Gilles Montègre est un jeune chercheur, agrégé d’histoire en 2001 et qui a soutenu sa thèse en 2006, actuellement maître de conférence à l’université Pierre Mendès France de Grenoble et chargé de recherche au CRHIPA (Centre de Recherche en Histoire et histoire de l’art. Italie, Pays Alpins, Interactions internationales).
Ses travaux reposent sur la circulation des modèles culturels et artistiques entre la France et l’Italie, plus précisément dans le domaine de l’histoire des sciences dans la deuxième partie du XVIIIe siècle.
Cet ouvrage est la publication de sa thèse sous la cotutelle de Gilles Bertrand et de Marina Cafiero de l’université de la Sapienza à Rome. Il présente un premier intérêt qui est de nous mettre en contact avec des fonds des archives romaines et de replacer Rome au premier plan de capitales européennes à l’époque des Lumières. De lieu de mémoire, Rome devient un lieu de savoir dans une nouvelle étude dynamique interdisciplinaire de l’histoire des sciences et des capitales européennes.
Ce livre est découpé en trois parties, d’abord les acteurs français résidents à Rome favorisant l’échange culturel, puis les lieux de savoirs caractérisés par cette convergence exceptionnelle de cours (pontificale, curiale, cardinalice, aristocratique et diplomatiques…) autant de lieux d’échange et de pouvoir, et enfin les moyens et la pratique du renouvellement des savoirs notamment dans le réseau des bibliothèques romaines favorisant la production de nouveaux savoirs, dont le résultat a été de replacer Rome au cœur du dynamisme culturel européen à l’époque des Lumières.
Les acteurs français dans la Rome du Settecento
Les Français de Rome présentent un angle d’attaque de la sociabilité qui permet l’analyse des interactions sociales et culturelles. Très peu d’études leur étaient consacrées dans la recherche entre la littérature de voyage ou celles des relations internationales. Cette fin du XVIIIe siècle comprise entre l’arrivée à Rome du cardinal de Bernis et la rupture due au processus révolutionnaire français était encore plus délaissée. L’auteur porte en outre son intérêt sur les résidents français à Rome et les distinguant de ce qui est plus connu, les voyageurs du grand Tour. Il montre les processus d’intégration de ces étrangers français dans une capitale, leur activité professionnelle en particulier dans la banque et la librairie, de ces acteurs qui deviennent partie prenante de pratiques culturelles, construisant réciproquement des savoirs nouveaux dans des réseaux d’échange culturel, économique ou politique.
L’espace romain des années 1770-1780 apparaît comme le carrefour foisonnant et dynamique où se rencontrent le prélat, l’antiquaire, le pèlerin, l’artiste, le marchand, l’homme de science, le diplomate… à un moment privilégié, perpétuant alors la réalité ancienne de la présence étrangère à Rome.
Le rendez-vous du séminaire de la Purification, près de la Piazza d’Espagne
Gilles Montègre décrit avec un réel plaisir pour le lecteur les résidences des Français à Rome qui modifient l’espace, ayant délaissé le vieux rioni des pèlerins proche du champ de Mars, pour se recentrer vers un nouvel espace autour de la place d’Espagne, des pentes du Pincio et du palais Mancini (alors Académie de France à Rome), tandis qu’un de leurs aubergistes utilise le mausolée d’Auguste comme remise à carrosses et que beaucoup, résidents et voyageurs, même prélats fréquentent le pseudo-séminaire de la Purification (sexuelle), si bien nommé.
La fréquentation des résidents français par les voyageurs, est motivée par l’achat de œuvres d’art entraînant ainsi la consolidation des réputations et des identités des artistes ainsi que la formation de réseaux d’entraide et de dépendance, une clientèle indispensable dans une sociabilité parfois concurrentielle, entre l’ambassadeur de France, l’auditeur de la rote, le consul de France, l’ambassade de Malte tenue par des français, le directeur de l’Académie…. Si certains salons paraissent moins prestigieux, la présence de la femme du consul est avantageuse pour beaucoup en organisant d’excellents concerts dans ce lieu de rencontre attractif. L’intégration des Français résidents se calcule dans l’acceptation ou non par un mari complice, du sigisbée de son épouse, chevalier servant appartenant à la société romaine qui lui permet de s’approprier les codes et favorise la reproduction et l’intégration des normes de la sociabilité romaine.
