Johann Chapoutot souligne dès l’introduction la dimension insensée du système concentrationnaire nazi et annonce qu’il ne prétend pas, par ce livre, lui redonner définitivement du sens. Son ouvrage se présente comme l’aboutissement d’une longue réflexion et de multiples travaux cherchant à comprendre, précisément, pourquoi « Ici il n’y a pas de pourquoi ». On touche là à la fatalité de l’incompréhensible. La quête du « pourquoi » demeure et l’appréhension de son inutilité nous saisit comme une errance abyssale. Si, aux yeux des victimes, à travers l’Europe, il n’y a pas de pourquoi et que seul demeure le « comment », c’est donc à travers le regard des bourreaux qu’il faut chercher ce « pourquoi », ce qui revient à sonder leur âme. Entreprise vertigineuse que cette démarche qui est celle qui interroge Primo Levi à propos de son supérieur à Monowitz, le Dr Panwitz : « Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur de cet homme ». En écrivant tout simplement « cet homme » Primo Levi, au regard de la conception nazie ici incarnée par le Dr Panwitz qui, lui, le regarde, ou plutôt le considère, comme un objet, opère un renversement total, commet une transgression car « si c’est un homme » alors comment comprendre ? Et Primo Levi d’insister, avouant même souhaiter le revoir pour percevoir sa part d’ « humanité ».

