En mars 2009, les éditions Belin décidèrent de lancer une histoire de France en 13 volumes sous la houlette de Joël CORNETTE, Jean-Louis BIGET et Henry ROUSSO que l’on ne présente plus. Le présent ouvrage, La révolution inachevée 1815/1870 s’inscrit dans cette « longue durée » en paraissant en sixième position au mois d’avril 2010. Hormis son poids – près de 1,5 kg de matière -, le lecteur avide de connaissances ou l’historien passionné en auront pour leur argent ! Le livre se divise en
12 chapitres, puis complétés en annexes par de copieuses notices biographiques ainsi que par des repères chronologiques. Ce qui frappe d’emblée, après en avoir parcouru les premières pages, c’est la très grande qualité iconographique du livre, l’abondance des reproductions, la profusion des reproductions artistiques ; les nombreux témoignages des contemporains et autres sources d’archives viennent émailler cette étude très touffue en lui insufflant une dimension très supérieure et digne du sujet que Sylvie APRILE s’apprête à nous faire découvrir : le court dix-neuvième siècle. Professeur d’histoire à l’université Charles De Gaulle-Lille 3, Sylvie APRILE est spécialiste du XIXème siècle et des migrations contemporaines. Elle est également présidente de la Société d’histoire de 1848 et des révolutions du XIXème siècle produisant la fameuse Revue d’histoire du XIXe siècle – anciennement 1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle qui milite pour un dialogue interdisciplinaire tout en diffusant des travaux de jeunes chercheuses et chercheurs.

Si l’on prenait le temps de faire le point sur nos connaissances relatives à cette période, quelles en seraient les bribes les plus saillantes qui en surgiraient alors ? En vrac : la « liberté » guidant le peuple ; un roi podagre ; un roi-évêque, un autre en forme de poire, l’avenue de l’Opéra de Paris ; un Gavroche jouant les équilibristes sur une barricade ; ou bien encore préféreriez-vous la fin d’Emma Bovary à un air d’Offenbach avant de « tomber comme à Gravelotte » ? Force est de constater que cet inventaire à la Prévert – bien peu glorieux du reste – demeure à notre esprit. Or, la France des années 1815/1870 débuta une nouvelle phase de son histoire, une période dite « contemporaine ». Non pas que le lecteur ou l’historien y trouvent une filiation en prise directe avec les événements passés, mais l’imaginaire collectif français et européens sembleraient faire de nous des enfants, que dis-je, des héritiers directs d’une Révolution française à ce point vivace quelle ferait de nous, plus de deux cents ans après les faits, des contemporains ! Nous sommes, ne l’oublions pas, encore tributaires du terme « contemporain » issu de la Révolution dans sa perspective d’appréhender le passé « tel qu’il a été ». Désormais, aux temps cycliques s’est substitué un temps plus linéaire rassemblant passé, présent et avenir mais désireux de mieux retranscrire les ressentis. Cette « obsession nouvelle pour le temps » que nous livre Sylvie APRILE se concrétise alors pour un goût prononcé pour l’histoire en tant que genre littéraire. Les romantiques ne s’y sont pas trompés et s’inspirèrent de ce mouvement pour y dépeindre leur nostalgie sous les traits d’un passé sublimé. Il est vrai que le sentiment d’incertitude générale suscité par l’avenir parmi la population tranchait avec l’accélération du présent qu’elle était en train de vivre. En moins de deux générations, les Français durent s’adapter et composer avec pas moins de quatre régimes politiques différents ! Le tout dans un contexte de profondes transformations politiques, sociales et économiques.

En fait, ces 55 années transitoires qui séparèrent de la déflagration révolutionnaire et l’Empire de l’avènement de la IIIème République furent aussi celles des anonymes, hommes et femmes, de l’émergence non plus de la foule ou de la populace menaçante mais des votants, des sujets devenant peu à peu citoyens, des agents de l’Etat, des consommateurs et des employés. Bourgeois et ouvriers se côtoient, au même titre qu’avocats et épiciers dans un monde cependant de plus en plus urbanisé et qui contemplent, avec sidération, l’événement passé que fut la Révolution et dont tous, sans exception, perçoivent l’inachèvement pour les uns, l’incomplétude pour les autres.