Les Français, au même titre que les autres résidents étrangers furent des acteurs et des témoins des transformations de la société, dans cette ville encore corsetée par les interdits religieux. Les salons tenus par des Romaines (en fin de soirée et jusqu’à l’aube) sont des lieux de conversation libre et de sécularisation de la culture et de la politique face à ceux de la Curie romaine (en début de soirée) et face aux soirées d’ambassade plus nourrissantes mais contrôlées. Ils constitueraient presque un obstacle à la moralisation tridentine imposée par le pape Clément XIII qui a endormi la cité dans les années 1760 !
Le degré d’ouverture des lieux de sociabilité tenus par les Romains aux résidents étrangers est variable et évolue en fonction de la période. Les voyageurs parvenant difficilement à dépasser leur barrière linguistique et comportementale fréquentent les salons de leurs compatriotes et les salons diplomatiques largement ouverts. Les salons romains comme français, tenus par l’aristocratie sont fréquentés par les résidents selon leur degré de noblesse ou leur spiritualité et ouverture intellectuelle. Tous deviennent néanmoins des lieux incontournables dans les années 1780, lieu de distinction sociale, lieu de diffusion et d’interprétation de l’information internationale et véritables caisses de résonance au moment de la guerre d’Amérique. Ils sont responsables de la politisation des élites romaines même s’il s’y développe un prudent réformisme face aux idées des Lumières.
La féminisation du savoir et de la vie culturelle se fait plus tardivement à Rome qu’à Paris avec un décalage de quarante ans mais elle permet une émancipation vis à vis de la culture ecclésiastique et le développement dans l’espace privé de la musique, du théâtre, de la littérature tout autant que de la curiosité scientifique et des expériences de physique.
La sociabilité institutionnelle dans les lieux particuliers que sont les Académies romaines est animée par les membres de la haute noblesse française dans le domaine de la théologie, des arts, de la littérature et des sciences. Les académies sont des lieux d’intégration culturelle et scientifique en fonction des travaux et des récompenses proposées.
Après les échanges intellectuels, Gilles Montègre étudie les ressorts des échanges matériels, financiers et commerciaux tenus par les banquiers et les libraires, ce qui lui permet de revaloriser les échanges que l’on disait atones (faute d’étude précise) dans cette deuxième partie du XVIIIe siècle. Le port de Rome est bien en contact étroit et fructueux avec les ports de Marseille, Toulon pour du bois de construction, du blé, du chanvre, de la laine, de la matière première nécessaire aux manufactures françaises travaillant pour les insurgés américains mais également pour les échanges d’œuvres d’art et de livres imprimés.
On assiste bien à une démultiplication des espaces de sociabilité accompagnée d’un processus de sécularisation des formes de vie culturelle autour de salons des femmes de la haute société romaine qui gagnent ensuite les anciennes académies. Si la présence des Français à Rome (entr’autres études sur la présence d’autres communautés étrangères) modifie la romanité, si la résidence des Français pendant un temps long à Rome modifie leur identité au profit d’une romanisation que ne comprennent plus les visiteurs, l’auteur ne se contente pas de montrer l’influence dans un seul sens, mais bien les degrés de l’intégration des modèles culturels afin de faire une histoire croisée des échanges.
Les cours romaines
Les pontificats de Clément XIV (1769-1774) et celui de Pie VI (1775-1799) se caractérisent par un recul de l’influence temporelle et spirituelle de la Rome pontificale en Europe (suppression de l’ordre des Jésuites même dans les couronnes catholiques !) en même temps qu’un raidissement doctrinal. Cependant dans la Ville, court un renouveau interne lié aux autres ordres religieux : Dominicains, Minimes, Scolopes qui s’efforcent de redéfinir le rapport entre nouveaux savoirs et théologie. D’autre part, au temps du néoclassicisme triomphant, l’attractivité de l’héritage antique auprès des élites, des artistes, donne à la Ville une dimension cosmopolite. Ces deux courants, interne et externe, modifient les rapports de la sphère religieuse et politique aux savoirs nouveaux et contribue à la diffusion progressive de la culture des Lumières dans la ville sainte.
Les nouveaux enjeux culturels et politiques du monde savant forcent les ordres religieux secondaires à assurer l’avenir du catholicisme en créant une théologie nouvelle et des institutions enseignantes capables de la diffuser en profondeur avec de nouveaux « intermédiaires culturels ».
Le cardinal de Bernis, puissance médiatrice à lui tout seul pendant un quart de siècle de présence à Rome fut un pivot essentiel dans le milieu français. Actif évidemment dans le domaine diplomatique avec la France, il joua également, et Gilles Montègre le dévoile ici, un rôle politique accompagné d’une posture d’autorité dans les institutions religieuses, pieuses et culturelles à Rome. Il renforça les institutions françaises à Rome pour en faire un outil de prestige pour la monarchie française, faisant même de la gastronomie française au Palais De Carolis un mode d’action politique.
