La photographie de « la tondue de Chartres », prise par Robert Capa le 16 août 1944, est mondialement connue, reproduite dans de très nombreux journaux ou magazines, ouvrages scolaires ou historiques. Elle est emblématique de l’épuration sauvage et de l’humiliation qui fut faite à plus de 20 000 femmes en France.
Cet ouvrage est intégralement consacré à une recherche minutieuse, méthodique et approfondie des circonstances et des conditions de réalisation de cette photographie, de la personnalité et de l’itinéraire politique et personnel de la femme qui en est le centre, de son procès et de sa vie ultérieure. Les auteurs sont à la fois des historiens et des habitants de Chartres qui connaissent la ville et le quartier et qui ont été en mesure de mener une enquête qui jusqu’alors s’était avérée impossible pour tout ceux qui l’avaient entreprise.
La photographie de « La tondue de Chartres » de Robert CAPA mondialement connue
« Deux destins extraordinaires se retrouvent dans la photographie de la tondue de Chartres. Celui de cette jeune femme au crâne rasé, indifférente à la foule qui l’a conspue ce 16 août 1944, jour de la libération, fixant son bébé. Et celui de l’auteur du cliché, Robert Capa, pionnier du photo journalisme de guerre ».
Génèse d’une célèbre photographie
Robert Capa est l’un des six photographes engagés par le magazine Life pour couvrir le débarquement allié en Normandie. La troisième armée américaine du Général Patton arrive à Chartres le 16 août 1944. Depuis le matin, des éléments des FFI ont arrêté et rassemblé des « collabos », hommes et femmes dans la cour de la préfecture. Un résistant, coiffeur de son état, a procédé à la tombe de 11 femmes accusées de « collaboration horizontale ». Robert Capa parvient à s’introduire dans la préfecture et prend plusieurs clichés. Dans le milieu de l’après-midi on décide d’évacuer les tondues ; Capa se tient à un mètre en retrait du premier groupe et prend plusieurs photos. Puis il court se placer en avant de la procession, se plante au milieu de la chaussée pavée, et prend le dernier des huit clichés des femmes tondues qu’il a réalisés ce jour-là. C’est la photo la plus célèbre.
Analyse et histoire de cette photographie
« Au centre de la photographie, Simone Touseau, jeune femme de 23 ans, complètement rasée et le front marqué de deux cercles au fer rouge, porte de son bébé d’à peine trois mois. Au premier plan sur la droite, Georges Touseau, son père, reconnaissable grâce à son béret et au gros baluchon qu’il porte, a les yeux baissés. Derrière lui, on distingue Germaine, son épouse, qui porte des lunettes, tondue elle aussi… On remarque deux policiers en tenue (…), manifestement détendus : ils tiennent chacun une cigarette. Un troisième policier sans son uniforme, chemise blanche et cravate, le visage grave, se tient derrière cette famille exhibée. Une majorité de femmes compose la foule des civils rigolards et vengeurs. L’attention est attirée autant par le nourrisson par la mère au crâne rasé. Celle-ci n’a d’yeux que pour son enfant. »
Après la guerre, la photo de « la Tondue » connaît une célébrité grandissante et fait de la jeune femme une véritable icône des victimes de l’épuration sauvage ; mais dans le même temps, son identité et son histoire s’enfoncent dans l’oubli. La photo a fait le tour du monde mais à Chartres le sujet est tabou et tous ceux qui voulurent enquêter sur ce sujet virent les portes des habitants du quartier se fermer à leurs questions. Les auteurs ont donc entrepris une étude exhaustive des sources disponibles, sources écrites, en particulier le dossier d’instruction du procès en cour de justice, mais aussi sources orales, méthodiquement recoupées.
« Les Touseau ou l’histoire d’un déclassement »
« Au printemps 1913, l’union entre Georges Touseau et Germaine Villette suscite beaucoup d’espoirs tant le couple ambitionne de s’élever socialement, grâce à la prospérité escomptée de la crémerie parisienne cédée par les parents Touseau ». Mais Georges part à la guerre, Germaine gère mal la boutique, le commerce périclite. C’est la faillite. Le couple quitte la capitale et s’installe à Chartres ou Georges devient artisan électricien et où Simone naît le 19 août 1921. En 1925, seconde tentative commerciale avec l’ouverture d’une crémerie. Seconde faillite. Georges se retrouve manœuvre puis ouvrier, « le processus de prolétarisation est enclenché ».
Simone Touseau, amoureuse d’un soldat allemand, admiratrice du nazisme
Simone est une brillante élève ; elle obtient son brevet élémentaire, puis le brevet d’enseignement primaire supérieur, et enfin en 1941, son baccalauréat sciences, langues vivantes et philosophie. « Simone et subtile, vive, mais également orgueilleuse et arrogante disent d’elle trois témoins soucieuses d’anonymat (…) Le déclassement de sa famille l’affecte profondément et agit sur elle comme un puissant révélateur d’injustices et de frustration (…) Elle en vient à admirer l’ordre nazi synonyme de régénération. » S’ouvre alors pour elle une fuite en avant faite de provocations et de transgressions ; elle devient «la délurée », « la fille facile ». Ayant obtenu son baccalauréat, elle accepte une offre d’emploi comme interprète dans les services administratifs de la Wehrmacht.
