalités du commerce s’expliquent surtout par les équilibres politiques et militaires auxquels parviennent les puissances rivales. Il dépend donc de la sécurité des espaces maritimes et des équilibres entre les puissances navales.

Le commerce international est donc subordonné à la logique de puissance dans la mesure où pour les Etats-Unis il est devenu un enjeu électoral et en Chine un enjeu de développement. Ainsi, Trump a lancé l’assaut contre l’OMC, symbole du multilatéralisme, avec pour objectif la transformation immédiate de l’économie chinoise en économie de marché (et donc la fin du Parti Communiste chinois). De son côté, la Chine veut accélérer la mondialisation économique tout en multipliant les mesures pour réduire sa dépendance à l’étranger. Mais, ce discours cache des mesures protectionnistes, des ambitions militaires et des pressions sur les Etats et les entreprises. Notamment, les entreprises chinoises entrent en concurrence directe avec les entreprises européennes, nécessitant un repositionnement de l’UE face à ces groupes. Cependant, traditionnellement, l’UE est désunie en matière de lutte contre la concurrence étrangère déloyale : les pays du « Nord » sont opposés à la lutte contre le dumping (vue comme une sorte de protectionnisme) alors que les pays du « Sud » cherchent à protéger leurs industries grâce aux instruments de défense commerciale. De manière générale, le positionnement commercial de l’UE tient beaucoup à l’évolution du modèle allemand basé sur l’exportation. L’auteur revient ensuite sur le B&R ayant pour objectif de renforcer la puissance chinoise en Asie en se déployant en Afrique, Europe et Amérique latine. Le B&R a trois principales caractéristiques : la diffusion rapide du concept, son expansion géographique avec plus de 100 pays concernés et son expansion sectorielle. Les ports sont alors des maillons essentiels de la logistique globale et dans l’économie immatérielle de la communication. Dans ce cadre, les Chinois ont classé 9 de leurs ports parmi les 20 premiers mondiaux et ils prennent le contrôle de nombreux ports à l’étranger (10% des capacités de terminaux européens sont au main des Chinois). De même, la Chine a une ambition ferroviaire globale : ainsi, la ligne ferroviaire à grande vitesse entre Belgrade et Budapest a été financée par la Chine car elle permet à cette dernière de se raccorder au réseau ferroviaire européen. Thomas Gomart note aussi que la crise sanitaire a mis en évidence la dépendance des Américains et des Européens vis-à-vis de nombreux produits chinois. Se pose alors la question du « découplage » qui consiste à bannir les fournisseurs chinois dans des domaines critiques. Mais, pour l’Europe, ce « découplage » aurait des répercussions directes sur de larges pans industriels. L’UE doit donc s’adapter aux politiques chinoise et américaine qui cherchent de manière différente à réduire leur dépendance au reste du monde : les Etats-Unis utilisent l’argument de sécurité nationale pour justifier leurs mesures protectionnistes alors que la Chine parvient à accentuer sa présence sur les marchés extérieurs.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart revient d’abord sur les intentions de la Chine. Cette dernière veut imposer sa conception d’un capitalisme reposant sur la symbiose entre autoritarisme politique et idéologique et stimulation entrepreneuriale, supposant capture de l’information pour réagir et s’adapter aux aléas. De leur côté, les Etats-Unis se concentrent sur la montée en puissance de la Chine au détriment de ses alliés tout en accélérant la dynamique qui les place aux avant-postes de l’innovation technologique. Enfin, l’UE veut continuer à commercer avec la Chine tout en exigeant la réciprocité et en se défendant. Elle met en place une approche commerciale avec comme clé de voûte la contrainte écologique (mais sans trop d’attention pour la compétitivité de son appareil productif et de son niveau technologique).

Inégalités

Entre 1990 et 2015, l’extrême pauvreté a diminué (de 36% à 10% de la population mondiale) grâce à la mondialisation des échanges et à des programmes de développement plus efficaces. Mais, la tendance s’est inversée avec la crise de Covid-19. En réalité, pendant le XXème siècle, les inégalités entre les pays étaient en hausse pendant que les inégalités internes diminuaient. Mais, à partir des années 1980, le mouvement s’est inversé avec l’émergence de la Chine et de l’Inde. La réduction de la pauvreté au niveau mondial reste un des principaux arguments politiques de la globalisation mais il existe des gagnants (pauvres, classes moyennes en Asie, 1% de la population ayant plus de 50% des richesses mondiales) et des perdants (habitants en marge des échanges et classes moyennes inférieures des pays avancés).