Les ordres religieux, délestées de la pression des Jésuites , profitent du nouveau rapport de force et modifient leur rapport au savoir, comme autant de foyers du renouveau de la chrétienté antique, comme autant d’espaces privilégiés du débat intellectuel et de la culture érudite. Les Dominicains, les Minimes français qu’étudie Gilles Montègre, sont les ferments français du renouveau culturel de l’Eglise. Ainsi le père Thomas Le Seur et le père François Jacquier, minimes français de la Trinité des Monts, sont les instigateurs du renouveau scientifique et culturel de Rome. Ils jouent un rôle déterminant dans la publications à Genève entre 1739 et 1742 d’une édition des Principia de Newton dans un contexte où les débats newtoniens quittent le champ philosophique pour être vulgarisés. Le pape crée la première chaire de physique expérimentale à la Sapienza dont Jacquier devient le titulaire. Ils sont l’objet d’une telle reconnaissance que le duc de Parme, Philippe de Bourbon les réclama pour coordonner l’éducation scientifique de l’Infant Ferdinand. L’influence exercée par ces deux pères s’accompagne de la possibilité qu’ils offrent aux voyageurs à Rome de trouver auprès d’eux des recommandations, des informations savantes, des instruments de travail dans leur bibliothèque mais également dans les bibliothèques de leur Ordre ouvertes aux érudits : la bibliothèque du couvent de la Trinité des Monts ne renferme pas moins de 60 000 ouvrages et celle du couvent de Santa Maria sopra Minerva 10 000 ouvrages. Ils mettent en évidence leur insertion dans le réseau polycentrique des cours européennes, leur enracinement par la diffusion matérielle de leurs livres dans les bibliothèques et la structure de la communication savante précoce entre Rome et l’Europe des Lumières. Ils participent à leur façon au compromis entre science et religion, en favorisant le ralliement du catholicisme à la science newtonienne. Déluge universel et gravitation universelle deviennent sous leur plume le signe de l’existence de Dieu.
Outre le rôle des couvents français, Gilles Montègre s’intéresse au rôle des loges maçonniques, phénomène d’importation à Rome mais efficace pour leur rôle de sociabilité et d’accueil des étrangers. Étrangères aux affaires politiques et religieuses qui agitent les salons, les loges développent dans la clandestinité et sous la menace de l’appareil répressif pontifical, le philanthropisme et l’utopie égalitaire à partir de la réflexion sur le passé antique de la ville.
Dans cette dernière partie du XVIIIe siècle, il apparaît nettement que la Curie pontificale a perdu la domination éminente qu’elle exerçait sur les milieux de création culturelle, d’échanges intellectuels et politiques face à une multitude de formes nouvelles de rapport du savoir au pouvoir.
« Rome reborn » : Rome, productrice de nouveaux savoirs, devant Paris et Londres
Le livre s’inscrit dans le processus de remise en cause par la recherche historique débutée depuis une dizaine d’années, remise en cause de l’image d’une Rome obscurantiste qui brûle Giordano Bruno, d’une Rome qui serait rétive à la science nouvelle [A. Romano, 2001]. Il s’affranchit de l’historiographie qui prétend que catholicisme et culture éclairée ne sont pas associables. Il participe à la remise en cause du dénigrement affiché : « l’Italie, c’est rien » [ S. Leoni, 1995].
Rome est devenue une capitale intellectuelle de première importance, dynamique dans une chronologie tardive des Lumières, celle de la décennie 1770-1780. En dernière partie, Gilles Montègre décrit les équipements culturels, les infrastructures matérielles et les moyens de la création du savoir. Il localise sur une magnifique carte les 47 lieux de la science à Rome au XVIIIe siècle qu’il a identifiés.
Or ce n’est pas le retour à l’Antique qui attire les voyageurs à Rome, ni les passions mondaines, mais bien des missions savantes, des éditions de catalogues, des constitutions d’inventaires, des recherches dans les bibliothèques et les collections, des opportunités de recherche et même le contact avec un savoir en cours d’élaboration.
Les bibliothèques romaines sont détentrices d’une extraordinaire culture livresque à portée internationale, d’une rareté et d’une ancienneté sans comparaison en Europe. Si des bibliothèques des couvents et celles des grandes familles aristocratiques ont un accès limité à quelques jours hebdomadaires, la bibliothèque Vaticane devient un modèle pour les bibliothèques publiques européennes. Les bibliothèques romaines offrent aux savants des inventaires de leur fonds dès 1760 qui facilitent grandement l’accès aux ouvrages. Beaucoup possèdent également des laboratoires et des observatoires astronomiques, proposant ouvrages et instruments.