ACHEVER LA REVOLUTION

De toute part, la société française de l’après 1815 et durant toute la période que couvre cette étude n’aspire qu’à une chose : terminer la Révolution dans un sens positif ou négatif. C’est le point nodal, le fil rouge de l’ouvrage, fruit de l’intense travail de Sylvie APRILE. L’ombre imposante d’un passé récent pesant de tout son poids va ainsi conditionner les attentes sociales, institutionnelles, ouvrir ou fermer les plaies physiques et morales. La réminiscence d’une révolution fondatrice mais inachevée va également hanter les différents protagonistes qui vont tenter d’interpréter, à partir de leurs lectures opposées, cet événement. La clé de lecture offerte par Sylvie APRILE nous permet d’accéder non pas seulement à l’héritage laissé par l’événement de « 89 », mais également à la période post-révolutionnaire. Tout au long de ce demi-siècle, il est frappant de constater que toutes les grandes césures politiques marquèrent leur volonté d’en finir avec la Révolution. La Restauration tout d’abord qui, dans sa Charte constitutionnelle de 1814, exprime moins son désir d’un retour à la monarchie d’Ancien Régime – vite abandonné par ailleurs – que sa volonté d’effacer toute empreinte de la période révolutionnaire et de l’Empire : « […] tous les maux qui ont affecté la patrie durant notre absence ».
Période la plus mal-aimée, le premier dix-neuvième siècle a fait l’objet de nombreux discrédits toujours tenaces ; la Restauration pouvant être créditée du retour de la paix extérieure et intérieure, vécue par les protagonistes plus comme une nécessité que d’une réelle volonté du régime. Avec les journées de Juillet 1830 puis celles de juin 1848, se fait jour un désir nouveau de renouer avec le dynamisme révolutionnaire afin de concrétiser des espérances restées sans lendemain. Quant au bonapartisme, Sylvie APRILE y voit une « réconciliation nationale au-dessus des clivages politiques ». La présence de la Révolution ne fut donc pas un lourd fardeau, une inertie plombant toute initiative politique. Cet événement fut tout le contraire car il structura et modela en profondeur la majeure partie du siècle qui s’annonça.

UNE NOUVELLE SOCIETE ?

Si les guerres de la Révolution puis de l’Empire firent plus d’un million de morts, la France bénéficia, après 1815, d’un contexte d’apaisement international certain. Pour autant, ce fut sans compter sur la rémanence d’une violence politique toujours latente. Que ce fut du côté du pouvoir politique alors en place, obsédé par le maintien et le rétablissement de l’ordre public et social, que du côté des classes populaires et de la classe moyenne balbutiante avides de conquêtes sociales. Et cette fougue révolutionnaire fit même des émules, que ce soit en 1848 lors des fièvres révolutionnaires européennes, ou bien lorsqu’elle se transforma en exutoire lors du renouveau, certes limité, de l’expansion coloniale comme ce fut le cas en Algérie, voire servi d’inspiration à des pays comme la Belgique ou la Grèce en quête d’indépendance. Comme l’a fait remarquer Henry Rousso, « faire débuter la France contemporaine non en 1789 mais à partir de 1815 relève d’un choix qui n’est pas sans signification ». Même s’il s’agit d’une convention purement narrative, c’est aussi tenter de s’extirper de la polarité de la déflagration révolutionnaire. Et c’est justement par cette distance que Sylvie APRILE s’exerce à mettre en relief les caractéristiques de cette période en bénéficiant des nombreuses recherches menées par des historiens et politistes. On distingue ainsi, dans la durée, l’émergence d’un espace politique novateur et désormais marqué par l’enracinement progressif du principe constitutionnel, l’élargissement du corps électoral, de nouveaux acteurs, de nouvelles pratiques politiques ou formes de sociabilité politique à l’échelon national mais aussi local et, bien entendu, de doctrines appelées à structurer la vie politique en France et en Europe avec l’émergence du libéralisme et du socialisme. Ces innovations n’auraient pu se diffuser ni conquérir ces espaces politiques sans le développement parallèle d’une presse de plus en plus omniprésente, de salons, de profusion de pamphlets et de caricatures croquant aussi bien hommes politiques que monarques. Est-ce besoin de rappeler l’immixtion entre hommes de lettres et action politiques ? : Guizot, Lamartine, Hugo, Proudhon, Tocqueville ou bien Thiers furent pour beaucoup, des acteurs de premier plan. Désormais, la population abreuvée des moindres soubresauts politiques par le biais de cette presse, se transformait peu à peu en opinion publique. Tous les gouvernements qui se succédèrent, y compris les plus réactionnaires, se préoccupèrent hâtivement de saisir cette forme de « gouvernement d’opinion » et de l’évolution des sentiments populaires. Ainsi donc, malgré la chute du Second Empire, la période 1815/1870 fut donc propice à une normalisation des mœurs politiques accompagnant lentement l’envol de l’économie du pays, de la transformation de la société de plus en plus façonnée par la montée de l’urbanisation à l’image de Paris. Enfin, Sylvie APRILE nous dépeint les progrès spectaculaires de l’industrialisation, le maillage du territoire par le chemin de fer. L’apparition de nouveaux acteurs, tels l’ouvrier, longtemps objet de toutes les attentions des historiens, mais aussi de l’entrepreneur, du fonctionnaire, du monde de la Bourse ou du rentier sont mis en exergue par par une iconographie de très grande qualité.