Thomas Gomart s’intéresse ensuite à la nouvelle donne démographique faisant passer la population mondiale de 7,8 milliards en 2020 à 8,5 milliards en 2030 et, en fonction des hypothèses, de 8,9 milliards à 10,6 milliards en 2050. Il retient 3 données principales :

  • la Chine et l’Inde représentent 1/3 de la population mondiale mais ont des évolutions divergentes

  • la croissance de la population dans les 30 prochaines années provient d’un nombre limité alors que l’Europe est entrée en phase de dépopulation

  • la forte croissance de la population africaine dans les prochaines décennies.

La démographie peut être à la fois un facteur de puissance et un facteur de sous-développement économique tout en permettant de mesurer le degré d’intégration ou de désintégration d’une société. Ainsi, la prédominance des Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s’explique en partie par ses fondements démographiques. Mais, cette prédominance est aujourd’hui contestée par deux rivaux stratégiques confrontés à des défis démographiques de nature différente : la Chine (qui connait une baisse de sa population active et un vieillissement de ses habitants) et la Russie (qui voit s’améliorer sa fécondité et son espérance de vie tout en connaissant une accélération du vieillissement de sa population). Le vieillissement d’une population peut avoir des effets sur le plan militaire. Ainsi, les alliés des Etats-Unis en Europe (Allemagne) et en Asie (Japon et Corée du Sud) ont une population qui vieillit vite. Dans ces pays, on note alors une hausse des dépenses sociales et une baisse des dépenses militaires, ce qui les rend plus attachés et dépendants aux alliances protectrices. Mais, la tentation pour les Etats-Unis pourraient être grande de se tourner vers des pays d’Asie dynamiques démographiquement comme l’Indonésie, les Philippines ou l’Inde.

Les migrations sont une réponse économique aux écarts de revenus : elles ont de profondes conséquences sociales aussi bien dans les pays de départ que d’arrivée. Parmi les différentes migrations, Thomas Gomart distingue les migrants environnementaux. Ces derniers pourraient devenir de plus en plus importants en réaction à 3 types d’impacts du changement climatique : la multiplication des catastrophes naturelles, la hausse du niveau des mers et le stress hydrique.

Les inégalités peuvent aussi apparaître comme le reflet de la hiérarchisation du monde. Ainsi, la crise de 2008 a accéléré le rattrapage des économies asiatiques tout en refermant le cycle historique de « l’exception européenne ». Celle-ci est l’objet de débats historiographiques éminemment politiques mais elle souligne l’importance du commerce triangulaire dans l’émergence et la domination d’un capitalisme fondé sur les contacts intercontinentaux. C’est pourquoi la mémoire de l’esclavage est devenue un enjeu de politique internationale car elle peut servir d’explication politique aux retards de développement économique mais aussi alimenter les discussions sur les réparations. De manière générale, l’organisation et la hiérarchisation des circuits économiques concourent aux échanges de richesse et à la répartition des inégalités entre les pays mais aussi en leur sein. La mondialisation occasionne une hyperconnectivité entre les métropoles au détriment du « monde des périphéries ». Certains auteurs mettent en évidence une « prime de citoyenneté » pour ceux nés aux bons endroits et à l’inverse une « pénalité de citoyenneté » qui expliquerait en grande partie les motivations migratoires des pauvres, des qualifiés et des riches. Il faut noter aussi que ces inégalités avivent la compétition territoriale à l’échelles des Etats-nations. La lutte contre les inégalités impose de combiner au moins 3 variables : le différentiel de croissance entre les pays, les flux migratoires et la durabilité environnementale. Tout ceci implique une forte solidarité internationale.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart note que, pour l’instant, il n’est pas possible d’apprécier les conséquences de la Covid-19 sur les inégalités mais que celle-ci a déjà eu des conséquences immédiates comme la reprise en main du contrôle des frontières par les Etats ou leur capacité à bloquer durablement des flux de personnes. Dans ce cadre, la Chine a intérêt à maintenir son double positionnement de pays toujours en développement (lui permettant de séduire les autres pays en développement) et d’économie avancée (lui permettant d’accumuler la richesse et la puissance nécessaires pour définir les règles du jeu). Les intentions des Américains dépendent beaucoup des rapports de force dans un pays profondément divisé par Trump : la priorité des Etats-Unis est alors de maintenir leur cohésion interne. Quant à l’UE, elle doit réussir à concilier un système de redistribution sociale sans équivalent avec le vieillissement démographique. Sur la politique migratoire européenne, les intentions sont difficiles à percer à cause des forts antagonismes politiques entre les pays de l’UE et en leur sein.