Elle y rencontre Erich, le responsable de la librairie militaire, de 12 ans son aîné, qui devient son amant et qui désormais fréquente régulièrement la table familiale. Cette relation échappe d’autant moins au voisinage que Simone s’affiche volontiers. Simone devient ensuite interprète mais celui qu’elle appelle son « fiancé » part le 5 novembre 1942 pour le front soviétique. C’est alors que Simone, décide d’adhérer au Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot. « On ne saurait réduire l’engagement partisan de Simone Touseau à une fuite en avant suicidaire ; il traduit une conviction profonde est implacable (…) Simone conçoit bien son adhésion comme une contribution à l’effort de guerre nazi, le dernier rempart contre le bolchevisme, l’ennemi mortel de la civilisation occidentale. »
Apprenant au milieu de l’été 1943, que son fiancé a été blessé en Russie et rapatrié dans un hôpital militaire de la région de Munich, elle sollicite et obtient un emploi de travailleuse volontaire à Munich. Elle le retrouve, et découvre au mois d’octobre 1943 qu’elle est enceinte. Décidé à se marier, le couple se heurte à la bureaucratie nazie. Simone se voit même contrainte de rentrer en France et est de retour à Chartres en décembre 1943. Quand elle annonce à sa famille qu’elle est enceinte, son père tente de l’étrangler. Elle vit plusieurs mois cloîtrée dans sa chambre, passant son temps à écrire à son amant ou à lire les courriers qu’il lui envoie. Elle accouche le 23 mai 1944 à l’Hôtel-Dieu car son père a refusé qu’elle le fasse dans la maison familiale.
FR3 : La tondue de chartes, Magazine sur la photo de Robert CAPA
Les Touseau, de dangereux collabos ?
Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, autour du domicile des Touseau, cinq chefs de famille sont arrêtés par la police de sûreté allemande. Ils ont été dénoncés comme « ennemis de l’Allemagne », accusés d’écouter la BBC. Si l’un est relâché très vite, les autres sont enfermés dans le quartier militaire allemand, transférés à Orléans puis à Compiègne, et enfin déportés au camp de concentration de Mauthausen d’où deux d’entre eux ne reviendront pas.
Très vite le voisinage accusera la famille Touseau d’être à l’origine de la dénonciation. Aussi le 16 août 1944, la famille est-elle arrêtée, et conduite avec d’autres « collabos » dans la cour de la préfecture. Simone et sa mère sont tondues ; Simone est marquée au front avec un fer rougi au feu qui laisse une marque boursouflée. Elle fut à Chartres la seule à subir ce traitement, mais ailleurs en France on retrouve la pratique des mêmes sévices lors de la tonte des femmes. Elle réclame son enfant qui a besoin d’être allaité ; sa requête est acceptée, ce qui explique qu’elle porte son enfant dans ses bras lorsque se constitue le cortège des tondues, promenade vexatoire sous les insultes et les quolibets.
Accusations et procès de la « tondue de Chartres »
Lorsque l’épuration légale se substitue à l’épuration sauvage et que se mettent en place une cour spéciale de justice et une chambre civique, Simone Touseau est convoquée au commissariat de police de Chartres, suite à une plainte déposée par trois voisines qui l’accusent d’être à l’origine des arrestations de leur mari. Simone Touseau reconnaît avoir appartenu au PPF, être partie en Allemagne pour y travailler, avoir été enceinte d’un Allemand, mais elle nie absolument être une dénonciatrice. Sa mère accusée elle aussi, nie également.
La mère et la fille sont incarcérées à la prison de Chartres, puis transférées au camp de Pithiviers. La sœur de Simone s’occupe du bébé, multiplie les démarches et trouve un avocat qui va beaucoup se dépenser pour défendre ces deux femmes, qui sont accusées d’avoir commis un crime passible de la peine capitale. Il y parviendra et un non-lieu sera finalement prononcé en novembre 1946, en l’absence de preuve irréfutable. Simone Touseau sera néanmoins condamnée à 10 ans d’indignité nationale par la chambre civique.
Les auteurs ont reconstitué l’histoire personnelle de Simone Touseau après cette condamnation ; ce fut « une longue descente aux enfers ». Ostracisée par son entourage, minée par la dépression, elle sombra dans l’alcoolisme et mourut à 45 ans en 1966. Sa soeur éleva puis adopta celui qu’ils appellent « le bébé ». Une longue et patiente recherche leur permis de le retrouver et de porter à sa connaissance le fruit de leurs recherches (qui conduisent à penser que Simone ne serait pas la dénonciatrice). Cette personne est « absolument convaincue de l’innocence de (…) sa mère et de sa grand-mère » et sa famille ignore tout de cette histoire. Les auteurs se sont engagés à ne jamais dévoiler à quiconque son identité.
On l’aura compris, il ne s’agit pas d’une nouvelle étude sur l’épuration sauvage et sur la tonte des femmes à la Libération mais d’une enquête historique et quasiment policière, méthodique, mesurée et pratiquement exhaustive qui nous fait appréhender une situation très particulière, immortalisée par une photographie devenue emblématique. Ajoutons que ce petit livre, bien construit et agréable à lire, est enrichi d’un cahier central présentant sept clichés pris par Robert Capa le 16 août 1944, dont la célèbre photo en double page centrale.
Archive INA : La tondue de Georges Brassens
© Joël Drogland