Le mercredi 17 octobre 1685 est un jour parfaitement ordinaire dans le royaume de France. Louis XIV, qui réside à Fontainebleau, chasse la matin, assiste le soir à une comédie, et, dans l’intervalle , signe l’édit révoquant l’édit de Nantes, régissant depuis 1598 les rapports entre catholiques et protestants. Le souverain tient le Conseil d’Etat traditionnel du mercredi et signe en fin de journée le texte célèbre, trop tard, sans doute, pour le faire sceller, ce qui est fait le lendemain. Cela explique l’incertitude sur la date officielle retenue ensuite, le 17 ou le 18 octobre. Rien de surprenant, donc, dans cette quotidienneté : l’acte n’est, en aucune façon, une surprise. Si le chroniqueur n’en dit rien à cette date, il signale la publication d’une ordonnance obligeant les gens de la RPR installés dans les trois jours et ajoute : «l’on ne doute point que l’édit de Nantes ne soit révoqué au premier jour», c’est-à-dire le 18 octobre.

Très vite apparurent les conséquences désastreuses, tant intérieures qu’internationales, de cette volonté royale d’éradiquer la religion réformée.

Philippe Joutard prend ici, à travers cette volumineuse étude, le parti du temps long : l’importance de l’étit de Fontainebleau tient autant dans les violences de sa première application que dans sa longévité active. En fait, la signature n’est qu’une simple formalité. Tout a été soigneusement préparé en amont pour une application rapide. La décision définitive a été prise neuf jours avant, au Conseil du roi du 8 octobre 1685. Une fois la décision prise, c’est le chancelier Le Tellier, très malade, et retiré à Chaville, qui prend en charge la rédaction de l’Edit. Dans les documents personnels des proches du Roi, comme les Mémoires de l’intendant du Poitou, Nicolas Foucault, on perçoit une précipitation d’exécution de l’ordre du souverain. Même précipitation pour l’enregistrement devant les parlements qui cependant sont, en octobre, traditionnellement en vacance et ne peuvent donc recevoir l’édit. Les chambres de vacations qui assurent l’intérim ne peuvent pas, non plus, enregistrer les édits. Le roi décide de passer outre. C’est Louvois, qui est missionné pour mettre l’Edit à enregistrer, chose faite sans difficulté le lundi 22 octobre par le parlement de Paris et la plupart des parlements provinciaux. Il n’y a plus que des nouveaux convertis (N.C), à l’exception de l’Alsace qui, intégrée récemment au royaume, échappe à l’édit de Fontainebleau. La veille, Louis XIV a ôté au marquis de Ruvigny, député général des protestants, cette fonction, en lui interdisant «de ne plus jamais lui par des affaires des gens de la religion», comme si le sujet lui était désormais insupportable. La coexistence originale de deux religions sous un même prince établie en avril 1598 par Henri IV avait vécu.

Les conséquences de la révocation furent rapidement désastreuses. Historiens et contemporains s’interrogèrent sur les circonstances de la décision comme sur les responsabilités dans la prise de décision. Une première réponse, celle officielle du roi, se lit dans l’Édit lui-même, court et précis avec un préambule de douze articles. Le préambule donne la justification de la décision prise autour de trois arguments :

1. Louis XIV n’a fait qu’accomplir le souhait de son père et de son grand-père, «réunir à l’église ceux qui s’en étaient si facilement séparés».
2. Les circonstances les en ont empêchés : la mort précipitée d’Henri IV, les guerres pour Louis XIII. La paix retrouvée lui permet enfin de réaliser le «Grand dessein».
Enfin, troisième argument, l’édit de Nantes est devenu inutile puisque la plus grande partie des «prétendus réformés» se sont déjà convertis. Comme le précise Philippe Joutard, le premier argument renvoie au moyen terme du régime de l’édit de Nantes et conduit à revenir aux origines même du compromis élaboré par Henri IV. Les deux autres, au court terme du règne de Louis XIV dans les années 1680.

Cependant, la suite du texte de l’édit de Fontainebleau pose d’autres questions. Neuf des douze articles sont sans surprise. Dès le premier article, après avoir supprimé non seulement l’édit de Nantes, mais encore toutes les mesures en faveur des protestants, le texte ordonne la destruction immédiate des temples ; dans les deux suivants, les cultes sous quelque forme que ce soit, sont interdis. Viennent ensuite trois articles sur la disparition de l’encadrement pastoral, soit par conversion, soit par exil. La première solution est largement souhaitée si l’on en juge par les avantages réservés aux pasteurs qui se convertissent : on peut mesurer l’importance de cette décision par la lettre d’accompagnement de Louvois qui aggrave encore les conditions d’exil des pasteurs qui ne peuvent pas conserver avec eux leurs enfants de plus de sept ans ; la correspondance avec les intendants traite souvent de ce sujet. Pour un culte catholique, supprimer le clergé d’une religion, c’est faire disparaître celle-ci ; la présence des pasteurs en France ferait revenir certains nouveaux convertis vers leur ancienne croyance. Pour éviter ce danger, il est aussi précisé à l’avant-dernier article que les peines contre les relaps, autrement dit ceux qui sont retombés dans leurs erreurs, «seront exécutés selon forme et rigueur,» c’est-à-dire par amende honorable et confiscation des biens. Enfin, pour préparer l’avenir, le sort des nouvelles générations est précisé : obligations de baptême et d’éducation catholique avec suppression de toute forme d’école protestante. Jusqu-là, l’édit de Révocation reste un texte classique, rétablissant en France le principe international encore en vigueur : tel prince, telle religion. Les défenseurs de l’édit de Fontainebleau l’ont souvent fait remarquer, même sir les Provinces-Unies préfigurent un autre modèle de coexistence religieuse. Pour la plupart des penseurs politiques, l’unité religieuse conforte la cohésion d’un Etat ; la division religieuse est source de faiblesse.