Johann Chapoutot nous propose de suivre ce chemin afin que nous puissions percevoir que ce que l’on nomme, trop facilement, « la folie du IIIe Reich » est aux yeux des nazis une nécessité historique. Affirmation affolante car elle-même incompréhensible ? Certes si l’on évacue la dimension utopique du nazisme pour se contenter des éternelles formules sans chair véritable : « folie », « barbarie », « démence meurtrière »… Le questionnement dès lors serait vain et l’on se contenterait d’étudier le « comment » sans essayer de saisir le « pourquoi » ou alors en fournissant, comme ce fut longtemps le cas dans l’historiographie du nazisme, des explications parfois peu satisfaisantes. Or l’auteur fait partie de cette lignée d’historiens qui ne se satisfont plus de ces maigres réponses. Aussi convoque t-il pour son étude l’Antiquité, le droit, la philosophie (Kant en particulier dont l’ « impératif catégorique » est utilisé par Eichmann lors de son procès !), l’anthropologie. Cela lui permet d’analyser et de mettre en lumière l’entreprise intellectuelle d’envergure des années 1920 qui renouvelle tous les domaines (droit, sciences humaines, économie, philosophie, biologie…). Ce renouveau permet un véritable travail idéologique qui, récupéré et approfondi par les intellectuels nazis, est intégré à l’Etat en 1933 et constitue le socle de la révolution culturelle. Le ton est donné : le nazisme et ces crimes relèvent de la folie ? De toute évidence, mais d’une folie normée, pensée, construite, argumentée et qui s’offre comme un univers mental spécifique, une véritable révolution. Si l’on daigne faire l’effort intellectuel d’accorder au nazisme cette dimension alors on perçoit mieux pourquoi cette « folie » fut, aux yeux des acteurs, légitime, juste et, surtout, nécessaire.
La Weltanschauung nazie est un monde de profonde anxiété, d’angoisses sans cesse alimentées, de visions apocalyptiques qui se focalisent en un point : l’extinction de la race germanique. La conception de l’Histoire développée par les nazis se nourrit d’une vision racialiste qui traverse les siècles, de la Grèce antique, ou plus précisément archaïque, annexée et instrumentalisée, à Auschwitz en passant par les Lois de Nuremberg. Les cercles dirigeants nazis sont tout à fait conscients que leurs actes vont à l’encontre de siècles de préceptes chrétiens, humanistes, libéraux. Précisément, là est bien le cœur de la révolution culturelle nazie : faire voler en éclats les barrières morales, religieuses, philosophiques, éthiques qui ne sont à leurs yeux que sentimentalisme destructeur. Il convient donc de déchirer ce voile séculaire de fausse morale et d’éduquer la population afin qu’elle retrouve sa vraie nature, qu’elle puisse croire que l’on peut, et doit, détruire, qu’elle consente. Cette révolution ne doit pas s’entendre au sens français de 1789, auquel l’auteur consacre par ailleurs un chapitre en tant que cible privilégiée du nazisme, mais au contraire comme un retour aux origines, à l’instinct de l’homme germanique avant qu’il ne soit dénaturé. Une dénaturation envisagée comme une aliénation par acculturation biologique, culturelle, juridique et politique et qui se traduit fatalement par une perdition. Par conséquent les normes juridiques et morales doivent être repensées et débarrassées de leur humanisme et de leur universalisme. Les nazis tentent de retrouver l’homme germanique originel, « archaïque », ce qui conduit à relativiser la notion d’ « Homme nouveau » que l’on attribue généralement aux régimes totalitaires. S’il y a bien une projection dans l’avenir qui détermine la modernité de l’espérance nazie (le Reich millénaire à travers la promesse de l’Est, c’est-à-dire l’espace vital), celle-ci est en réalité fondée sur la recherche obsessionnelle, « archéologique » et réactionnaire d’un passé mythique (voir à ce sujet les activités de l’Ahnenerbe).
Selon Johann Chapoutot les idées nazies ne rencontrent pas de réels problèmes de diffusion et d’appropriation puisqu’elles sont déjà présentes, à un degré moindre, dans les sociétés occidentales sous forme de réponses possibles aux conséquences des mutations induites par la révolution industrielle (société atomisée, perte des repères et des solidarités traditionnelles), l’évolution des sciences (médecine, génétique, biologie), les troubles politiques (1917 et la vague révolutionnaire qui s’ensuit), les métissages raciaux et culturels et bien sûr la Grande Guerre (brutalisation, déshumanisation). Tous ces phénomènes accentuent la peur de la dégénérescence et renforcent la conception biologique de l’homme et de la société (vision organique), le mythe du « Paradis perdu », de l’ «Âge d’or ». De plus la science tend à prouver qu’il n’y a qu’une seule véritable loi : celle de la nature. Le travail juridique des intellectuels nazis s’effectue à partir de ce principe et ils en déduisent, comme Hans Frank, que ce qui est légal et juste c’est ce qui sert le peuple allemand et protège son sang. Les nazis appréhendent ainsi la « question juive » sous un angle hygiéniste et médical assimilant les Juifs à des virus, des microbes dont tout être normalement constitué veut se débarrasser. Si ces idées sont donc préexistantes, ce qui relève en propre du nazisme c’est « leur mise en cohérence et leur mise en application, rapide, brutale, sans concession… » (p. 16). En outre les nazis sont persuadés qu’ils ont un avantage sur leurs ancêtres germains : grâce à la science ils connaissent, eux, la véritable nature de leur(s) ennemi(s). D’autre part la vision du monde nazie est une sorte d’agrégat où chacun peut trouver ce qui lui convient tant est large la palette d’idées proposées mais dont la cohérence tient au postulat de la race. Cela, il va sans dire, facilite l’adhésion. L’auteur souligne d’ailleurs que Marc Bloch avait décelé cette puissance intellectuelle attractive dans le nazisme. En résumé, la Weltanschauung nazie propose un corpus cohérent : une vision de l’Histoire, de l’homme, de la société, de l’espace et du temps, de la nature. Elle est donc une réponse construite aux problèmes du temps mais dont, aux yeux des nazis, les racines sont anciennes et profondes. La philosophie des Lumières et 1789 constituent les cibles privilégiées tant elles semblent concentrer toutes les tares accumulées et représenter dans toute sa dangerosité le complot judéo-chrétien et son avatar judéo-bolchevique. La liberté n’est que chimère et on lui oppose l’hérédité, l’individualisme est destructeur et la Volksgemeinschaft (« communauté du peuple ») est la seule réalité, l’universalisme est une aberration et seule doit compter la nation, l’égalité est une invention que dément la nature, etc.
On terminera en notant que si l’on peut prouver la réalité des crimes et leur ampleur par une étude détaillée de la machine du meurtre de masse et de sa logistique (voir par exemple les travaux de Jean-Claude Pressac), cela ne suffit pas à comprendre la logique des criminels et, nous dit l’auteur, il n’est pas évident non plus que cela constitue un véritable rempart face au négationnisme. Il est donc impératif d’aborder « cet univers mental si particulier » (p.19) qu’est celui des criminels. Il s’agit d’un exercice éprouvant pour l’historien puisque, sans parler du travail que cela suppose, il le conduit à constater que les crimes étudiés ont un sens. Lequel ? L’application de la loi du sang qui devait faire en sorte que « l’homme germanique vivrait ainsi non plus dans une nature terrifiante, celle du combat des races et de l’extinction des espèces, mais dans une nature avec laquelle, enfin, il vivrait en harmonie, au nom de la loi du plus fort. C’est cette eschatologie biologique, cette grande paix de l’espace vital, qu’une guerre effroyable a voulu édifier » (p. 280). Il y a donc bien un danger à plonger dans « l’œil du nazisme (George Mosse) car comme l’écrivait Nietzsche : « Si tu regardes longtemps dans l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi ». Peut-être est-ce aussi pour cela que Johann Chapoutot nous confie qu’il entend clore le dossier avec ce livre synthétique et mettre un terme à la douloureuse fréquentation de l’abîme nazi.
Pour ma part je ne peux que vous inviter, si ce n’est déjà fait, à vous plonger dans cette lecture peut-être délicate mais tellement enrichissante.

  • Plan de l’ouvrage
  • Introduction
  • Première Partie : Aliénation, Acculturation, Perdition (pp.20-86)
    1. La dénaturation de la pensée nordique : du racisme platonicien à l’universalisme stoïcien
    2. La dénaturation du droit nordique : droit germanique et réception du droit « romain »
    3. « Effacer 1789 de l’histoire allemande »
  • Deuxième Partie : Le retour à l’origine (pp. 87-131)
    4. Loi des Anciens, loi de la race : à l’école de l’Antiquité
    5. A l’école de Kant ? Kant, philosophe « nordique »
  • Troisième Partie : La refondation normative : une nouvelle morale, un nouveau droit (pp. 133-211)
    6. Le « peuple », principe et fin du droit
    7. L’ordre international : le « combat » contre le traité de Versailles
    8. L’ordre sexuel : reproduction, monogamie et polygamie sous le IIIe Reich
  • Quatrième partie : Dans l’œil du nazisme (pp. 213-266)
    9. « Pour la liberté de mon sang et de ma race » : le cas Eichmann revisité
    10. La terre et la guerre : conquête de l’ « espace vital » et colonisation
    11. « Contamination » et extermination

Conclusion