«J’aime à cueillir sur le Colisée l’Acanthe et le Caprier, c’est un plaisir double en ce qu’il tient aux Antiquité et à l’histoire naturelle » François de P. Latapie, le 20 juin 1775
La diversité romaine des institutions d’enseignement, des universités aux Collèges, des collections des palais aristocratiques, mises à la disposition du public éclairé le séduit. Rome est de plus un laboratoire à ciel ouvert tant la ruralité est présente dans ses murs, par une interpénétration de la campagne dans la ville. Les naturalistes, botanistes et entomologistes jugent utile de travailler dans ce patrimoine naturel ainsi que dans les jardins botaniques de la Ville dotés de catalogues de plantes qui les déçoivent parfois par leur pratique culturale. Rome devient elle-même le lieu de création d’une culture encyclopédique en même temps qu’éclairée. En 1746, Benoît XIV crée des chaires nouvelles à l’université de la Sapienza permettant de diffuser la science expérimentale, les démonstrations et les principes mathématiques de Newton.
Rome renouvelle donc le savoir érudit. C’est évidemment le lieu de naissance de cette nouvelle science de l’Antiquité, où les philologues manifestent leur scepticisme ou leur étonnement face aux données transmises par les sources confrontées aux matériaux archéologiques et aux sites. Par leur séjour à Rome, ils donnent progressivement aux monuments du passé, tout autant médiévaux qu’antiques, une valeur historique éprouvée. Leur expertise leur permet de distinguer les statues antiques originales [querelle de l’Apollon du Belvédère] des copies postérieures conférant à Rome un rôle supplémentaire de capitale culturelle unique au monde dans son continuum reliant la Rome des papes à la Grèce classique. Les savants étrangers sont reconnaissants à l’égard de la papauté de soutenir la recherche sur les études orientales, prélude aux études de la période napoléonienne sur l’Inde et l’Orient lointain.
Toutefois la République des Lettres peut prendre des accents contemporains qui portent à l’action politique. L’abbé Morellet venu étudier les sources latines tomba sur un traité de l’Inquisition du XVIe siècle qui détermina sa critique de l’obscurantisme pontifical et l’encouragea à traduire en français le Traité des délits et des peines de Beccaria en 1766. Les recherches menées à Rome sur l’époque médiévale, nourrissent en cette fin du XVIIIe siècle, la science historique et le projet politique absolutiste en crise, qui cherchent en France le moyen de renforcer la légitimité de la monarchie par le revival des grands moments de la royauté médiévale s’opposant à la papauté. A de nombreux titres, Rome est un relais vers le temps présent.
L’auteur conclut en montrant qu’il ne faut pas perdre de vue la finalité profonde de cette multitude de recherches, l’utilité des savoirs techniques, scientifiques et littéraires pour assurer le Bonheur des hommes des Lumières.
Le prisme du carrefour romain montre le basculement fondamental en cette fin de XVIIIe siècle où l’universalisme profane tiré du passé antique prend le pas sur l’universalisme sacré de la Caput Mundi [p 538]. Les nouveaux objets d’étude contribuent à fabriquer une mesure universelle, une salubrité publique, la connaissance des âges de la terre, mais également la construction d’une science de l’homme. La circulation des savoirs et les séjours des hommes ont trouvé en Rome des moyens d’élaborer une connaissance universelle renouvelée et des dialogues entre les mondes contemporains, mais également des éléments de contestation dans le domaine politique.
« Rome n’est plus dans Rome, elle est tout à Paris » : ritournelle lors de l’arrivée à Paris en procession des collections romaines confisquées en juillet 1798
Gilles Montègre nous donne là un livre extrêmement riche et documenté sur la Rome du XVIIIe siècle. Le livre est servi par une écriture aisée, par d’excellents plans de repérage dans Rome et dans ses dernières pages, on découvre quelques beaux portraits de ces Français de Rome. Cet ouvrage donne un éclairage intense dans cette Rome du settecento souvent délaissée par les études historiques ou artistiques. Il redonne vie à cette société complexe et riche de contacts des Français de Rome. Il dépoussière considérablement la Rome pontificale et façonne le portrait d’une capitale culturelle attractive, dynamique, créative aux formes de sociabilité variées où les Français mais surtout les femmes jouent un rôle de premier ordre, ce qu’il est parfois important de démontrer….
Pascale Mormiche ©