Numériser

On assiste à un glissement d’une économie internationale reposant sur le contrôle du pétrole à une économie impliquant celui des données numériques avec les services offerts par les grandes plateformes numériques présentes dans tous les secteurs de économiques et la régulation de nos vies par les CGU. L’activité numérique dépend surtout de données (informations stockées à un endroit) qu’il faut savoir générer, organiser et exploiter. Elles deviennent un enjeu de souveraineté et de sécurité pour les Etats tout en étant indispensables à la création de valeurs pour les entreprises. Pour les utilisateurs, elles offrent de nouveaux services au péril de leur vie privée.

Les données sont donc les nouvelles matières premières de l’activité économique. L’UE a perdu la guerre des données individuelles car, plus fragmentée, elle n’a pas pu bénéficier du même effet d’échelle que les Etats-Unis et la Chine, ni su développer par elle-même des services aussi performants que ceux des GAFAM. La réaction de l’UE a été l’instauration du RGPD qui est une réponse réglementaire et juridique mais qui ne résout pas le problème industriel de manque d’hébergements « cloud ». Les modes production et de consommation sont transformés par les progrès du « edge computing » (capacité à intervenir au plus près de la création de données) et le déploiement de la 5G. Mais, avec la 5G, il est plus dur de séparer le coeur de la périphérie des systèmes informatiques ce qui oblige d’accorder une plus grande confiance au fournisseur d’accès et, surtout, au groupe chinois Huawei, leader dans le déploiement de la 5G. De plus, l’IA apparaît comme un nouvel outil de puissance conférant un avantage décisif à celui qui ne la maitriserait pas car elle offre une capacité d’analyse démultipliée. L’IA a des répercussions immédiates dans 4 domaines clés de la compétition de puissance : elle amplifie la « course aux talents » à l’échelle globale, elle accélère la robotisation et l’automatisation des économies industrielles, elle modifie le salariat (surtout dans le tertiaire) et elle nécessite des semi-conducteurs dont la production est dominée par les Etats-Unis.

Les plateformes numériques et les Etats ne peuvent fonctionner les uns sans les autres. C’est particulièrement visible en Chine où l’IA doit permettre à la fois de nourrir la croissance économique et de consolider la sécurité nationale : elle exporte son offre de « smart city » de pair avec le développement de la 5G. Désormais, le sens des transferts technologiques s’est inversé : la Chine propose aux entreprises occidentales de leur procurer les moyens indispensables à leur renaissance industrielle. Thomas Gomart s’intéresse alors à l’internet chinois qui fonctionne de manière autonome en étant protégé de l’extérieur par un pare-feu : cela permet la censure de toute critique contre les autorités, d’anticiper les revendications sociales et de garantir la compétitivité des entreprises chinoises. Il note aussi l’émergence de géants numériques chinois comme Alibaba, Tencent ou Baidu. Cette émergence a été favorisée par 3 facteurs clés : le basculement complet du pays au début des années 2000 dans la téléphonie mobile puis dans le paiement numérique au début des années 2010 ainsi que la collusion entre autorités publiques et acteurs numériques pour mettre en données toutes les catégories de la population chinoise. La cybersécurité est aussi devenue un marché crucial où rivalisent des groupes ayant des liens étroits et complexes avec les autorités publiques. En effet, la ligne de démarcation est devenue de plus en plus floue entre les données collectées par les acteurs publics et celles par les acteurs privés : les menaces cyber ont donc un caractère systémique. Il faut bien distinguer les accidents inhérents aux systèmes et les agressions rendues possibles par ces systèmes. Les contenus et les contenants sont la cible de plus en plus d’attaques qui poursuivent 4 grands objectifs : l’espionnage, le trafic, la désinformation et le sabotage. La maîtrise de la cybersécurité est désormais au coeur de la confrontation de puissance. Certes les Etats-Unis et la Chine surclassent les autres dans ce domaine, mais d’autres pays tirent leur épingle du jeu comme la Russie, le Royaume-Uni, la France, le Canada ou l’Allemagne sans oublier Israël (où la cybersécurité constitue l’axe-clé de son développement économique et de sa posture stratégique).

