La Révolution française est exemplaire dans l’histoire de France, par les espoirs qu’elle a suscités et les déceptions qu’elle a provoquées. L’enthousiasme de ses débuts et la grandeur de son projet contrastent avec les désenchantements causés par les violences, l’exclusion d’une partie de la population, l’ambiguïté des discours et des promesses abandonnées.
Une invitation à repenser le déroulement de la Révolution française et notre histoire
Malgré un titre presque provocateur, pour J-C. Martin, parler des échecs de la Révolution française n’est ni une provocation, ni une formule, mais une invitation à repenser son déroulement tragique et grandiose pour rebâtir notre histoire, sans illusion et sans crainte. Traditionnellement, les récits de cette période insistent sur l’enthousiasme de son début et la grandeur de son projet, avant de regretter et / ou expliciter les dérives violentes, la guerre civile et étrangère, la fameuse « Terreur », puis l’installation d’un régime libéral, chahuté par les coups d’État et balayé par Napoléon Bonaparte en 1799.
La décennie révolutionnaire est fracturée par ses contradictions et ses faiblesses. Elle est marquée par des meurtres politiques, une guerre civile effroyable en Vendée. Elle n’a pas tenu toutes ses promesses : la nation n’a pas été unifiée autour d’un peuple et la République est demeurée mal définie. Il paraît donc, dès lors, difficile de la considérer comme à l’origine de l’époque moderne. Néanmoins, même s’il faut parler d’échecs, il ne faut pas oublier ce qui a été proposé et inventé. Cela explique que les attentes liées à elle restent toujours vives.
Penser les échecs de la Révolution française est un essai incisif, jusque dans son titre, qui a pour objectif d’analyser les échecs, les contradictions et les failles de la Révolution française. En effet, ce livre expose et étudie les contradictions de la période révolutionnaire hors des polémiques ou des plaidoyers. Il ne s’agit ni de justifier les violences au nom d’idéaux parfois illusoires, ni de rejeter tout en bloc. La Révolution française se distingue des autres périodes par son actualité continue et par les débats passionnés qu’elle suscite encore. L’enjeu de cet ouvrage est de comprendre ces contradictions et d’en tirer des leçons. Pour reprendre les mots de l’auteur, « pour cela, il faut toucher au cœur : parler d’échecs attestés, les décrire, les expliquer et s’en inspirer pour agir ».
Jean-Clément Martin avait déjà opté pour ce parti pris dans La Révolution n’est pas terminée, publiée en janvier 2022. L’approche, ici, est similaire. Il ne s’agit pas de mener un nouveau débat historiographique mais, de mener une réflexion sur la violence politique et sur l’impact de la Révolution française sur nos représentations et notre société actuelle. La volonté de l’auteur est, toujours, de partager l’histoire de la Révolution française de manière novatrice, dans l’actualité de ses résonances politiques, sociales, religieuses… tout en faisant le point sur certaines idées reçues sur cette période.
Cette approche est construite autour de deux décennies de recherches. Jean-Clément Martin, professeur émérite de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, est une référence incontournable de l’histoire de cette période. Auteur de la Nouvelle histoire de la Révolution française et de nombreux autres ouvrages sur le sujet, il a profondément renouvelé l’historiographie de cette période. Penser les échecs de la Révolution française s’inscrit dans cette démarche de renouvellement et bouscule les idées reçues. Par ailleurs, l’auteur propose une réflexion sur son travail d’historien et son rapport à la Révolution française. Cet aspect, par exemple, est très intéressant dans le chapitre sur la guerre de Vendée, dans lequel il explique comment il a découvert et étudié ce sujet, ainsi que le cheminement de sa pensée et la déconstruction de l’idée reçue d’un génocide vendéen.
Une Révolution qui était vouée à l’échec ?
La question du peuple occupe une place importante dans l’ouvrage, tant il est demeuré insaisissable. C’est en son nom et pour lui que s’installe un nouveau régime, mais c’est aussi en son nom que des groupes rivaux se livrent de véritables guerres civiles, que ses « ennemis » sont envoyés à la mort ou que certains accaparent le pouvoir. Pourtant, aucune définition du peuple n’est établie durant la période révolutionnaire et beaucoup sont exclus, au gré des évolutions politiques et des événements, de ce groupe instable et mouvant. Le mot ne renvoie à aucun cadre précis, alors qu’il garantit la légitimité de la Révolution et qu’il évoque toujours une force crainte et insatisfaite.
