Avant d’avoir eu vent de ce livre, je pensais déjà beaucoup de mal de la publicité. L’avoir vu traîner chez des amis journalistes avec ce titre curieux, dans un maquette monochrome et un peu terne si mes souvenirs sont fidèles, je le retrouve toujours aux mêmes éditions Verticales, dans une couverture rouge vif avec ce petit motif emprunté à la chaîne Histoire : une faucille et un marteau se transformant peu à peu en M[acDonald].
Entre temps, mon intérêt a été renouvelé par le renvoi qu’en faisait le site www.antipub.net, découvert par l’intermédiaire de l’excellente et roborative revue « Casseurs de pub » (parution difficile, irrégulière et controversée). Il est normal d’expliciter ses choix de lecture, y compris par la petite histoire des rencontres avec le livre.
La place majeure qu’occupe la publicité dans les univers mentaux de nos enfants et de nos élèves fait aussi de cette lecture le passage obligé d’un questionnement civique et politique, pour les enseignants de tous poils, pour des élèves de terminale ou des étudiants. La publicité est avec la télévision, l’entreprise ou la politique un des objets d’ignorance (volontaire ?) de l’école. Ce texte apporte, dans ce contexte, une contribution pleine de pertinence.

Que penser de la publicité aujourd’hui ?

Dominique Quessada, qui travaille (semble-t-il, et l’éditeur aurait avantage à expliciter la position de l’auteur) dans le secteur de la publicité, partage son propos en deux parties, l’une sur la dilution du politique dans la communication, l’autre sur la confiscation du langage par les marques. Le titre finalement décrit ce qu’il appelle l’autophagie : nous consommer nous-mêmes. Cette autophagie passe par un travail d’imposition (« la publicité consiste fondamentalement en la création et la définition de territoires auxquels adhèrent des personnes »), également par un esprit de communion. C’est l’objet publicitaire, facteur de grégarité, qui fabrique des sujets.
Bon, là, je m’arrête un peu sur l’écriture de Quessada et notre capacité à lire autre chose que les tableaux annuels de l’économie mondiale. Peut-être Dominique Quessada en écrivant fait-il trop son philosophe, peut-être qu’une formulation plus explicite, graphique pourquoi pas exprimerait davantage la pertinence des idées. Son écriture relève d’un choix’, mais celui-ci élève le ticket d’entrée pour le lecteur, l’écriture se cherche dans l’idée.

La publicité s’avère « un mode d’organisation et de régulation du lien social » pour une société formée d’individus reliés mais non liés, dont l’existence est fondée sur un principe d’adhésion temporaires à des identités révocables, celles des marques.

L’état ultime du politique

Je ne vais pas faire un résumé du livre, mais plutôt signaler ce qui me semble les apports les plus significatifs de l’auteur à ce débat contradictoire sur la publicité, et d’abord, sur la publicité comme lobby néo-libéral en lutte contre la « menace réglementaire ». En effet, l’extension récente de la liberté d’expression des individus aux entreprises (freedom of commercial speech) est bien mise en évidence : constat du sens commun, la liberté d’expression des entreprises est-elle légitime, constitutionnelle, etc.…? Beau sujet d’interrogation. D’autant plus que la publicité qui fait vivre maintenant la quasi-totalité des moyens d’informations verrouille tout débat à ce sujet. Pour les publicitaires patentés, « choisir et acheter des biens sont les formes les plus pures de la liberté individuelle, et par extension, de la vie démocratique.
Dogme de la communication, guerre mondiale par le discours, machine de guerre du discours, complexe militaro-médiatique (l’internet étant une des modalités récentes du phénomène), dépassement et transgression des espaces politiques nationaux, concentration (1999, les 4 plus grandes centrales d’achat multinationales réalisent les 2/3 de l’achat des médias en France, les 20 premières agences 90 % du marché mondial), réactions identitaires ( fragmentation) à cette globalisation, lien entre économie, image et discours.
« est décrété juste pour la société ce qui est bon pour l’entreprise » La publicité s’avère alors comme l’accompagnement symbolique du transfert de pouvoir du politique vers l’économique, son « mystère » en quelque sorte.
Le hors-média, la publicité partout, tout le temps (sponsoring, bartering) en très forte croissance comme dissolution de toutes frontières, comme négation même du principe de différenciation. Pour nous, edutainment (éducation et entertainment).

Les opérateurs politiques de la publicité

Cette deuxième partie consacrée au langage est tout aussi intéressante : le langage domestiqué, industrialisé, comme partie intégrante du produit. « La publicité apparaît ainsi comme le mode de production, de distribution et de consommation de ce produit industriel qu’est devenu le discours. Description de l’intérieur du processus de fabrication d’une publicité, dans le cadre d’une division du travail très poussée. « Avec la publicité, on assiste à la première tentative de prise en charge globale et de réduction industrielle de la potentialité subversive du langage (…) La publicité reconnaît le pouvoir immense du langage; son projet est d’abord de réduire, puis d’appliquer ce pouvoir, afin de mettre sa puissance au service de l’industrie » Reflexion sur la marque comme emblème et facteur de socialisation, la « mode, cette soumission qui se présente comme une liberté », la traque à la contrefaçon comme illustration de la pureté des marques, l’amour du nom « les marques c’est de la colle ».
Où chercher les causes de cette soumission volontaire des individus (long travail en lien avec les idées de la Boétie), si ce n’est dans le pouvoir du langage et le narcissisme social, la chaîne de l’identification de chacun au tyran [de la Boétie] ? Les publicitaires sont les opérateurs matériels assurant la diffusion de la tyrannie de la marque, ses courroies de transmission.
Je terminerai sur ce passage un peu douloureux de la page 157 : »Chaque homme qui accepte une marque montre qu’il en subit la tyrannie; et l’acceptant, il ne peut faire autrement que soutenir et transmettre la tyrannie. Ainsi il la propage. Chaque homme arborant une marque se tient dans la servitude volontaire, et ne peut faire autrement que la transmettre. De ce point de vue, bien qu’à des degrés divers, tout porteur d’une marque fait aussi la publicité de la tyrannie. »

Conclusion
L’idéal adamique, le monde comme un grand corps, la gestion normative des corps comme celle du corps social, le Grand Corps décrivant fantasmatiquement la géographie du monde d’aujourd’hui. Et j’ajouterai volontiers à toutes les échelles. Si vous êtes arrivé jusque là, bravo, c’est que vous aurez le temps de lire « la société de consommation de soi », pour en discuter.
Certes il serait facile de renvoyer Dominique Quessada vers ses pairs plus ou moins illustres (mais s’y reconnaîtrait-il ?), conviviaux, situationnistes, psychologues de masse du fascisme, psychogéographes, tous philosophes certainement, mais il est clair que la situation actuelle est totalement inédite, et que l’apport de l’auteur est original et offre des clefs d’analyse et de réflexion passionnantes et innovantes.
Je reformule ainsi les deux questions qui m’ont semblé émerger de ma lecture très personnelle. La liberté d’expression des individus étendue aux entreprises est-elle légitime ? N’y a-t-il pas là au contraire un bel exemple de distorsion de concurrence (c’est moi qui prolonge l’idée) et un enjeu majeur des luttes politiques futures ?
Comment discuter de la publicité sans en être, sans y être en même temps jusqu’au cou, puisque la publicité est devenue une partie du langage ? Comment s’en sortir ?
Dominique Quessada prépare un nouveau livre intitulé « L’esclavemaître (Philocité et Publisophie) » aux mêmes éditions Verticales. A suivre.

Par Frédéric Barbe