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart note que le cyberespace est devenu le principal terrain d’affrontements entre les principes de souveraineté et les valeurs universelles ainsi qu’entre les régimes démocratiques et les régimes autoritaires. Mais, la Chine n’est pas le seul pays à fournir des technologies numériques répressives : il y a donc bien un risque de mise en place d’un capitalisme de surveillance. Concernant la Chine, le Parti Communiste veut faire de la technologie un outil de domination économique, politique et culturel en accentuant son contrôle sur les géants de la technologie chinois ainsi qu’en plaçant le déploiement de la 5G et de l’IA au coeur de sa stratégie. De leur côté, les Américains font face à un grand sujet politique autour du degré d’emprise des plateformes sur la vie économique et politique du pays. Quant à l’UE, elle doit réviser sa doctrine en matière de données en cherchant moins à protéger leur confidentialité que leurs corrélations. Elle doit aussi réaliser les investissements nécessaires pour tenter de rester dans la course (notamment avec la 5G et l’IA).

Innover

Thomas Gomart relève tout d’abord que la supériorité technologique n’est pas forcément synonyme de supériorité militaire mais que le niveau de dépenses militaires reflète le degré de constance stratégique et d’ambitions technologiques. Ainsi, les Etats-Unis conservent leur suprématie militaire grâce à leur stratégie de moyens les autorisant à avoir des forces supérieures à toute autre coalition. Par contre, l’Europe depuis les années 1970 s’est engagée dans la démilitarisation tenant pour acquise la garantie de sécurité apportée par les Etats-Unis. De plus, pour les Etats, l’innovation technologique peut modifier les hiérarchie des puissances. Elle est souvent initiée ou développée par des besoins militaires (comme le nucléaire ou internet) mais l’IA inverse les circuits d’innovation traditionnels. Encore une fois, les Européens ont des capacités plus limitées que les Chinois et les Américains : ils ne peuvent donc pas se tromper sur les secteurs où les investissements peuvent faire la différence. Ainsi, la mise en œuvre de des armes hypersoniques par la Chine, la Russie, les Etats-Unis et l’Inde risque d’accentuer les déséquilibres avec les Européens. En effet, ces armes sont une rupture sur le plan militaire car leur vitesse et leur capacité manœuvrante rendent leur interception plus délicate et elles peuvent porter des charges nucléaires et/ou conventionnelles : elle peuvent donc s’inscrire dans le cadre de la dissuasion nucléaire comme elles peuvent interdire de vastes étendues maritimes. L’auteur constate aussi que, contrairement à la plupart des pays européens, les attaques terroristes de 2015 ont été un choc psychologique en France qui est à l’origine du discours de remontée en puissance. Ainsi, la loi de programmation militaire (2019-2025) a marqué une profonde rupture car, pour la première fois depuis longtemps, il est prévu d’augmenter significativement le budget des armées.

