Après avoir réédité le Journal de santé de Louis XIV en 2004, accompagné d’une préface La lancette et le sceptre, Stanis Perez donne une lecture critique et historique de ce Journal dans lequel « Le roi de page en page est purgé et chanté » disait Michelet en 1860. Dans ce qui est sa thèse (publiée chez Champvallon en 2007, rééditée en poche chez Perrin en 2010), Stanis Perez analyse avec brio l’aspect médical, curial et politique de Louis XIV utilisant comme chronologie du règne les maladies du roi.
Ce journal rédigé par trois médecins successifs qui suivent pendant 58 années la santé du roi est un document d’une lecture complexe: on pourrait y lire le rapport entre le médecin et son patient. N’y cherchons pas le contenu scientifique détaillé, le régime calorique, les diagnostics, les stratégies thérapeutiques mais bien l’analyse historique et culturelle de la proximité avec le corps du roi, des attentes réciproques du patient invincible et immortel avec son royaume.
Le Roi purgé
La première partie de l’ouvrage présente les âges de la vie avec la multitude de maladies royales. Le simple corps du roi a souvent été malade et a guéri: de la petite vérole de novembre 1647, après un relatif silence entre 1648 et 1651, du « mal le plus étrange » de 1655 (la blennorragie inavouable d’un roi vierge qui doit être apte à procréer), de la fièvre de Calais de 1658 avec l’emploi de l’antimoine sous le contrôle d’Antoine Vallot, de la Grande opération de la fistule par Antoine Daquin en 1686, des crises de goutte soignées par Fagon jusqu’à la dernière maladie.
Les médecins successifs mettent en action leur science qu’ils croient fiable sur le corps du roi, sujet médical et pathologique qui obéit à leurs ordonnances. L’A. choisit de mettre en avant dans une deuxième partie, l’œuvre des historiographes du corps royal avec leurs triomphes et les convalescences, les lacunes volontaires de la pathologie et les dissimulations de maux du corps royal. Il montre les enjeux scientifiques du grand Siècle, la médecine galénique qui doit céder le pas à la médecine chimique – Paris contre Montpellier déjà – qui permet de diminuer les purges et les saignées que le roi accepte avec réticence, la crainte des empoisonnements qui conditionne l’étiquette des dîners, le recours à des charlatans quand le pouvoir des médecins est à bout d’espérance, la rivalité entre ces intellectuels que sont les médecins et les artisans que sont les barbiers-chirurgiens. Il montre les limites des connaissances médicales pour l’homme le mieux et le plus soigné de France, qui devient chauve à la suite du typhus à dix-neuf ans, perd des dents, qui est marqué (légèrement) de la petite vérole et qui est affamé en raison de la présence d’un taenia. Mais il faut bien insister sur ce point : l’hygiène royale est publique dès le lever du roi et jusqu’à son coucher. Le roi a un corps public que contemplent les courtisans tous les jours de son règne. Toute la prophylaxie du Grand siècle est déployée avec soin sur la nourriture, les soins, les vêtements, les logements. Cependant les résidences royales encombrées sont des lieux de contamination et les brouillards rendent Versailles insalubre malgré les aménagements hygiéniques des jardins et des eaux.
Posture de Roi
Dans ce savoir encore largement hippocratique, le roi est traité comme un malade simple avec des remèdes du commun. Il a parfois une posture de sujet fuyant la maladie, refusant des soins et leurs incertitudes, mais le plus souvent une posture de roi méprisant les nécessités corporelles pour privilégier le métier de roi. Si Louis XIV s’expose volontairement aux risques liés à sa fonction de roi, il prend en revanche toutes les mesures nécessaires pour protéger ses enfants. L’A. aborde la question délicate pour la monarchie française du toucher des écrouelles, maladie réputée incurable mais guérissable au contact du corps du roi. Comment le roi malade peut-il être thaumaturge ? Il montre que le rituel s’adapte à l’état physique du roi. Le roi thaumaturge de Marc Bloch ne l’est que par moments et dans certaines conditions…
Les maladies du roi ne furent pas un secret d’État. D’une part, elles furent causées par le régime de vie du monarque. Le roi de guerre et le roi machine prend des risques militaires lors des batailles, des risques épidémiques et se fatigue lors des voyages. Le repas en public renseigne quotidiennement la cour sur la santé du roi. Il doit manger. Il doit donner l’image de l’opulence pour conjurer la hantise de la pénurie. Ses repas prenant une dimension presque eucharistique, il s’est forgé un appétit capable de supporter les excès (p255). Les prescriptions religieuses et médicales font alterner jours maigres et jours gras tout en entraînant une succession de vapeurs, de maux de tête et de dévoiement dont a souffert le roi tout au long de sa vie. Il s’en est rendu malade, est devenu diabétique en raison des désordres forcés de la table nécessaires au spectacle de cour.
D’autre part, les maladies du roi contribuent à une mise en scène du corps monarchique dans le corps de l’Etat. Dès le moindre soupçon de maladie, les ambitieux trépignent et les cabales vont bon train, les enjeux pour la succession agitent la cour et le royaume. Le roi met en scène son corps qu’il affirme guéri en tenant son conseil et se montrant au peuple. Les archiatres jouent un rôle fondamental en permettant le fonctionnement de l’Etat monarchique par leur fréquentation intime et constante du corps du roi. Leur responsabilité est énorme car une situation de refus de soin par le roi est embarrassante : à qui l’échec du remède est-il imputable ? l’archiatre est-il incompétent ? la stratégie de résistance du monarque ne peut être divulguée face au souci de la gloire monarchique ou du néo-stoïcisme chrétien.