La révolution de l’inégalité. L’Egalité, bien que sans cesse proclamée et promise, n’a pas été installée. La Révolution n’a pas tenu ses promesses de répartir équitablement les biens, les pouvoirs et les savoirs. Un des exemples développé et celui de l’égalité par la guillotine. La modification de la peine de mort a été la réforme la mieux comprise et la plus efficace. En assurant la décapitation pour tous, la guillotine a aboli le privilège de mourir dignement et rapidement pour la noblesse, alors que les roturiers subissaient des exécutions infamantes. Cette invention reste, au XXIe siècle, considérée par des pans entiers de l’opinion publique comme l’illustration de l’égalité révolutionnaire. Néanmoins, malgré cet exemple, l’Egalité reste un des plus grands échecs de la période. Quelles que puissent être les explications de cette situation, son ambiguïté a alimenté de nombreuses attentes et frustrations. Tout au long de la décennie révolutionnaire, la contradiction entre proclamation et réalisation a miné les débats politiques, d’autant que les plus radicaux l’invoquaient toujours, sans jamais la mettre en place.
La question de la place des femmes dans la Révolution française est traitée dans plusieurs des chapitres et est représentative des contradictions de la décennie révolutionnaire. Leur condition générale ne gagne rien, et même perd beaucoup, pendant la période. En 1792 et 1794, la Révolution met des bornes au pouvoir du père de famille et introduit de nouvelles règles au sein des relations personnelles dans les familles. L’instauration de relations égalitaires (en théorie) dans la répartition des héritages et l’autorisation du divorce, qui régularise des séparations de fait, modifie les comportements collectifs. Néanmoins, malgré ces maigres avancées, les femmes sont systématiquement reléguées dans la sphère privée, demeurant les mères de famille allaitant les futurs patriotes. Dans la décennie révolutionnaire, la place accordée aux femmes a été réduite, contrôlée, rompant, paradoxalement, avec les modes de vie qui avaient cours avant 1789.Elles sont donc exclues de l’égalité chère à la République et de la notion, très imprécise, de peuple. Les quelques femmes qui se sont opposées au pouvoir en place ont été violemment réprimées, parce que trop révolutionnaires ou trop contre-révolutionnaires.
La guerre de Vendée et la Révolution sont deux « lieux de mémoire » encore vivants, qui font marcher ce que J-C. Martin appelle la « machine à fantasmes ». Les mythologies inspirées par la Révolution française continuent de saturer nos imaginaires. Par exemple, plus de 30.000 ouvrages et articles sur la guerre de Vendée ont été publiés. Le terme « Vendéens » désigne les insurgés qui se sont opposés à la Révolution au sud de la Loire entre 1793 et 1795. Organisés en bandes importantes, ils deviennent rapidement des armées mal équipées (bien qu’en possession de canons). Ils parviennent, malgré des défaites militaires, à rallier d’autres populations rurales mécontentes et prêtes à se révolter (quand elles ne l’avaient pas déjà fait). Les actions des Vendéens se poursuivent jusqu’à l’exécution de leurs chefs en 1796. Cette guerre est comprise comme l’opposition entre « Bleus » et « Blancs », entre républicains et royalistes. Cette guerre civile est un échec qu’il faut comprendre dans son ampleur réelle : elle a d’abord été une guerre civile entre partisans de la Révolution, qui a entraîné le pays tout entier dans une spirale de violence.
La Terreur ou la violence disqualifiée. La guillotine, les massacres de septembre, les noyades de Nantes… tous ces exemples sont souvent cités comme des preuves des échecs de la Révolution. Par ces violences, elle aurait trahi ses principes et ses idéaux. Or, il est nécessaire de revenir aux faits pour en comprendre les causes et comprendre pourquoi elles ont été considérées comme des scandales inédits, jusqu’à être qualifiées de « Terreur ».