Thomas Gomart note aussi que la technologie est au coeur de la bataille de modèles entre les Etats-Unis et la Chine. En effet, dans ces pays, les plateformes numériques et les entreprises technologiques sont en passe de devenir la colonne vertébrale des outils de défense et de sécurité alors que la plupart de ces technologies ont été développées par le secteur privé. De plus, 40 ans après la chute de l’URSS, des puissances comme la Chine, l’Inde, le Japon, Israël ou l’Europe développent des politiques spatiales ambitieuses. En parallèle, des acteurs privés (comme SpaceX d’Elon Musk) annoncent le passage de l’exploration à l’exploitation spatiale. Cependant, l’émergence de ces acteurs privés est impossible sans un fort soutien public. Ainsi, depuis 2018, les Etats-Unis investissent massivement faisant de leur politique spatiale la clé de voûte de leur suprématie militaire. Cette ambition passe par la promotion du « New Space » présenté comme une nouvelle frontière pour l’humanité. Ces évolutions obligent les Européens à repenser leur politique spatiale en profondeur en s’appuyant sur la capacité d’adaptation industrielle d’Ariane Group, notamment sur la filière lanceurs. Ces évolutions font planer aussi des inquiétudes autour du développement des capacités antisatellites par missile et de la remise en cause du principe de non-appropriation de l’espace exo-atmosphérique par certains Etats ou acteurs privés considérant qu’il ne s’applique pas aux minerais susceptibles d’être extraits des corps célestes.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart revient d’abord sur les intentions de la Chine. Cette dernière veut prendre l’ascendant grâce aux usages de l’IA et viser l’autosuffisance technologique en continuant à pratiquer l’espionnage industriel intensif, en voulant imposer ses standards et ses normes technologiques ainsi qu’en renforçant ses entreprises technologiques. De leur côté, les Etats-Unis veulent contrecarrer l’avance de la Chine dans la 5G tout en s’appuyant sur un écosystème unique en raison des interactions entre acteurs privés et publics. Ils veulent aussi accentuer leur suprématie dans le domaine spatial. Quant à l’UE, elle n’a pas réussi à rivaliser avec les deux autres puissances à cause d’un problème de passage de l’innovation à la commercialisation à l’échelle globale ainsi que d’une distinction entre civil et militaire peu pertinente dans le monde numérique.

Dissimuler

Le renseignement et la criminalité sont indispensables à l’analyse géopolitique car l’art de la dissimulation est consubstantielle à l’exercice de la puissance. Le renseignement doit permettre de détecter les intentions et les capacités de l’ennemi pour éviter qu’il obtienne un avantage décisif : il contribue donc à la définition des menaces stratégiques et à la manière de les parer. Après l’éclatement de l’URSS, les services de renseignement américains se sont concentrés sur la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et sur l’Iran mais ils n’ont pas la mesure de l’émergence du fondamentalisme islamique sunnite. Comme le montre leur faillite du 11 septembre, la lutte contre le terrorisme est avant tout une guerre du renseignement.

Dans les sociétés ouvertes, les groupes criminels avant de détourner les logiques économiques et démocratiques à leur profit. Intermédiation et protection forment les « métiers de base » des mafieux instituant un système de surveillance et une culture de l’illégalité. Ainsi, la mafia dispose de capacités de contrôle d’un territoire, souvent avec l’assentiment des populations locales car elle est pourvoyeuse d’emplois, contrôle la petite délinquance, s’approprie les marchés publics et oriente les votes. La mainmise des mafias s’explique aussi par la pluralité de leurs activités à la fois légales et illégales. Ces dernières se concentrent dans 5 marchés prohibés : la contrefaçon, le trafic d’êtres humains et les migrations clandestine, la criminalité environnementale, les trafics d’œuvre d’art et les trafics d’armes. Les trafics de stupéfiants occupent une place à part en raison des profits considérables qu’ils génèrent. Tous ces trafics ont un impact géopolitique. De son côté, le blanchiment constitue une opération complexe nécessitant l’intervention de spécialistes capables de tirer parti des failles juridiques mais il requière aussi la corruption des milieux politiques. Il faut distinguer la corruption bureaucratique (pots de vin versés à des représentants de la puissance publique contre des faveurs) et la « grande corruption » (versements par des décideurs économiques ou des criminels au plus haut niveau des appareils d’Etat pour obtenir une position préférentielle dans un secteur d’activité ou une clémence judiciaire). Il faut ajouter un 3ème type de corruption, à savoir la corruption stratégique qui consiste en l’usage délibéré de moyens illégaux d’un Etat vis-à-vis d’un autre Etat. Elle constitue un enjeu majeur de la pratique occidentale des affaires car elle altère la séparation des pouvoirs, fondement des régimes démocratiques et des sociétés ouvertes.