INNOVATION DES ÉTUDES HISTORIQUES

Le premier XIXème siècle a pâti, comme nous le confirme Sylvie APRILE, d’un déroulement trop linéaire car ponctué d’arrêts, de soubresauts, puis de reprises aussitôt avortées rendant ainsi la marche d’un processus démocratique chaotique. Les nouvelles interrogations historiques et problématiques soulevées par les chercheurs ont, ces dernières années, permis de sortir de cette parenthèse surannée. Aujourd’hui, une partie non négligeable des travaux sur le siècle délaisse désormais les temps forts des révolutions et des crises politiques. Comme nous le montre Sylvie APRILE, c’est par l’économie que fut réhabilitée la période 1815 – 1848. L’ouvrage retrace parfaitement l’évolution du libéralisme et de ses grands penseurs par ailleurs. Quant à la figure royale, cette dernière n’a pas été réhabilitée mais la dignité royale, son aura et sa symbolique sont en cours de réévaluation dans un cadre plus large d’une réflexion sur les formes d’autorité. La question de la sacralité de la personne royale, mise en scène avec plus ou moins de pompe, varie en fonction des personnalités et de leurs convictions. La masse silencieuse des prolétaires, exhumée par de nombreux chercheurs dans le contexte militant des années 1970, laisse désormais la place à la quête d’un nouveau Graal : celui de la quête de l’apprentissage de la politique. Bref, les études d’aujourd’hui tentent de disséquer et d’examiner le lent processus de politisation qui fit passer les Français de sujets à celui de citoyens. Les champs historiographies s’attèlent aussi à saisir l’insaisissable opinion publique naissante, oscillant entre adhésions, refus, exprimant des sensibilités parfois contrastées et opposées. Ces études permettent au second dix-neuvième siècle de se démarquer de la position de césure et de pivot qui prévalait lors des journées révolutionnaires de 1848, mais plutôt de voir, avec la deuxième République, comme un aboutissement des combats politiques menées depuis la Restauration. C’est donc la longue durée qu’il faut désormais privilégier afin d’appréhender au mieux les phases de réformes politiques. Quid et surtout que faire désormais des grandes scansions historiques habituelles ? Si les périodes de ruptures semblent aisées pour l’historien afin de démonter le puzzle historique, les différents régimes politiques ont, de leur côté, réemployé les acquis sociaux et politiques. Le Second Empire a conservé par exemple le suffrage universel, maintenu les sociétés mutuelles de coopératives, expression de l’organisation ouvrière.
La vie quotidienne des Français elle aussi traverse les barrières temporelles mais trouve toujours devant elle les représentants de l’Etat. Le pouvoir lui aussi cherche le peuple. Où se trouve t’il alors que les gouvernants se plaisent à affirmer qu’il n’est pas un groupe social identifiable ? Et pourtant que l’on tente d’interpréter les moindres soubresauts et les moindres silences…Sylvie APRILE va nous embarquer sur ces chemins de traverses, au travers d’un histoire sociale du politique, nouvelle clef de lecture de ce court dix-neuvième siècle.

Pour conclure, ce livre d’une intensité rare a atteint son objectif : celui de nous faire partager les grandes inflexions et ruptures traditionnelles qui ont émaillé les années 1815/1870. Aussi, sommes nous très surpris de découvrir que la liberté, de tous les acquis de la Révolution, ne s’impose plus comme le soubassement politique majeur des régimes qui se succèdent et n’étanche plus une soif de démocratie. Finir la Révolution, tel est le leitmotiv des deux monarchies néanmoins emportées par deux césures révolutionnaires ; l’éphémère deuxième République n’y parviendra pas également. Quant au Second Empire et malgré une réelle libéralisation, il succombera aux assauts des troupes prussiennes.
Enfin, le dernier chapitre de cet imposant ouvrage – le 12ème – conclue cette magistrale étude par un « atelier de l’historien » soulevant les problématiques nouvelles. Quelle riche idée d’avoir ainsi entrouvert la porte de la fabrique de l’histoire et de montrer dont la façon se confectionne, aujourd’hui, l’histoire du XIXème siècle français. Les élèves y découvriront la façon de revisiter le XIXème siècle, l’usage et les usages de la littérature en histoire, comment les historiens de cette époque pensaient l’histoire et, pour finir, sur les prémices et l’utilisation des premiers regards photographiques. Un livre et une collection qui redonnent toutes ses lettres de noblesse à notre Histoire. A ne manquer sous aucun prétexte pour les amateurs comme pour les professionnels !

Bertrand Lamon