Là où le texte innove, c’est dans l’interdiction pour les simples fidèles d’émigrer sous peine de galère pour les hommes, de prison pour les femmes et de confiscation de tous les biens. Cette interdiction du droit à l’émigration est au moins aussi grave que la décision de la Révocation elle-même. Depuis la paix d’Augsbourg (1555) confirmée par le traité de Westphalie (1648), il existait un aménagement au droit du prince d’imposer sa religion à ses sujets, la possibilité de s’exiler pour les fidèles qui privilégiaient leur foi à leur appartenance territoriale. Ce droit était déjà une première reconnaissance très imparfaite, mais réelle, de la liberté de conscience : même l’édit de 1585, imposé à Henri III par les ligueurs catholiques les plus extrêmes, prévoyait cette porte de sortie. En refusant ce droit à l’émigration, Louis XIV se situe en rupture avec la tradition des paix de religion et plus gravement, avec le droit de la nature et des gens, autrement dit, l’une des base du droit international du temps et contre-partie du droit des princes d’imposer leur religion. Pour compenser cette grave rupture, le dernier article garantissait un minimum de liberté de conscience, en contradiction complète avec le reste du texte ; ceux qui seraient encore de la religion prétendue réformée (RPR) pourraient rester dans le royaume «sans pouvoir être troublés ni empêchés sou prétexte de la dite RPR», à la condition de ne point faire d’exercice, ni de s’assembler sous prétexte de prières ou de culte, c’est-à-dire en pratiquant une dévotion privée !

Comme le fait remarquer l’auteur, «a-t-on prêté assez attention à la longue durée de l’événement» ? L’édit de Fontainebleau n’a jamais été révoqué, même par l’édit de 1787. il est même renouvelé, renforcé et aggravé par la Déclaration royale de 1724 à la majorité de Louis XV. Certes, la législation anti-protestante n’est pas souvent appliquée, mais elle est présente comme une menace permanente qui peut s’exercer à tout moment. en 1752, la campagne de rebaptisation en Languedoc conduit à l’émigration d’un millier de protestants et entraîne une agitation violente qui fait craindre une nouvelle guerre des Camisards par exemple. Le pasteur Rochette est exécuté à Toulouse avec les frères Grenier en 1762. Les dernières prisonnières de la Tour de Constance sont seulement libérées en 1768 et les deux derniers galériens en 1775 ! L’édit de 1787, abusivement appelé édit de tolérance accorde un état-civil aux protestants en dehors de l’Église catholique, sans pour autant leur donner officiellement la liberté de conscience, encore mois la liberté de célébrer leur culte publiquement. Philippe Joutard précise que la Révolution elle-même porte encore les stigmates de l’édit de Fontainebleau, dans la discussion sur la Déclaration des droits de l’homme ou de la Constitution civile du clergé qui ignore les autres groupes religieux, protestant ou juif.

Pour l’auteur, l’importance de l’édit de Fontainebleau tient ainsi autant dans sa longévité active que sans sa première application. Cette permanence crée une véritable «culture de la Révocation» qui entraîne une culture de l’intolérance et marque durablement l’histoire de notre pays. Telle est la thèse présentée dans cet ouvrage novateur. A la différence des précédentes publications sur ce sujet, Philippe Joutard ne s’arrête pas aux lendemains immédiats de l’événement mais s’étend jusqu’à à la Révolution. L’organisation de l’ouvrage en deux volets, chacun s’efforçant de répondre à une interrogation précise, traduit cette perspective. Le premier reprend la question classique posée dès l’origine de la prévisibilité de l’événement : l’édit de Fontainebleau est-il contenu dans l’édit de Nantes ? Derrière cette interrogation, il faut se demander si le régime de l’Edit est une simple parenthèse, son histoire se résumant à une dégradation continue des positions protestants, ou s’il a joué un rôle dans les rapports entre catholiques et protestants. Le second abord un problème plus délicat à résoudre, la longue durée d’une politique qui a fait la preuve de sa nocivité, l’incapacité de révoquer la Révocation en plein siècle des Lumières, sanve des dirigeants souvent indifférents en matière religieuse. Enfin, un épilogue traite des résonances de l’événement dont al mémoire encore vivante au XIXè siècle alimente le combat républicain pour la laïcité.

Un livre éblouissant dont Philippe Joutard décortique la complexe mécanique de cette incapacité à révoquer la Révocation.

Bertrand LAMON