Le renseignement économique est aussi ancien que celui politique ou militaire. Mais, le rôle des services de renseignement étatiques dans la guerre commerciale est beaucoup plus grand aux Etats-Unis et en Chine qu’en Europe. Thomas Gomart note alors que la diffusion des TIC amène des phénomènes contradictoires. En effet, ils instaurent un régime de transparence exposant les gouvernants au décalage entre leurs discours et leurs actions mais ils renforcent aussi l’influence des services de renseignement tout en accentuant la porosité avec un petit nombre d’acteurs privés (à qui ces services sous-traitent des missions). Ils transforment aussi les réseaux sociaux en champs d’opération d’influence ou de désinformation. De ce point de vue, la Chine a une position singulière car elle intensifié sa présence sur les réseaux globaux tout en entretenant l’opacité sur son système de gouvernement.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart revient d’abord sur les intentions de la Chine. Cette dernière veut combiner différentes tactiques de guerre pour créer une nouvelle tactique en recourant à l’informatique (d’où un investissement massif dans le complexe militaro-numérique). De leur côté, les Etats-Unis continuent à développer leur système de surveillance globale et à s’appuyer sur le « Five Eyes » (alliance des services de renseignement des Etats-Unis, d’Australie, du Canada, de Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni). Quant à l’UE, des échanges et des opérations conjointes sont envisageables pour percer davantage le fonctionnement du système chinois. Elle devrait aussi continuer ses efforts sur le contre-terrorisme et investir plus sur le renseignement économique.

Contrôler

La crise de 2008 a mis en lumière la forte charge géopolitique des activités financières en raison des liens entre les banques et les territoires. Le dollar fonde le système bancaire américain et est au coeur de l’hégémonie américaine : il irrigue les marchés financiers à travers de nombreux canaux créant des interdépendances qui peuvent aussi être transformées en levier de coercition si besoin. Les Etats-Unis possèdent donc un pouvoir de structuration, les autres acteurs internationaux dépendant plus de ceux-ci que l’inverse. Dans ce contexte, la fin du système de Bretton Woods peut être lue comme la fin de l’hégémonie américaine mais pas la fin de leur domination à travers les institutions internationales. En effet, leur contrôle a longtemps permis aux Américains d’imposer leur préférence en fonction de leurs intérêts sans résistance institutionnelle mais l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 a ouvert un nouveau cycle. De plus, Thomas Gomart relève que la crise de 2008 constitue un tournant car elle est le résultat des risques accumulés dans le secteur financier des économies avancées. Mais, il rappelle aussi que, dans le cadre de cette crise, les Etats-Unis ont montré qu’ils étaient le seul pays capable d’imposer sa solution aux autres. Il évoque aussi la montée en puissance des fonds souverains et des gestionnaires d’actifs qui contribuent directement à la puissance financière américaine en gérant l’épargne de plusieurs dizaines de millions de ménages. De plus, l’auteur met en exergue le rôle moteur des FTN dans l’organisation des appareils productifs, des échanges commerciaux et des flux financiers. En effet, ces FTN s’enchâssent dans des archipels de pôles de production hyperconnectés entre eux pour maîtriser le « sourcing » (achat de tous les intrants nécessaires à la production au niveau mondial). Parmi les FTN, environ 400 sont de très grandes entreprises possédant une puissance de transformation unique : elles peuvent changer les règles du jeu concurrentiel et influer sur les comportements sociaux. Parmi ces dernières, on note une domination américaine et du secteur technologique. Enfin, Thomas Gomart évoque le débat sur les chaînes de valeur globale (CVG) et la relocalisation des productions. En effet, après la Covid-19, on peut penser possible un renforcement de la prise en compte par les autorités politiques des intérêts géopolitiques (durabilité environnementale, sécurité nationale) dans le fonctionnement des CVG même si les FTN voudront continuer à réduire leurs coûts.