Les maladies du Roi
Dans une dernière partie du livre, l’information sur les maladies du roi sort du cadre du Journal de santé du roi. Avant Stanis Perez, on n’avait pas pris conscience que le corps du roi remplissait les gazettes, les fêtes, les scènes ou les lettres qui parcourent l’Europe. Les stratégies de l’information concernant le corps du roi, ses maladies et ses convalescences sont la partie la plus inventive du livre. Les signes révélateurs de la santé du prince sont précieux car le système leur attribue une valeur symbolique très élevée (p 325). Elle se lit dans les Gazettes ou dans des publications extra-ordinaires qui annoncent souvent à posteriori la guérison d’un maladie dont le public n’avait pas eu connaissance. Les accidents deviennent une affaire publique au discours symbolique. Le roi se démet-il le bras d’une chute à la chasse, roi guerrier, il reste stoïque car il est un être supérieur qui soutient royalement la douleur tandis que les lecteurs sont appelés à faire preuve d’empathie entre monarque et sujet. Finalement, le bras du pouvoir reste inflexible, l’ordre est rétabli dans le corps du roi et du royaume. L’A. analyse efficacement la production des textes et d’images qui contribuent à une nouvelle forme de communication monarchique, créant l’actualité de la santé du prince conduisant à la personnalisation du régime voire plus, la corporalité du pouvoir monarchique.
Finalement le roi a utilisé sa santé comme révélateur de la relation avec ses sujets. L’A. fait une analyse sur la communication politique dont le concept est sans doute anachronique, mais dont le résultat est efficace. Il avance un fait intéressant sur le résultat de sa maladie de 1658 face aux positions prises par les princes et les courtisans hésitants, velléitaires, incertains de la guérison du roi, face aux rumeurs malveillantes des financiers qui jouent contre la guérison du roi. Celui-ci aurait compris qu’il faut une gestion de crise précise pour mesurer les nouvelles qui circulent, ou en diffuser de plus profitables pour le but recherché. Le roi affirme et active à ce moment (et non pas en souvenir de la Fronde) le lien de fidélité et de dépendance personnelle avec le monarque, en privant les Grands des postes clés et en les plaçant sous sa surveillance directe (p 361). Il tente d’éviter que des « maladies des dupes » ne se reproduisent en usant de propagande sur son exceptionnelle santé ou en restant discret sur des indispositions plus réelles. Dernière question pour la symbolique monarchique française: comment un homme-roi peut-il mourir alors que le roi de France ne meurt pas ?
La gestion de l’information a transformé les problèmes de santé de Louis XIV en révélateurs des vertus royales (p 380), mais encore plus en mobilisation de la piété populaire, en miracles de la guérison du roi célébrés dans de nombreuses villes du royaume de 1658 à 1687. Ces célébrations démonstratives deviennent un passage obligé de piété monarchique auxquelles s’obligent les notables, les serviteurs qui se veulent fidèles, les corps constitués, le clergé gallican rendant hommage de la Révocation, quelques grands ou familles nobles tentant de redorer un blason. Par leur fonction politique et symbolique, en investissant de manière éphémère et ponctuelle la ville, elles remplacent les entrées de villes et complètent le culte monarchique des places royales. La monarchie stimule même les relais provinciaux de la monarchie, favorisant par la publication imprimée par la poésie et les arts, par les périodiques à l’échelle du royaume, la concurrence entre les mécènes de la sacralisation civique de la santé royale. Exposé aux yeux de tous, le roi subit autant le regard de ses sujets qu’il impose le sien en tant que dispositif de contrôle de l’espace public (p 467).
Après les ouvrages sur les valets de chambre et les précepteurs, ce livre fait passer les médecins du statut de subalternes au château de Versailles, à celui d’essentiels car intégrés au système de la cour et indispensables au fonctionnement du pouvoir par leur accès direct au corps intime du roi. Leur regard sur le roi est différent de celui des courtisans ou des membres du clergé à l’investigation spirituelle car ils participent à la prise en compte sanitaire de l’individu, à la mise en place du souci de soi et du dispositif de surveillance du roi. Mais ces valeurs sanitaires se heurtent aux valeurs politiques de la persuasion et de la représentation. Alors que les archiatres observent le corps du roi, leur savoir se constitue scientifiquement grâce à des procédures d’investigation que devront encore attendre Claude Bernard. Le voir se transforme en savoir (p 214). Inversement, le savoir sur le prince à la cour se substitue en voir et en représentation curiale fondamentale du fonctionnement de la cour de Louis XIV. L’étiquette et le fonctionnement de la monarchie incarnés dans le roi ont contribué à le rendre malade.
Le corps sacré du roi subsiste dans l’imaginaire de la monarchie même s’il se révèle être de plus en plus un corps médicalisé. Selon les vœux de Michelet, Stanis Perez fait apparaître avec ce livre facile à lire et passionnant, la biohistoire du roi de chair et de sang, synthèse déterminante de l’historiographie royale entre médecine et pouvoir.
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