Révoltés, révolutionnaires et républicains, le triangle maudit. Les années 1789-1799 allient dans un accord toujours remis en cause les révoltes, la Révolution et la République. Toutefois, la spontanéité des rébellions a rapidement été contrecarrée au nom de la Révolution, avant que la République ne soit installée pour la stabiliser et la terminer. Cela n’empêche pas les révoltes de continuer à secouer le pays, ni les révolutionnaires de vouloir continuer sur leur élan, ni l’opinion de se détourner de la République, au point de ne plus défendre ses principes. Après avoir proposé une réflexion sur la définition du terme de révolte, l’auteur rappelle qu’en 1789, il n’y avait aucun programme révolutionnaire et qu’une révolte n’entraîne pas obligatoirement une révolution. Dans l’été 1789, il n’y a pas de rupture révolutionnaire, mais une recherche de compromis entre des attentes et des revendications disparates. La Révolution française a commencé dans la confusion ordinaire à toutes les époques où les mutations sont brutales. De plus, les ambigüités de l’Assemblée nationale n’ont pas aidé à la calmer. En 1791, ce n’est pas tant la « révolution » qui échoue que la régénération voulue du royaume. Le coup d’Etat du 10 août 1792 a pour conséquence l’installation, par inadvertance, de la République, faute de pouvoir trouver une autre forme de régime. Le récit standard de la Révolution veut que la République soit le refus de la monarchie. Mais, concrètement, la République n’a existé que par sa naissance fortuite au lendemain du 10 août, par sa confirmation après l’exécution du roi le 21 janvier 1793, et, enfin, par sa réussite militaire après juillet 1794. Le « républicanisme de la Révolution » se définit par un quadruple refus : il est antiroyaliste, antiaristocratique, anticlérical et, en outre, antidémocratique. Ces positions restent imprécises, générant des espoirs déçus, des revendications répétées et des alliances tactiques fragiles.
Le piège de la « Révolution française ». Ce dernier chapitre, conclusif, explique que la Révolution française est d’autant plus scrutée dans ses moindres détails, qu’elle est donnée, positivement et négativement, comme le modèle de « La Révolution ». Cela rend ses échecs, réels ou supposés, d’autant plus ressentis. Pour l’auteur, plutôt que de vouloir imputer ces échecs aux acteurs, qui font l’histoire sans savoir exactement l’histoire qu’ils font, il faut considérer que nos jugements dépendent aussi de tous les récits qui ont été construits, depuis 1789 jusqu’à aujourd’hui. Notre perception est dépendante de ces récits que nous ressassons. Cette lecture est à questionner et remettre en cause, en comprenant comment les images que nous avons de la Révolution ont été forgées et imposées J-C. Martin propose, avec le sens de la formule qui le caractérise, « de nous débarrasser des excès d’honneur et de d’indignité qui obscurcissent la compréhension de ce qu’il s’est passé dans la décennie 1789-1799 pour revenir à l’histoire passée et pour nous permettre d’imaginer l’histoire à venir ».
Vivre avec les échecs
Au travers de ses nombreux travaux, J-C. Martin a tenté de concilier l’exceptionnalité de la période révolutionnaire comme l’instauration d’idéaux fondamentaux et d’enjeux exceptionnels, avec la réalité de la quotidienneté difficile et des dérives. Cette dualité est la grande originalité de cette décennie. La Révolution ouvre des voies complétement inédites. La décennie 1789-1799 est un moment pendant lequel tous les contrôles sociaux, moraux, religieux, politiques ont été inefficaces, après l’effondrement de la monarchie. Toutes les structures mentales de la France ont cédé devant la Révolution. Il nous faut, aujourd’hui, fournir un effort considérable pour penser cette rupture et saisir son processus.
Autre point important, la figure du Héros et du Martyr est remplacée par celle de la Victime. Pour l’auteur, c’est un événement historique en lui-même et c’est, aujourd’hui, le mode de lecture le plus fréquent de l’Histoire.
Pour finir, J-C. Martin compare son travail d’historien à « la vocation du garde-chasse ». Pour lui, même si les frontières sont poreuses, l’écriture universitaire a rompu avec cette fusion entre fiction et histoire scientifique. C’est d’elle qu’il se réclame pour déplier les faits, montrer leur complexité, sans prétendre délivrer une vérité, mais en exposant la totalité de son raisonnement et de ses références (40 pages de notes tout de même !). C’est, conclut-il, en définitive, le travail du professeur d’histoire qui découvre, transmet et permet la relève.
Pour conclure
Penser les échecs de la Révolution française, par son approche incisive et la pertinence de son point de vue, est un ouvrage qui trouvera très facilement sa place dans les CDI, les bibliothèques des professeurs et celles de tous les passionnés de la période. Synthétique, facile à lire et attractif grâce aux nombreuses références aux débats de société contemporains, il permet de réfléchir à la période révolutionnaire et à notre propre société. Les pistes de réflexion proposées peuvent être exploitées en classe, notamment au lycée et dans le supérieur, afin d’amener les élèves à réfléchir sur les conséquences de cette période, à court et à long terme, ainsi que sur le travail de l’historien, en perpétuel renouvellement et évolution.