Thomas Gomart fait ensuite un point sur les moyens de contrôle. Il revient d’abord sur l’arme du dollar, monnaie de référence conférant un avantage décisif aux entreprises et banques américaines. Il évoque ensuite l’arme fiscale qui, dans une économie globalisée, est devenue un élément central d’attractivité des territoires. Ainsi, optimisation et fraude se retrouvent dans des « paradis fiscaux » qui participent au contrôle du système financier mondial : les Etats luttent alors entre eux pour contrôler la finance « offshore ». Les paradis fiscaux disposent de 3 leviers principaux pour attirer les capitaux étrangers : la domiciliation fiscale, la fiscalité à taux réduit et le secret bancaire. L’auteur note que les paradis fiscaux sont des produits de l’histoire et de la géographie : il y a une déconnexion entre ces centres et les lieux de production réelle grâce au mécanisme fondamental du prix du transfert (les filiales d’une même entreprise multinationale doivent être traitées comme des entités autonomes). Mais, pour contrecarrer l’optimisation et le dumping fiscal, les Etats du G20 sont parvenus à un accord de principe sur un impôt minimum mondial de 15% sur les bénéfices. Il termine en présentant l’arme juridique. A partir des années 2000, les Etats-Unis ont renforcé leur arsenal juridique pour conduire une vraie politique juridique extérieure au nom de la lutte contre le terrorisme et la corruption faisant de nombreuses lois ayant une portée extraterritoriale (comme le Patriot Act ou le Cloud Act). En réalité, ces procédures instrumentalisent le droit dans la guerre économique livrée par les Etats-Unis. En effet, la plupart des entreprise poursuivies font le choix de coopérer avec la justice américaine pour éviter les délais de procédure, les effets de réputation et l’interdiction d’accès au territoire américain : cela permet d’avoir accès à des informations confidentielles et de faciliter les opérations de rachats ou de prise de contrôle de concurrents d’entreprises américaines.

Pour conclure sur cette partie, Thomas Gomart revient d’abord sur les intentions de la Chine. Cette dernière veut développer sa puissance financière en imposant davantage sa monnaie (tout en développant une monnaie digitale nationale) et en construisant un système financier alternatif. De leur côté les Américains veulent maîtriser la transition de la 4G à la 5G en exerçant des pressions sur leurs alliés tout en continuant à renforcer le système dollar et à innover en matière financière, quitte à prendre des décisions unilatérales. Quant à l’UE, elle doit réformer son secteur bancaire et son soutien à ses multinationales, utiliser l’arme fiscale contre les plateformes numériques notamment et renouveler sa conception et sa pratique des sanctions économiques pour réagir à celles américaines et chinoises.

Epilogue : la France en quête d’une grande stratégie

Depuis la chute de l’URSS, l’Europe occidentale se pense à l’abri de la guerre : la construction européenne étant assimilée à un projet pacifique, on note une démilitarisation des pays européens comptant sur l’OTAN pour leur protection. Mais, la France conserve en Europe une forme de singularité.

Les débats stratégiques partent des appareils de défense pour analyser les menaces. Or, ces appareils de défense ont été façonnés en vue d’une « grande guerre » mais ils sont utilisés depuis 30 ans dans des « petites guerres » face à des combattants « irréguliers » utilisant la ruse pour contourner la force. Comme les autres pays européens, la France compte sur la diplomatie et le droit international pour canaliser la violence entre Etats et prévenir les conflits. De plus, la classe politique et l’opinion publique tiennent pour acquis que des pertes humaines très faibles peuvent assurer la sécurité extérieure de la France. Le débat sur la sécurité nationale ne doit pas se focaliser seulement sur la double question du djihadisme et de l’islamisme qui est devenue la porte d’entrée vers des sujets complexes comme le séparatisme, la laïcité, l’immigration ou le respect des musulmans dans la société. Thomas Gomart exhorte à ne pas surenchérir politiquement et administrativement mais à poursuivre la lutte avec des moyens de police, de justice et de renseignements adaptés en faisant preuve d' »endurance stratégique ». Pour lui, le débat sur la sécurité nationale doit concilier 4 paramètres : la lutte contre le terrorisme, le regain de compétition des puissances, la course technologique et les contraintes budgétaires aggravées par la crise sanitaire. Dans un contexte de durcissement des menaces, il juge prioritaire les budgets des ministères de l’Armée, de l’Intérieur, de la justice, de l’Europe et des Affaires étrangères. Il estime aussi que la focalisation excessive sur nos problèmes nationaux nous empêche de voir les tenants et les aboutissants des intentions stratégiques des autres.

Le cycle stratégique dans lequel la France est inscrite commence en 1962 avec la fin de la guerre d’Algérie mais aussi avec l’élection du Président au suffrage universel allant de pair avec l’acquisition de l’arme nucléaire (permettant à la France d’avoir une place singulière dans l’OTAN). Mais, ce cycle est en train de se refermer : en dépit des discours sur l’autonomie stratégique européenne, la France pourrait se retrouver seule ou avec un petit nombre de partenaires, pour gérer des crises de nature différente. Trois options se présentent alors à la France en matière stratégique : concevoir une stratégie de présence et souveraineté dans le monde à partir de différents points d’appui et de son domaine maritime ou privilégier la sécurité européenne ou ramener se stratégie internationale à sa seule lutte contre le djihadisme.

Désormais, la question principale pour la France est l’évolution de l’UE. Là encore, il y a trois options possibles. La première serait l’avènement d’une Europe puissante en raison des contraintes extérieures. La seconde consisterait à un « statu quo » avec une UE centrée sur l’Allemagne qui chercherait une forme d’équidistance entre les Etats-Unis et la Chine. Enfin, la dernière demanderait de discuter l’argument de l’échelle continentale basé sur l’idée d’un système multipolaire équilibré.

Thomas Gomart note aussi que la crise sanitaire a accentué le différentiel entre les économies française et allemande. La très forte tertiarisation de l’économie française conditionne son positionnement international : il faut alors penser la technologie en matière de souveraineté nationale et européenne. L’accélération du décrochage économique de la France altère aussi sa capacité d’entraînement.

L’auteur met en avant que la technologie et l’environnement ne peuvent se penser l’un sans l’autre. La question environnementale est au coeur des efforts de la gouvernance mondiale mais les réponses s’élaborent dans le cadre national. Ainsi, pour la France, le Grenelle de l’environnement (2007) ou la Convention citoyenne pour le climat (2020) sont des étapes politiques importantes. De plus, avec l’Accord de Paris, la diplomatie française s’est crédibilisée pour aborder les enjeux liés au bien commun. Mais, dans le domaine technologique, la coalition diplomatique est beaucoup plus clivée en raison des intérêts de puissance qui le sous-tendent. Or, ce domaine devrait devenir prioritaire pour la diplomatie française car il serait l’occasion pour la France de jouer dans la durée le rôle d’une puissance d’équilibre.

Thomas Gomart conclue cet ouvrage sur la question de la grande stratégie française, notion absente du débat public. Or, celle-ci permettrait à la France de construire un rapport au monde moins réactif et plus prospectif et de l’inscrire dans d’autres temporalités que l’immédiateté régissant la vie publique.

Mon avis

Avec cet ouvrage dense et passionnant, Thomas Gomart dresse un paysage des relations internationales qui sont aujourd’hui façonnées par les tensions sino-américaines. Pour ce faire, il s’appuie sur des exemples récents et aussi historiques afin d’éclairer de façon pédagogique les tenants et les aboutissants des guerres « visibles » et « invisibles ». Certes, au vu de l’actualité en Ukraine, on pourrait regretter le peu de place accordé à la Russie dans ce livre. Mais, l’auteur offre malgré tout une grille de lecture de la géopolitique mondiale qui ne soit pas seulement vue par le prisme militaire et/ou économique : il introduit aussi des données environnementales, sociales ou technologiques.

De ce point de vue, cet ouvrage répond en grande partie aux programmes d’HGGSP aussi bien en 1ère (les puissances, l’information) qu’en Terminale (les guerres, l’espace …). Les enseignants de spécialité y trouveront donc largement matière à actualiser leurs connaissances : ils pourront même proposer certains extraits à leurs élèves pour les pousser à aller plus loin dans leurs analyses des relations internationales.